La lettre juridique n°330 du 11 décembre 2008 : Rémunération

[Jurisprudence] Annulation d'une "retraite chapeau" : le juge au secours de la société débitrice

Réf. : CA Paris, 3ème ch., sect. A, 7 octobre 2008, n° 07/09681, SA Carrefour c/ M. Daniel Bernard (N° Lexbase : A9166EAQ)

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010


A l'heure où les "parachutes dorés" versés à certains dirigeants sociaux apparaissent plus que jamais sur la sellette, la décision rendue par la cour d'appel de Paris le 7 octobre 2008 prend un relief particulier (1). Etait en cause, en l'espèce, non pas une indemnité de cette nature, mais une retraite dite "chapeau", qui peut, toutefois, entraîner le versement de sommes tout aussi astronomiques. S'il n'est pas totalement injuste de blâmer les bénéficiaires de telles rémunérations différées, l'arrêt rapporté enseigne que c'est, surtout, l'attitude des organes sociaux, prenant de tels engagements au nom de la société, qu'il convient de critiquer. Encore est-il heureux, pour cette dernière, que le juge puisse utilement, pour ne pas dire téléologiquement, mobiliser certains textes légaux afin d'annuler l'engagement litigieux.


Résumé

L'attribution d'une "retraite chapeau" doit être soumise à la procédure des conventions réglementées dès lors qu'elle n'a pas eu pour contrepartie des services particuliers rendus à la société pendant l'exercice des fonctions par le président et que l'avantage accordé n'est pas proportionné à ces services et constitue une charge excessive pour la société.

Commentaire

I - L'avantage consenti au dirigeant social

  • Le régime de retraite supplémentaire en vigueur dans l'entreprise

Etait en cause, en l'espèce, M. B., qui avait exercé les fonctions de président du conseil d'administration de la SA Carrefour entre octobre 1992 et le 4 février 2005, date de prise d'effet de sa démission, intervenue lors de la réunion du conseil d'administration du 3 février 2005.

Bénéficiaire potentiel du régime de retraite supplémentaire en vigueur au sein du groupe Carrefour, M. Bernard n'était, cependant, pas en droit d'y prétendre. En effet, lors de sa démission, il était âgé de 58 ans. Or, classiquement, le droit à retraite supplémentaire était subordonné à la présence de l'intéressé dans l'entreprise à la date de liquidation de ses droits à la retraite, qui ne pouvait intervenir avant l'âge de 60 ans. L'ancien dirigeant faisait, toutefois, valoir que le conseil d'administration de la société avait souscrit à son égard, le 29 août 2001, un engagement particulier de retraite additionnelle, distinct du régime de retraite supplémentaire déjà en vigueur au sein du groupe Carrefour et que cet engagement avait été réitéré le 3 février 2005. Il avait, par voie de conséquence, assigné la SA Carrefour et sollicité sa condamnation au paiement de la somme de 1 243 131 euros au titre de l'annuité de retraite due pour la période du 18 février 2006 au 17 février 2007 et d'une autre somme de même montant au titre de la deuxième annuité. Les premiers juges ayant accueilli sa prétention, la SA Carrefour a formé appel, arguant qu'il n'existait pas d'engagement spécifique de Carrefour à l'égard de M. Bernard, distinct du régime de retraite supplémentaire, et, à titre subsidiaire, que, à le supposer existant, un tel engagement relevait de la procédure de contrôle des conventions réglementées. Celle-ci n'ayant pas été observée et l'engagement invoqué ayant des conséquences dommageables pour la société, ce dernier était, en conséquence, nul et de nul effet.

  • L'existence d'un engagement autonome

Contrairement à ce que soutenait la société Carrefour, la cour d'appel de Paris reconnaît l'existence d'un engagement autonome et indépendant du régime de retraire supplémentaire en vigueur dans le groupe au bénéfice de Daniel Bernard. Il eut été difficile d'en décider autrement.

Il convient de rappeler que, en application de l'article L. 225-47 du Code de commerce (N° Lexbase : L5918AIZ), le conseil d'administration a une compétence exclusive pour déterminer la rémunération de son président (v., sur cette question, J. Mestre et D. Velardocchio, Lamy Sociétés commerciales, 2008, § 3491 et la jurisprudence citée). En l'espèce, le conseil d'administration de la société Carrefour avait entendu user du pouvoir qu'il tenait des dispositions de l'article précité, en allouant une rémunération à M. Bernard sous la forme d'un complément de retraite.

