La lettre juridique n°392 du 22 avril 2010 : Baux commerciaux

[Jurisprudence] De la fraude en matière de bail dérogatoire

Réf. : Cass. civ. 3, 8 avril 2010, n° 08-70.338, Société Jasmin "P'tit Mec et P'tite Nana", FS-P+B (N° Lexbase : A5821EU7)

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par Julien Prigent, Avocat à la cour d'appel de Paris, Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Baux commerciaux"

le 07 Octobre 2010

La fraude commise lors de la conclusion de baux dérogatoires successifs interdit au bailleur de se prévaloir de la renonciation du preneur au droit à la propriété commerciale et suspend le délai de prescription de l'action de ce dernier tendant à voir reconnaître le bénéfice du statut des baux commerciaux. Tel est l'enseignement d'un arrêt de la Cour de cassation du 8 avril 2010. En l'espèce, par acte du 24 novembre 1999, des locaux à usage commercial avaient été donnés à bail à une société pour une durée de vingt-trois mois s'achevant le 31 octobre 2001. Par un deuxième acte du 7 octobre 2001, le bailleur avait donné à bail à l'associée majoritaire de la société initialement locataire les mêmes locaux pour la même durée s'achevant le 6 octobre 2003. Enfin, par un troisième contrat, le bailleur avait donné de nouveau à bail les mêmes locaux à la société preneur du premier bail pour une durée de vingt-trois mois s'achevant le 6 septembre 2005. Le propriétaire avait manifesté le 20 octobre 2005 son intention de mettre fin à ce dernier bail. La société locataire l'avait alors assigné pour se voir reconnaître le bénéfice du statut des baux commerciaux.


I - Sur l'éviction du statut des baux commerciaux par la conclusion d'un bail dérogatoire

Le statut des baux commerciaux est, pour ses dispositions essentielles, d'ordre public (C. com., art. L. 145-15 N° Lexbase : L5743AIK et L. 145-16 N° Lexbase : L5744AIL). Cependant, ce statut offre lui-même la possibilité aux parties d'y déroger, dès la conclusion du bail, à certaines conditions. Elles peuvent, en effet, en application de l'article L. 145-5 du Code de commerce (N° Lexbase : L2320IBK) conclure un bail dérogatoire au statut. Le bail dérogatoire était, sous l'empire de l'ancienne rédaction de l'article L. 145-5 du Code de commerce, un bail "initial, unique et d'une durée de deux ans au plus" (1).

Lorsque le preneur reste et est laissé en possession des lieux par le bailleur, il se crée alors automatiquement un nouveau bail soumis au statut des baux commerciaux. De la même manière, et avant sa modification par la loi n° 2008-776 du 4 août 2008, de modernisation de l'économie ("LME" N° Lexbase : L7358IAR), si les parties renouvelaient ou concluaient un nouveau bail, ce dernier s'y trouvait soumis, même si la durée totale des baux conclus était inférieure à deux années (2).

Au motif que l'article L. 145-5 du Code de commerce n'opère aucune distinction entre bailleur et preneur, la Cour de cassation a reconnu également au bailleur la possibilité de se prévaloir de la création d'un bail commercial en présence d'un preneur qui est resté en possession des lieux à l'expiration du bail dérogatoire (3).

L'article 44 de la "LME" a modifié l'article L. 145-5 du Code de commerce. Le nouveau texte dispose désormais que "les parties peuvent, lors de l'entrée dans les lieux du preneur, déroger [au statut] à la condition que la durée totale du bail ou des baux successifs ne soit pas supérieure à deux ans". L'adjectif "totale" concerne la durée des baux successifs : un bail dérogatoire peut donc avoir une durée de deux ans ou moins. Dans ce dernier cas, plusieurs baux peuvent être conclus, à la condition que la somme de leur durée soit au plus égale à deux ans.

