Réf. : Rapport de la Commission Guinchard, L'ambition raisonnée d'une justice apaisée, 30 juin 2008
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par Cédric Tahri, Chargé d'enseignement à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV
le 07 Octobre 2010
C'est à cette question épineuse que nous tenterons de répondre en cernant la définition (I) et les attributions (II) de ce nouveau-né de la famille judiciaire.
I - La définition du Rechtspfleger français
Qu'est-ce qu'un Rechtspfleger ? Le terme apparait pour la première fois dans une ordonnance prussienne du 28 mai 1923. Mais cette ordonnance n'en donne aucune définition (3). Elle se contente d'énoncer que les affaires élémentaires des juges et des procureurs peuvent être réglées par des fonctionnaires en qualité de Rechtspfleger. De la même façon, ni l'ordonnance du Reich en date 3 juillet 1943, ni les lois allemandes du 8 février 1957 et du 5 novembre 1969 ne définissent cette notion. Elles précisent seulement le statut de cet auxiliaire de justice. Face à ce silence du législateur, la doctrine donne la définition suivante : "fonctionnaire de l'échelon élevé de l'administration judiciaire exécutant des tâches judiciaires et prenant ses décisions en toute autonomie" (4). Elle précise aussi que le Rechtspfleger est "un organe particulier du tribunal qui se place entre le juge et le greffier" (5).
Dès lors, le Rechtspfleger ne saurait se réduire à un simple greffier. Et c'est la raison pour laquelle il est très difficile de trouver un équivalent terminologique dans notre langue : "greffier de justice", "juge auxiliaire", "greffier juridictionnel", "super greffier"... autant d'expressions pour appréhender une fonction judiciaire qui nous est étrangère. Mais finalement les appellations n'ont qu'une importance négligeable. Après tout, elles divergent selon les pays européens : le Rechtspfleger allemand ou autrichien est qualifié de "Master" en Angleterre, de "Greffier de justice" en Suisse, de "Chanceliere" en Italie ou de "Secretario judiciale" en Espagne. L'important, ce sont les statuts et les attributions attachées à ces professions. Or, force est de constater que seuls ceux attachés au Rechtspfleger ont connu le développement le plus abouti. En conséquence, l'Union européenne des Rechtspfleger (UER) a décidé de mettre en place un modèle de statut, le but étant l'uniformisation de la fonction au niveau européen (6). Surtout, elle donne une définition du Rechtspfleger européen : "1) organe indépendant chargé de dire le droit dans la limite des attributions fixées par la loi. En cette qualité, il doit être ancré dans la Loi fondamentale/Constitution des pays respectifs. 2) Cadre élevé de la justice chargé notamment de fonctions administratives". Autrement dit, cet organe dispose d'attributions juridictionnelles et administratives.
En France, seul le juge correspond à cette définition. En effet, le juge dit le droit -que ce soit en matière gracieuse ou contentieuse- et il peut être amené à prendre des mesures d'administration judiciaire, insusceptibles de recours. Le greffier en chef, lui, ne dispose que de prérogatives administratives. Plus précisément, depuis la loi du 30 novembre 1965, portant réforme des greffes des juridictions civiles, il a vocation à exercer des fonctions de direction, d'encadrement et de gestion des juridictions. D'ailleurs, ce fonctionnaire de catégorie A est qualifié de "directeur du greffe" depuis le décret n° 2008-522 du 2 juin 2008, portant refonte de la partie réglementaire du Code de l'organisation judiciaire (N° Lexbase : L9022H3K). Cependant, il ne peut exercer de fonctions juridictionnelles. Rappelons, pour mémoire, que les dispositions des articles 10 et 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 et du décret du 16 fructidor An III ont posé dans sa généralité le principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires. Il s'agit d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République (7). Il apparaît alors difficile de confier aux greffiers en chef des missions d'ordre juridictionnel, d'autant que leur statut ne présente pas toutes les garanties d'indépendance et d'impartialité. Certes, les greffiers en chef sont aujourd'hui titulaires d'un master et bénéficient d'une formation de qualité à l'Ecole nationale des Greffes de Dijon. Mais quelle que soit la qualité de l'enseignement qu'ils ont reçu, ils n'ont pas été formés pour dire le droit. Et faut-il remarquer qu'après le procès d'Outreau les auditeurs de justice, jugés trop jeunes et inexpérimentés, ont fait l'objet de critiques malgré leur scolarité de 31 mois (8) ? Il y a là matière à débat, mais le coeur du problème réside dans l'inadaptation du statut des greffiers en chef. Ces derniers sont actuellement soumis à leurs autorités de tutelle et ne peuvent donc exercer de missions juridictionnelles en toute indépendance... contrairement aux magistrats dont la protection est assurée par l'article 64 de la Constitution du 4 octobre 1958 (N° Lexbase : L1330A97).