Tout d'abord, le procès-verbal de la réunion du conseil d'administration de la société Carrefour du 29 août 2001 indique que, "dans le cadre des engagements pris par le Groupe Carrefour en matière de garantie de retraite, le conseil d'administration approuve les propositions du comité des rémunérations concernant la situation qui en résulte pour Daniel Bernard et qui est décrite en annexe". L'annexe à laquelle il est renvoyé est ainsi rédigée : "Garantie de retraite. Le montant global des retraites "Groupe" qui sera attribué à Daniel Bernard, lorsque ce dernier aura atteint l'âge de soixante ans, qu'il soit ou non à cette date Président du Groupe Carrefour, sera égal à 40 % de la rémunération globale "Groupe" qu'il aura perçue au cours de la dernière année de référence indépendamment des pensions acquises au titre des régimes légaux et conventionnels".

Ensuite, le procès-verbal de la réunion du conseil d'administration de la société Carrefour du 3 févier 2005 énonce que "les conditions matérielles pour le président et le directeur proposées par le comité des rémunération, des nominations et de la gouvernance, lors de sa réunion du 3 février 2005, telles qu'elles ressortent du compte rendu figurant en annexe 3, sont approuvée par le conseil par neuf voix et deux abstentions". Ce compte-rendu précise, quant à lui, que, "conformément aux décisions prises par le conseil d'administration lors de ses séances des 28 juin 2000, 29 août 2001 et 3 mars 2004, Daniel Bernard percevra une retraite supplémentaire dès lors qu'il aura atteint l'âge de soixante ans. Le montant annuel de cette retraite supplémentaire sera égal à 40 % de la rémunération de référence, c'est-à-dire le salaire brut fiscal qu'il a perçu au cours des douze mois précédant la cessation d'activité. La rémunération de référence s'établit à 3 107 829,98 euros (trois millions cent soixante sept mille huit cent vingt neuf euros [sic] et quatre vingt dix huit centimes). Une lettre de confirmation sera adressée par le directeur des ressources humaines groupe à Axa à l'effet d'effectuer, à compter du 18 février 2006, les versements au titre de la retraite supplémentaire de Daniel Bernard dans les conditions décrites ci-dessus".

Au vu de ces éléments, on ne peut qu'approuver la cour d'appel de Paris lorsqu'elle conclut que le conseil d'administration de la société Carrefour avait entendu prendre à l'égard de Daniel Bernard un engagement qui, loin de s'inscrire dans le cadre et dans les limites du régime de retraite supplémentaire de groupe, revêtait un caractère autonome et indépendant dudit régime de retraite en raison de ses particularités, incompatibles avec les conditions d'attribution de celui-ci auxquelles il déroge en faveur de l'intéressé. En effet, tandis que le règlement du régime de retraite supplémentaire de groupe subordonne l'octroi de cet avantage à la présence du bénéficiaire dans l'entreprise à la date de liquidation de ses droits à la retraite au titre des régimes légaux et conventionnels, laquelle ne peut intervenir avant soixante ans, l'engagement visant M. Bernard fixait, comme seule condition à la perception du supplément de retraite, le passage à l'âge de soixante ans, indépendamment de toute exigence de présence dans l'entreprise ou de liquidation de ses droits de base.

A ce stade, on ne peut que se rendre à l'évidence et considérer que la société Carrefour était, a priori, bel et bien engagée à l'égard de Daniel Bernard relativement au versement d'une "retraite chapeau". La cour d'appel va, toutefois, infirmer le jugement déféré en se plaçant sur un autre plan.

II - Les juges au secours de la société Carrefour

  • L'applicabilité de la procédure de contrôle des conventions réglementées

En application de l'article L. 225-42-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L9221HZK), dans les sociétés dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé, les compléments de retraite sont soumis à la procédure de contrôle des conventions réglementées. Cette exigence, instituée par la loi n° 2005-842 du 26 juillet 2005 (loi pour la confiance et la modernisation de l'économie N° Lexbase : L5001HGC), ne s'applique, toutefois, qu'aux conventions conclues à compter du 1er mai 2005 (art. 8-II de la loi). Par suite, et alors même que la société Carrefour est une société cotée, le texte en question n'était pas applicable, l'engagement du conseil d'administration datant, ainsi qu'il a été vu, du 3 février 2005.