L'article L. 145-5 du Code de commerce n'a pas été modifié, par ailleurs, en ce qu'il prévoit qu'à l'expiration de cette durée (implicitement et, désormais, en présence de plusieurs baux dérogatoire, la durée totale des baux successifs), il s'opère un nouveau bail régi par le statut des baux commerciaux si le preneur reste et est laissé en possession des lieux.

Il a été ajouté un troisième alinéa à l'article L. 145-5 du Code de commerce pour limiter l'hypothèse d'application du statut des baux commerciaux, en cas de renouvellement exprès ou de conclusion d'un nouveau bail, à celle où un tel acte serait conclu "à l'expiration de cette durée", sous-entendu, celle du bail initial ou, en cas de successions de baux dérogatoires, la somme de la durée de chacun de ces derniers.

Sous l'empire de l'ancienne rédaction de l'article L. 145-5 du Code de commerce, la jurisprudence avait reconnu aux parties la possibilité d'échapper à la création d'un bail commercial en dépit du maintien dans les lieux du preneur et de conclure un nouveau bail dérogatoire en s'appuyant sur la théorie de la renonciation à un droit acquis.

Cette solution devrait toujours prévaloir sous l'empire de la nouvelle rédaction pour les cas où le preneur serait resté et laissé en possession à l'expiration de la durée autorisée du ou des baux dérogatoires.

II - Sur la possibilité pour les parties de renoncer à un droit acquis à se prévaloir du bénéfice du statut des baux commerciaux

En principe, une fois le bail dérogatoire expiré, la conclusion d'un nouveau bail, entre les mêmes parties et sur le même local, sous réserve de la nouvelle faculté de conclure plusieurs baux dérogatoire dans la limite d'une durée totale de deux années (voir ci-avant), entraîne l'application du statut des baux commerciaux (4). Le fait que le preneur soit resté en possession des lieux à l'expiration du bail dérogatoire, sans opposition du bailleur, emporte également à lui seul la création d'un bail commercial (5).

Cependant, la Cour de cassation a rapidement admis que les parties pouvaient valablement renoncer à la faculté d'invoquer le bénéfice d'un bail commercial à la condition que le droit soit né.

Il a ainsi été jugé que les parties pouvaient conclure un nouveau bail échappant aux dispositions du statut des baux commerciaux dès le premier jour suivant la date à laquelle le bail dérogatoire a expiré, "le bénéfice du [statut des baux commerciaux] étant acquis" et le locataire pouvant y renoncer en pleine connaissance de cause (6). En revanche, tant que le bail dérogatoire n'est pas expiré, le droit n'est pas né et les parties ne peuvent valablement y renoncer (7).

La renonciation à se prévaloir du statut des baux commerciaux doit être effectuée par les deux parties (8) et être non équivoque (9). A cet égard, et bien que le contraire ait pu être précédemment jugé, la seule conclusion d'un nouveau bail dérogatoire ne vaut pas à elle seule renonciation (10).

Dans l'arrêt rapporté, le bailleur tentait d'invoquer la renonciation du preneur à se prévaloir du statut des baux commerciaux. En effet, lorsque le troisième bail dérogatoire avait été conclu, celui qui avait été initialement conclu avec la société locataire était expiré. Les parties pouvaient en conséquence a priori conclure un nouveau bail échappant au statut des baux commerciaux en renonçant à leur droit à se prévaloir de l'application du statut des baux commerciaux, droit né à compter de l'expiration du premier bail dérogatoire. En outre, dans l'intervalle, un bail dérogatoire avait été conclu avec (en apparence seulement) un autre preneur. Cependant, la Cour de cassation refuse au bailleur la possibilité de se prévaloir d'une renonciation du preneur à ses droits en raison de la fraude qu'il avait commise.

