Réf. : Cass. soc., 13 novembre 2008, n° 06-44.608, Société Giat industries, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A2274EBT)
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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
Résumé
L'exercice du droit de grève ne saurait donner lieu, de la part de l'employeur, à des mesures discriminatoires en matière de rémunération et d'avantages sociaux. Il ne peut donner lieu qu'à un abattement de salaire proportionnel à la durée de l'arrêt de travail. Lorsque l'absence pour fait de grève d'un salarié cadre, soumis à une convention de forfait en jours sur l'année, est d'une durée non comptabilisable en journée ou demi-journée, la retenue opérée doit être identique à celle pratiquée pour toute autre absence d'une même durée. En l'absence de disposition, sur ce point, de l'accord collectif, la retenue opérée résulte de la durée de l'absence et de la détermination, à partir du salaire mensuel ou annuel, d'un salaire horaire tenant compte du nombre de jours travaillés prévus par la convention de forfait et prenant pour base, soit la durée légale du travail si la durée du travail applicable dans l'entreprise aux cadres soumis à l'horaire collectif lui est inférieure, soit la durée du travail applicable à ces cadres si elle est supérieure à la durée légale. |
Commentaire
I - Les principes applicables à la retenue sur salaire des grévistes : proportionnalité et non-discrimination
Contrairement à la situation des salariés des services publics, qui relèvent de différents régimes légaux (1), les salariés du secteur privé ne trouveront pas dans le Code du travail les règles qui gouvernent l'incidence de la grève sur le droit à rémunération.
Le juge n'est, toutefois, pas démuni, puisqu'il dispose de deux principes qui gouvernent le règlement de la question.
Le premier, issu du droit commun des obligations, est celui de l'exception d'inexécution rattaché à l'article 1184 du Code civil (N° Lexbase : L1286ABA) ; le salarié gréviste cessant de fournir à l'employeur sa prestation de travail, ce dernier est en droit, en contrepartie, de cesser de lui verser la rémunération afférente (2), c'est-à-dire "le salaire et ses accessoires" (3).
Le second principe applicable, propre au droit du travail, interdit toute forme de discrimination en raison de l'exercice (ou du non-exercice) normal du droit de grève (4), singulièrement, en matière de rémunération et d'avantages sociaux (5).
La juxtaposition de ces deux principes impose, par conséquent, à l'employeur de ne retenir du salaire que la stricte fraction correspondant au temps pendant lequel le salarié a fait grève (6), sans pouvoir aller au-delà, ce qui constituerait, non seulement, une discrimination (7), mais, également, une sanction pécuniaire prohibée de manière générale (8).
C'est ce principe classique, et une formulation adoptée en 1993 (9), que vient, en premier lieu, rappeler la Chambre sociale de la Cour de cassation dans cet arrêt en date du 13 novembre 2008 : "l'exercice du droit de grève ne saurait donner lieu, de la part de l'employeur, à des mesures discriminatoires en matière de rémunération et d'avantages sociaux ; [...] il ne peut donner lieu de la part de l'employeur qu'à un abattement de salaire proportionnel à la durée de l'arrêt de travail".
II - L'application des principes aux cadres en forfait-jours
Si l'application du principe de la proportionnalité de la retenue sur salaire pour fait de grève ne fait pas difficulté, sa mise en oeuvre pratique peut être rendue complexe par les obstacles qui peuvent surgir lorsqu'il s'agit d'établir la base horaire de la rémunération du salarié, base à partir de laquelle sera calculée la retenue.
Cette difficulté existe pour tous les salariés mensualisés ; la Cour de cassation a considéré que "la retenue sur salaire par heure de grève d'un salarié mensualisé doit être égale au quotient du salaire par le nombre d'heures de travail dans l'entreprise pour le mois considéré" (10). La retenue peut, alors, s'étendre aux primes dont le paiement a été mensualisé (11). En d'autres termes, c'est la durée collective qui doit servir de base au calcul de la retenue et non la durée effective réalisée par le salarié.
Une difficulté comparable se rencontre pour les journalistes professionnels ; la Chambre sociale de la Cour de cassation a, à leur égard, affirmé que, "pour être proportionnel à l'interruption de travail, l'abattement du salaire pour fait de grève doit être calculé sur l'horaire mensuel des salariés", ce qui excluait un abattement forfaitaire établi sur la base d'un jour calendaire (12), méthode comparable à celle du "trentième indivisible" appliquée dans la fonction publique.
C'est, cette fois-ci, dans le cas inédit, à notre connaissance, des cadres en forfait-jours que se posait la question des modalités de l'abattement pour fait de grève.
La difficulté est évidente : le recours au forfait-jours a pour double effet d'annualiser la durée du travail du salarié et de décompter cette durée en jours et non en heures. Sont soumis à ces forfaits en jours sur l'année les "cadres qui disposent d'une autonomie dans l'organisation de leur emploi du temps et dont la nature des fonctions ne les conduit pas à suivre l'horaire collectif applicable au sein de l'atelier, du service ou de l'équipe auquel ils sont intégrés" ou les "salariés dont la durée du temps de travail ne peut être prédéterminée et qui disposent d'une réelle autonomie dans l'organisation de leur emploi du temps pour l'exercice des responsabilités qui leur sont confiées" (13).