En outre, et de manière plus générale, il est de jurisprudence constante que l'octroi d'un complément de retraite au président du conseil d'administration doit être assimilé à un complément de rémunération dont la fixation, relevant de la compétence exclusive du conseil d'administration, en vertu de l'article L. 225-47 du Code de commerce, échappe à la procédure des articles L. 225-38 (N° Lexbase : L5909AIP) et suivants du même code. Toutefois, pour que le complément de retraite ne soit pas soumis à la procédure des conventions réglementées, trois conditions doivent être réunies :

- la pension est accordée au dirigeant en contrepartie des services particuliers rendus à la société pendant l'exercice de ses fonctions ;

- l'avantage est proportionné à ces services ;

- il ne constitue pas, pour la société, une charge excessive (Cass. com., 3 mars 1987, n° 84-15.726, Union de banques à Paris c/ M. Lebon N° Lexbase : A3045AAZ).

  • La nullité de l'engagement

Pour en revenir à l'arrêt sous examen, après avoir rappelé ces règles de principe, la cour d'appel de Paris va démontrer que la "convention" (2) conclue entre la société Carrefour et M. Bernard aurait dû être soumise à la procédure précitée. Tout d'abord, et au terme d'une motivation particulièrement argumentée (3), les juges du second degré concluent que, "si le bilan de l'action de M. Bernard de 1992 à 2005 est positif, il n'est pas, pour autant, démontré par l'intimé que les services dont il se prévaut, qu'il a rendus dans l'exercice de son mandat de président du conseil d'administration de la société Carrefour, justifient l'allocation d'une rémunération s'ajoutant à celle qu'il a perçue au cours de la période considérée au titre de ce mandat".

Ensuite, l'exigence de proportionnalité de l'avantage en cause et des services qu'il s'agit de rétribuer n'apparaît pas non plus satisfaisante. Ainsi que le soulignent les magistrats parisiens, la rente viagère dont Daniel Bernard demande le paiement dès l'âge de 60 ans présente "un caractère insolite par rapport à la pratique des groupes figurant au CAC 40 en ce que, n'étant pas soumise à la condition de présence du bénéficiaire dans l'entreprise au moment de la liquidation des droits à la retraite au titre des régimes de base [...], elle n'entre pas dans les prévisions des articles 39 du Code général des impôts (N° Lexbase : L3894IAH) et L. 137 -11 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L3315HWP) et qu'eu égard à son montant et à la date de naissance du bénéficiaire, cet engagement, s'il était reconnu valable, nécessiterait la constitution dans les comptes de Carrefour d'une provision d'un montant, non utilement contesté, de l'ordre de cinquante millions d'euros".

Au vu de ces éléments, on admettra, avec les juges du fond, que la "convention" conclue entre M. Bernard et la société Carrefour relevait bien de la procédure de contrôle des conventions réglementées. Par conséquent, l'engagement en cause, qui ne portait pas sur une opération courante et conclue à des conditions normales, au sens de l'article L. 225-39 du Code de commerce (N° Lexbase : L5910AIQ), exigeait :

- l'information du conseil par l'intéressé ;

- l'autorisation du conseil d'administration ;

- l'information du commissaire aux comptes ;

- un rapport spécial du commissaire aux comptes ;

- et l'approbation de l'assemblée générale (C. com., art. L. 225-40 N° Lexbase : L5911AIR).

Selon les magistrats parisiens, l'engagement précité n'avait pas fait l'objet d'une autorisation préalable du conseil d'administration et n'avait pas, davantage, été soumise à l'approbation de l'assemblée des actionnaires. Or, cette "convention" produisant des conséquences dommageables pour la société Carrefour, comme l'établissent les constatations précédemment faites relativement au défaut de proportionnalité du complément de rémunération litigieux, la société Carrefour était fondée à opposer aux demandes de M. Bernard l'exception de nullité de l'obligation qu'il invoque. Les juges du fond en concluent qu'il y a lieu de le débouter de sa demande en paiement de sommes au titre d'une pension de retraite supplémentaire.