III - Sur les effets de la fraude en matière de bail dérogatoire

Il n'est pas rare de voir les bailleurs tenter d'échapper aux dispositions impératives du statut des baux commerciaux. Les preneurs peuvent aussi avoir intérêt à tenter d'éluder ces dispositions dans la mesure où un bail commercial les engage, au minimum, pour une durée de trois années (C. com., art. L. 145-4 N° Lexbase : L0803HPG).

La Cour de cassation sanctionne les montages qui, derrière les apparences, consistent en réalité à conclure plusieurs baux dérogatoires entre les mêmes parties et sur les mêmes locaux, sans qu'une renonciation régulière au bénéfice du statut ait eu lieu. Ainsi, le preneur qui s'est vu initialement consentir un bail dérogatoire, puis qui reste dans les lieux à la suite d'un nouveau bail conclu avec un prête-nom, s'est vu reconnaître le droit d'invoquer le bénéfice d'un bail commercial (11).

Dans l'arrêt rapporté, la Haute juridiction affirme qu'en concluant un deuxième bail dérogatoire avec l'associée majoritaire de la société initialement locataire, le bailleur avait agi en fraude de ses droits. A cet égard, elle relève que l'associée majoritaire, qui n'était pas immatriculée au registre du commerce et des sociétés, justifiait que le commerce exploité était resté le même, avec la même enseigne, qu'elle avait réglé les loyers, notamment en 2003, qu'elle avait toujours payé l'électricité, le téléphone et la taxe professionnelle et que le bailleur avait agi en fraude des droits de la société locataire en concluant en toute connaissance de cause un deuxième bail dérogatoire avec un prête-nom.

La fraude a également été retenue en présence de la conclusion de quarante baux successifs pendant une durée de plus 3 ans, portant sur des locaux commerciaux qualifiés faussement "d'emplacements" (12).

L'existence d'une fraude permet au preneur, dont les droits ont été éludés, de se prévaloir d'un bail commercial (13). Dans son arrêt du 8 avril 2010, la Cour de cassation a ainsi constaté la création d'un bail commercial à l'issue de l'expiration du bail dérogatoire initial.

De surcroît, il faut peut-être y voir une application de l'adage fraus omnia corrumpit, le bailleur ne pourra se prévaloir de la prescription de l'action du preneur tendant à voir constater la création d'un bail commercial à l'issue du bail dérogatoire. C'est un apport de la décision commenté. En effet, dans la mesure où cette demande se fonde sur une disposition du statut des baux commerciaux, elle devrait être soumise à la prescription biennale de l'article L. 145-60 du Code de commerce (N° Lexbase : L8519AID) (14). Il a ainsi été jugé que le preneur dispose d'un délai de deux années à compter de l'expiration du bail dérogatoire pour revendiquer le bénéfice des dispositions de l'alinéa 2 de l'article L. 145-5, à savoir, la création d'un bail soumis au statut des baux commerciaux (15). Cependant, et selon l'arrêt rapporté, la fraude commise par le bailleur a suspendu la prescription pendant la durée du bail conclu avec le prête-nom, permettant en l'espèce au preneur d'échapper à la prescription de son action.

Il a été par ailleurs jugé que la convention dite "d'occupation précaire", consécutive à cinq conventions successives pareillement dénommées et conclues soit avec le véritable preneur, soit avec une personne qui s'est dit prête-nom, était frauduleuse comme conclue pour faire échec à l'application du statut légal des baux commerciaux. Au visa du principe selon lequel la fraude corrompt tout, la Cour de cassation a affirmé que le bailleur n'était pas recevable à invoquer contre l'occupant une clause de la convention frauduleuse régulatrice du droit de cession protégé par l'article L. 145-16 du Code de commerce (N° Lexbase : L5744AIL) (16).