Dans cette affaire, la société GIAT industrie avait mis sur pied des principes destinés à faciliter les retenues sur la base d'évaluations forfaitaires : les absences pour grève du mois précédent, d'une durée inférieure à une demi-journée, étaient, en effet, cumulées et déduites de la paie si elles atteignaient l'équivalent d'une demi-journée comptée pour 3,90 heures ou d'une durée multiple de 3,90 heures, pour plusieurs demi-journées, les heures restantes étant conservées et reportées dans le cumul du mois suivant. Ces modalités avaient été contestées par la fédération CFE-CGC de la métallurgie et annulées par la cour d'appel de Versailles ; cette dernière avait, en effet, considéré que les modalités des retenues appliquées aux cadres en forfait jour aboutissaient à une inégalité de traitement en leur appliquant un système réintroduisant la référence à l'horaire journalier collectif qui leur était, par essence, inapplicable.
Cet arrêt est cassé, pour violation des articles L. 521-1 (N° Lexbase : L5336ACM), devenu L. 2511-1 et L. 212-15-3, III (N° Lexbase : L7755HBT), devenu L. 3121-45 (N° Lexbase : L3952IBY), dans sa rédaction alors applicable, du Code du travail, la Chambre sociale de la Cour de cassation reprochant aux juges d'appel de ne s'être pas assurés "que les modalités de retenue pour fait de grève fixées par l'employeur pour les cadres employés dans le cadre d'une convention de forfait en jours étaient les mêmes que celles en vigueur pour toute absence d'une durée non comptabilisable en journée ou demi-journée" et "que le montant des retenues appliquées était proportionnel à la durée de l'absence, la cour d'appel a violé le texte susvisé".
Cette double affirmation, qui met en jeu le principe d'égalité et le principe de proportionnalité, se trouve explicitée par un attendu de principe ajouté par la Haute juridiction. Selon la Cour, en effet, "en l'absence de disposition, sur ce point, de l'accord collectif, la retenue opérée résulte de la durée de l'absence et de la détermination, à partir du salaire mensuel ou annuel, d'un salaire horaire tenant compte du nombre de jours travaillés prévus par la convention de forfait et prenant pour base, soit la durée légale du travail si la durée du travail applicable dans l'entreprise aux cadres soumis à l'horaire collectif lui est inférieure, soit la durée du travail applicable à ces cadres si elle est supérieure à la durée légale".
La méthode établie, qui nous semble conforme aux principes de proportionnalité et de non-discrimination, mérite quelques explications supplémentaires.
En premier lieu, et pour satisfaire au principe de proportionnalité de la retenue, l'employeur doit tenir compte de la "durée de l'absence" et doit déterminer, à partir du nombre de jours stipulé par la convention individuelle de forfait, ce que représente cette durée compte tenu de la durée de travail de l'intéressé.
En second lieu, l'employeur doit satisfaire au principe de non-discrimination et s'assurer que le cadre en forfait-jours ne subit pas un traitement différent de celui qui est réservé aux autres cadres de l'entreprise qui ne sont pas soumis au régime des forfaits (14).
Cette exigence se justifie dans la mesure où, au regard de l'exercice du droit de grève, il semblerait injustifié de retenir un régime de retenues différentes entre les cadres, selon qu'ils sont, ou non, soumis à un régime de forfaits en jour sur l'année et ce, alors qu'ils auraient fait grève pendant une même durée ; en d'autres termes, la Cour de cassation considère implicitement que les cadres en forfaits-jour ne se trouvent pas, par ce seul fait, dans une situation différente, au regard de l'exercice du droit de grève, qui serait de nature à justifier une différence de traitement s'agissant des incidences financières de la grève.
La première opération que devra réaliser l'employeur lui permettra de dégager la valeur d'un jour de travail par la division de la rémunération versée au salarié (mensuellement ou annuellement, selon le cas) par le nombre de jours stipulés dans la convention individuelle de forfait conclue avec l'intéressé.
Restera, alors, à déterminer la durée du travail, en heures, d'un jour de travail, pour déterminer la valeur d'une heure de grève. Tout ce qu'on sait pour les cadres concernés est que cette durée journalière de travail n'est pas fixée, tout en devant préserver le droit au repos quotidien de 11 heures consécutives et au repos hebdomadaire de 35 heures consécutifs ; un cadre en forfait-jours peut donc valablement travailler jusqu'à 13 heures par jours et 78 heures par semaine.
Pour s'assurer que le cadre concerné ne subit pas un traitement différent des autres cadres de l'entreprise (ni plus, ce qui le placerait comme victime d'une discrimination, ni moins, ce qui entraînerait une discrimination à l'égard des autres cadres), il convient, alors, de vérifier la durée journalière de travail des cadres soumis à la durée légale et de la prendre en compte pour "corriger" la durée du cadre en forfait-jour, à moins que ces derniers ne soient soumis, dans l'entreprise, à une durée effective supérieure à la durée légale, auquel cas ce sera cette durée effective qui devra être prise en compte ("soit la durée légale du travail si la durée du travail applicable dans l'entreprise aux cadres soumis à l'horaire collectif lui est inférieure, soit la durée du travail applicable à ces cadres si elle est supérieure à la durée légale").