On peut, d'un point de vue strictement juridique, ne pas être totalement convaincu par cette solution. On s'accordera, avec ces derniers, pour considérer que la "convention" était de nature à avoir des conséquences dommageables pour la société Carrefour (4). De même, il apparaît que cette même "convention" n'avait pas été soumise à l'approbation de l'assemblée générale des actionnaires. En revanche, on reste quelque peu dubitatif quant à l'affirmation selon laquelle elle n'avait pas fait l'objet d'une autorisation préalable du conseil d'administration. En effet, il peut être considéré que les délibérations du conseil d'administration antérieures à celle du 3 février 2005 ne satisfaisaient pas aux exigences légales, faute pour le conseil de connaître le montant exact de la pension de retraite accordée à Daniel Bernard, qui dépendait du salaire brut perçu au cours des douze mois précédant la cessation de son activité. Mais, ne convient-il pas d'admettre que, lors de la délibération du 3 février 2005, le conseil d'administration avait statué en pleine connaissance de cause et avait, de ce fait, donné son autorisation au sens de la loi ? Répondre par l'affirmative à cette question conduirait à exclure toute nullité de la convention, dans la mesure où l'article L. 225-42 du Code de commerce n'emporte une telle sanction qu'à défaut d'autorisation préalable du conseil et non d'approbation de la convention par l'assemblée générale.

Il convient, toutefois, de souligner, ainsi que le fait la cour d'appel, que la délibération du conseil d'administration doit porter sur le montant et les modalités de la rémunération octroyée au mandataire social et qu'il ne peut être suppléé à cette exigence par la confirmation, par simple référence, d'une décision prise par les membres d'un comité, même mandatés à cette fin par le conseil d'administration (5). Or, ainsi qu'il a été vu précédemment, lors de la délibération du 3 février 2005, le conseil avait simplement approuvé "les conditions matérielles pour le président et le directeur proposées par le comité des rémunérations, des nominations et de la gouvernance lors de sa réunion du 3 février 2005, telles qu'elles ressortent du compte rendu figurant en annexe 3". On peut, par suite, considérer, avec les magistrats parisiens, que le conseil d'administration n'avait pas, en pleine connaissance de cause, statué sur le montant de la pension de retraite versée à M. Bernard.

Au total, on est tenté de dire que la société Carrefour ne peut qu'être reconnaissante à la cour d'appel de Paris de l'avoir faite échapper à un engagement dont les conséquences auraient été, pour le moins, très lourdes. Il reste qu'on ne peut qu'être surpris de la légèreté avec laquelle un conseil d'administration peut s'engager à verser à un dirigeant un complément de retraite égal à 40 % de la rémunération brute perçue au cours de l'année précédant la cessation de ses fonctions.


(1) Sur cet arrêt, v., également, les obs. de Deen Gibirila, Les conditions de perception d'une retraite supplémentaire et de dommages-intérêts par un ancien dirigeant d'une société anonyme, Lexbase Hebdo n° 330 du 10 décembre 2008 - édition privée générale (N° Lexbase : N9169BH3). 
(2) En fait de convention, il s'agit, plutôt, à notre sens, d'un engagement unilatéral de la société.
(3) Il est, notamment, fait mention du fait que, au cours de la période 2000-2004, les résultats du groupe ont enregistré une progression sensiblement inférieure à celle de ses principaux concurrents mondiaux, que les parts de marché de Carrefour en France se sont détériorées au profit de ses principaux concurrents français et que le cours de l'action Carrefour a baissé de 75 % entre 2000 et 2005.
(4) Sur les sanctions du non-respect de la procédure des conventions réglementées, v. M. Cozian, A. Viandier et Fl. Deboissy, Droit des sociétés, Litec, 21ème éd., 2008, § 599.
(5) V., en ce sens, Cass. com., 11 octobre 2005, n° 02-13.520, Société Ciments Français c/ M. Pierre Conso, F-P+B (N° Lexbase : A0177DL7).


Décision

CA Paris, 3ème ch., sect. A, 7 octobre 2008, n° 07/09681, SA Carrefour c/ M. Daniel Bernard (N° Lexbase : A9166EAQ)

Infirmation de T. com. Paris, 23 avril 2007, aff. n° 2006039939, Monsieur Daniel Bernard c/ Société Carrefour (N° Lexbase : A5524DZM)

Textes concernés : C. com., art. L. 225-38 (N° Lexbase : L5909AIP), L. 225-40 (N° Lexbase : L5911AIR) à L. 225-42 et L. 225-47 (N° Lexbase : L5918AIZ)

Mots-clefs : "retraite chapeau" ; conditions d'octroi ; procédure de contrôle des conventions réglementées.

Lien base : (N° Lexbase : E7515EPZ)

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