Dès lors, la "commission Guinchard" propose de revaloriser ce statut : "Une loi sera nécessaire en ce sens, afin de conférer aux nouveaux greffiers juridictionnels les conditions de l'indépendance nécessaire à l'exercice des fonctions juridictionnelles nouvelles qui leur incomberont" (9). En effet, le justiciable ne doit pas bénéficier d'un traitement différent lorsque le greffier juridictionnel mène la procédure judiciaire et prend la décision par rapport au juge dans le même cas. Il s'agit là d'une exigence posée à l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR) qui énonce solennellement que chaque personne a le droit d'être entendue par un tribunal impartial et indépendant établi par la loi. L'indépendance du greffier juridictionnel doit donc être garantie lorsqu'il se prononce comme un tribunal prévu par la loi. La revalorisation du statut des greffiers en chef est une condition préalable au développement de leurs attributions. Elle conduira vraisemblablement à un rapprochement avec le statut des magistrats. Elle devra aussi s'accompagner d'une revalorisation des traitements. Mais c'est vite oublier qu'un greffier en chef n'est pas un juge. Ne risque-t-on pas la confusion des genres en permettant à celui-ci de dire le droit ? N'aurait-il pas été plus opportun de transférer certaines affaires, d'une importance mineure, aux juridictions de proximité ? A la vérité, il aurait été préférable de procéder à un recrutement supplémentaire de magistrats plutôt que de confier des fonctions de nature juridictionnelle aux greffiers en chef qui ne cessent de voir le nombre de leurs attributions augmenter... au risque de devoir déléguer à leur tour certaines missions à leurs subordonnés.
II - Les attributions du Rechtspfleger français
Les attributions du greffier en chef français sont nombreuses. Elles sont répertoriées aux articles R. 123-4 (N° Lexbase : L6774IA7) à R. 123-6 du Code de l'organisation judiciaire, issus du décret n° 2008-522 du 2 juin 2008.
En premier lieu, il appartient au greffier en chef, aussi appelé "directeur du greffe", d'assurer, la gestion financière de la juridiction, la gestion du personnel de greffe, l'organisation générale du service de celui-ci ainsi que l'entretien des locaux. A ce titre, il prépare les projets de budget, gère les crédits de fonctionnement, procède au recrutement des vacataires et agents de service... Ces fonctions sont exercées sous le contrôle du chef de juridiction.
En deuxième lieu, le greffier en chef est chargé de tenir les documents et les différents registres prévus par les textes en vigueur et celui des délibérations de la juridiction. Il est dépositaire des minutes et archives dont il assure la conservation. Il délivre aussi les expéditions et copies et a la garde des scellés et de toutes sommes et pièces déposées au greffe.
En dernier lieu, le greffier en chef est attributaire d'un certain nombre de compétences non juridictionnelles. Depuis 1985, leur liste n'a cessé de s'allonger. Pour exemples, on peut citer la délivrance des procurations de vote (10), les appositions et levées de scellés (11), la certification des frais de justice et la répartition entre les créanciers des sommes retenues par saisie des rémunérations. Ce phénomène s'est accentué avec la loi n° 95-125 du 8 février 1995, relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative (N° Lexbase : L1139ATD). En effet, cette loi a confié des missions nouvelles aux greffiers en chef qui étaient jusqu'alors dévolues aux magistrats : la réception des déclarations conjointes de changement de nom d'un enfant naturel (14), la réception de la déclaration conjointe des parents aux fins d'exercice conjoint de l'autorité parentale (15) et la réception du compte de gestion en matière dans le domaine des incapacités (16). En outre, le greffier en chef s'est vu confier la vice-présidence du bureau d'aide juridictionnelle. Par la suite, d'autres textes sont intervenus. La loi n° 96-604 du 5 juillet 1996 (loi relative à l'adoption N° Lexbase : L1121G8Z) prévoit que le greffier en chef reçoit le consentement à l'adoption (17). Le décret n° 2005-460 du 13 mai 2005 (décret relatif aux compétences des juridictions civiles, à la procédure civile et à l'organisation judiciaire N° Lexbase : L4764G8X) indique que les requêtes aux fins de reconnaissance ou de constatation de la force exécutoire, sur le territoire de la République, des titres exécutoires étrangers, en application du Règlement (CE) du Conseil n° 44/2001 du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (N° Lexbase : L7541A8S), sont présentées au greffier en chef du tribunal de grande instance (18). Enfin, le décret n° 2008-484 du 22 mai 2008, relatif à la procédure devant la Cour de cassation (N° Lexbase : L8960H3A), précise aussi que les requêtes aux fins de certification des titres exécutoires français en vue de leur reconnaissance et de leur exécution à l'étranger en application du Règlement (CE) du Conseil n° 44/2001 du 22 décembre 2000 et du Règlement (CE) n° 805/2004 du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004, portant création d'un titre exécutoire européen pour les créances incontestées (N° Lexbase : L1994DYI) sont présentées au greffier en chef de la juridiction qui a rendu la décision ou homologué la convention (19).