Reste à apporter un éclaircissement supplémentaire à la réserve faite dans l'arrêt à l'hypothèse d'un accord collectif déterminant les modalités de ces retenues. Une lecture (trop) rapide de la décision peut laisser penser, par une interprétation a contrario, qu'un tel accord pourrait s'appliquer de manière quasi souveraine et s'affranchir des principes de proportionnalité et de non-discrimination rappelés par la Cour de cassation. Or, tel n'est pas le cas puisque ces deux principes cardinaux du droit du travail sont bien entendu d'ordre public et conditionnent la validité de tout accord collectif portant sur les retenues pour fait de grève. C'est, d'ailleurs, pour lever toute ambigüité que la Cour de cassation, dans le communiqué publié en marge de l'arrêt sur le site internet de la Cour, a pris soin de rappeler que ces accords "devraient, en tout état de cause, respecter les principes rappelés ci-dessus". Ce qui va sans dire va mieux en le disant !
(1) Principe dit du "trentième indivisible", applicable à la fonction publique d'Etat et aux personnels des établissements publics administratifs (loi de finances rectificative n° 61-825 du 29 juillet 1961, relative à la retenue pour fait de grève N° Lexbase : L1164G8M), principe de retenue semi-proportionnelle pour les personnels des entreprises gérant un service public industriel et commercial, et principe de proportionnalité applicable en principe aux agents de la fonction publique territoriale et hospitalière, sauf dispositions statutaires particulières.
(2) Cass. soc., 24 juin 1998, n° 96-44.234, M. Nio c/ Société Lanvaux (N° Lexbase : A5659ACL) : "mais attendu que l'exercice du droit de grève suspend l'exécution du contrat de travail pendant toute la durée de l'arrêt de travail, en sorte que l'employeur est délié de l'obligation de payer le salaire".
(3) Remboursement de frais : Cass. soc., 2 juin 1993, n° 90-42.515, SA Ponticelli frères c/ Bezet (N° Lexbase : A3736AAM).
(4) C. trav., art. L. 1132-2 (N° Lexbase : L0676H9W).
(5) C. trav., art. L. 2511-1, al. 2 (N° Lexbase : L0237H9N).
(6) Cass. soc., 8 juillet 1992, n° 89-42.563, Société Sétra c/ M. Khiess (N° Lexbase : A9431AAK).
(7) Sur la délicate frontière entre exception d'inexécution et discrimination prohibée, lire nos obs., Grève et non-paiement de la rémunération du gréviste - la délicate frontière entre exception d'inexécution et discrimination prohibée, Lexbase Hebdo n° 53 du 8 janvier 2003 - édition sociale (N° Lexbase : N5343AA7).
(8) C. trav., art. L. 1331-2 (N° Lexbase : L1860H9R).
(9) Cass. soc., 3 février 1993, n° 90-41.665, M. Tadin c/ Les courriers catalans (N° Lexbase : A1007ABW).
(10) Cass. soc., 4 février 1988, n° 84-45.303, SA Sotra Causse Walon et compagnie c/ Simon (N° Lexbase : A1517ABS). Dans le même sens, Cass. soc., 27 juin 1989, n° 88-42.591, Société Causse Walon c/ M. Roussière et autres (N° Lexbase : A4149AGR) ; Cass. soc., 16 juin 1999, n° 98-43.696, Société Air Liberté c/ M. Benoit Pierre Minvielle et autres (N° Lexbase : A3143AGI) ; Cass. soc., 27 janvier 2000, n° 98-46.211, Société Air Liberté, société anonyme c/ Mme Francine Bouland-Mone et autres (N° Lexbase : A9024AGC).
(11) Cass. soc., 12 mai 1980, n° 79-40.306, Kocurek c/ Entreprises Decaux (N° Lexbase : A1625ABS).
(12) Cass. soc., 19 mai 1998, n° 97-41.900, Société Le Parisien c/ M. Colin et autres (N° Lexbase : A2973AC4).
(13) C. trav., art. L. 3121-43 (N° Lexbase : L3869IBW).
(14) En ce sens le communiqué accompagnant l'arrêt sur le site de la Cour de cassation : "la retenue pour fait de grève doit être identique à celle subie par les salariés concernés pour toute autre absence de même durée".
Décision
Cass. soc., 13 novembre 2008, n° 06-44.608, Société Giat industries, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A2274EBT) Cassation, CA Versailles, 1ère ch., 1ère sect., 8 juin 2006 Textes visés : C. trav., art. L. 521-1 (N° Lexbase : L5336ACM), devenu L. 2511-1 (N° Lexbase : L0237H9N) et L. 212-15-3, III (N° Lexbase : L7755HBT), devenu L. 3121-45 (N° Lexbase : L3952IBY), dans sa rédaction alors applicable (N° Lexbase : L3952IBY) Mots clef : grève ; rémunération ; conséquences ; cadres en forfaits-jour ; Lien base : |
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