(1) J.-P. Blatter, Les conventions exclues du statut des baux commerciaux, Rev. Loyers, 2004, p. 64.
(2) Cass. civ. 3, 21 mars 2006, n° 05-10.149, Société Alexime c/ Mme Isabelle, F-D (N° Lexbase : A8056DNP).
(3) Cass. civ. 3, 27 avril 1988, n° 87-11.667, Société civile immobilière Saint-Claude c/ Société Vitrage isolant technique (N° Lexbase : A8437AAQ).
(4) Cass. civ. 3, 20 décembre 1977, n° 75-13.899, Leboeuf c/ Arnal (N° Lexbase : A7183AG7) ; Cass. civ. 3, 20 avril 2005, n° 03-20.357, Mme Nadine Cau, épouse Bouet c/ Société Aldiva, FS-D (N° Lexbase : A9629DH4).
(5) Cass. civ. 3, 25 novembre 1975, n° 74-13.075, Consorts Rolland c/ Pousset, SA Gaston Pousset (N° Lexbase : A7109AGE) ; Cass. civ. 3, 8 octobre 1986, n° 85-11.962, M. Garcia c/ Epoux Chevalier (N° Lexbase : A5187AAD) ; Cass. civ. 3, 6 novembre 2001, n° 00-13.943, Société Vacances Educatives, F-D (N° Lexbase : A0468AXM).
(6) Cass. civ. 3, 20 février 1985, n° 83-15.730, Consorts Ruberti c/ Mme Raibaud (N° Lexbase : A7645AGA).
(7) Cass. civ. 3, 7 février 1996, n° 94-11.909, Epoux Doyat c/ M. Licciardi et autre (N° Lexbase : A9653AB7) ; Cass. civ. 3, 21 novembre 2001, n° 00-14.761, Société civile immobilière (SCI) Alsace entrepôts c/ Société Alsacienne de supermarchés (SASM), FS-D (N° Lexbase : A2032AXK) ; Cass. civ. 3, 12 décembre 2006, n° 05-20.242, Mme Colette Bear, F-D (N° Lexbase : A9094DSM).
(8) Cass. civ. 3, 24 novembre 2004, n° 03-12.605, Société Brand Nord-Picardie c/ Société Base de Chaulnes, FS-P+B (N° Lexbase : A0339DEB).
(9) Cass. civ. 3, 15 juin 1976, n° 75-11.313, Consorts Fracchia c/ Dame Robert (N° Lexbase : A7133AGB) ; Cass. civ. 3, 24 novembre 2004, n° 03-12.605, préc..
(10) Cass. civ. 3, 19 novembre 2003, n° 02-15.887, Société Théâtre Le Rex c/ Mme Danielle Montoudis, FS-P+B (N° Lexbase : A2035DAM).
(11) Cass. civ. 3, 15 juin 1976, n° 75-11.313, Consorts Fracchia c/ Dame Robert (N° Lexbase : A7133AGB) ; Cass. civ. 3, 9 février 1994, n° 91-21.907, Mme Vaillard et autre c/ Mme Gondon et autre (N° Lexbase : A8492AGM) ; Cass. civ. 3, 5 juillet 1995, n° 93-11.436, Mme Victoria Carassonglou, veuve Goubert c/ M. Frédéric Comte et autres (N° Lexbase : A8030AHU).
(12) Cass. civ. 3, 24 janvier 1996, n° 94-10.322, Société européenne de supermarchés et autre c/ M. Amesz (N° Lexbase : A9590ABS).
(13) Cass. civ. 3, 15 juin 1976, n° 75-11.313, préc..
(14) Voir, par ex., pour une action tendant à voir qualifier de bail commercial un contrat de location-gérance, Cass. civ. 3, 29 octobre 2008, n° 07-16.185, Mme Chantal Arambel, FS-D (N° Lexbase : A0591EBI).
(15) CA Paris, 16ème ch., sect. A, 29 novembre 2006, n° 05/03451, Marina c/ Chazar ; AJDI, 2007, p. 199.
(16) Cass. civ. 3, 1er avril 2009, n° 07-21.833, M. Michel Yang Ting, FS-P+B (N° Lexbase : A5140EE4).

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