Tous ces transferts de compétences du juge vers le greffier en chef, rendus possibles par la professionnalisation de ce dernier, sont motivés par une volonté politique de délester le juge de ses tâches para-juridictionnelles. Depuis 1972, les rapports en ce sens sont récurrents (rapports "Caron" en 1981, "Estoup" en 1984, "Le Vert" en 1990 et "Haenel-Arthuis" en 1994). Mais le rapport, remis en 2008, va plus loin en proposant la délégation de missions juridictionnelles telles que la procédure d'injonction de payer. De ce fait, la "commission Guinchard" suit les recommandations de l'UER qui fixe, au niveau européen, les procédures confiées au Rechtspfleger. Elle reste, cependant, muette sur la délégation de la juridiction gracieuse à ce nouvel organe judiciaire. Or, en Allemagne et en Autriche, l'activité du Rechtspfleger touche principalement cette matière (20). Peut-on alors imaginer une délégation des cas gracieux au futur greffier juridictionnel ? L'article 25 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2460ADH) dispose que "le juge statue en matière gracieuse lorsqu'en l'absence de litige il est saisi d'une demande dont la loi exige, en raison de la nature de l'affaire ou de la qualité du requérant, qu'elle soit soumise à son contrôle". Cet article pose donc deux critères cumulatifs de la matière gracieuse : l'absence de litige et l'exigence légale d'un contrôle judiciaire. L'intervention du juge est donc la condition sine qua non de la qualification gracieuse de l'acte. Transférer les affaires relevant de l'article 25 du Code de procédure civile au greffier juridictionnel devrait alors entraîner ipso facto la perte de leur nature gracieuse. A défaut, la matière gracieuse perdrait toute sa cohérence. L'extension de son champ d'application serait inévitable car sans l'obligation légale de recourir au juge, les frontières avec la juridiction volontaire du notaire disparaitraient. Au final, l'oeuvre des rédacteurs du Code de procédure civile s'en trouverait profondément bouleversée.
En conclusion, la création d'un "greffier juridictionnel", sorte de Rechtspfleger à la française, suscite de nombreuses interrogations auxquelles il est difficile de répondre tant que le projet de loi de la Chancellerie n'a pas été rendu public. Mais une chose est sûre : confier à ce nouvel acteur judiciaire des fonctions qui étaient jusqu'alors dévolues au juge ravivera les débats sur la définition de l'acte juridictionnel (21).
(1) V. Le rapport L'ambition raisonnée d'une justice apaisée, de la commission sur la répartition des contentieux, 2008, p. 145.
(2) Sur l'instauration d'un Rechtspfleger en Europe, v. La profession de greffier de justice/Rechtspfleger, Réunion multilatérale organisée par le Conseil de l'Europe en coopération avec l'Union européenne des greffiers de justice, Strasbourg, Palais de l'Europe, 19-21 mai 1997, éd. du Conseil de l'Europe.
(3) Il en va de même en Autriche. A la fin du premier conflit mondial, les tribunaux étaient surchargés du fait d'un nombre considérable d'affaires. En 1926, il fut alors décidé de confier temporairement à des membres qualifiés du personnel judiciaire le pouvoir de statuer sur les affaires de dettes et d'exécution des décisions. L'expérience se révéla concluante. Une loi sur les Rechtspfleger, adoptée en 1962, décida alors d'élargir leurs compétences. Néanmoins, il faudra attendre une loi de 1985 pour que le Rechtspfleger soit défini : "Le Rechtspfleger est un organe juridictionnel. En vertu de la présente loi, certaines fonctions judiciaires lui sont dévolues".
(4) V. K.-C. Blaesing, L'allègement des tâches du juge par le Rechtspfleger, thèse Bordeaux I, 1972, p. 19.
(5) V. K.-C. Blaesing, thèse précitée, p. 17.
(6) Selon l'UER, les candidats au poste de Rechtspfleger doivent être titulaires d'un diplôme de fin d'études secondaires et d'un diplôme sanctionnant au moins trois années d'études supérieures ou trois années d'études dans une école supérieure professionnelle. Ils doivent aussi réussir un concours d'accès et satisfaire aux stages pratiques.
(7) V. la décision du Conseil constitutionnel n° 86-224 DC du 23 janvier 987, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence (N° Lexbase : A8153ACX).
(8) Ces critiques ont conduit à la réforme des concours d'accès à l'Ecole nationale de la magistrature qui entrera en vigueur en 2009.
(9) Le rapport de la "commission Guinchard", p. 149.
(10) Décret n° 85-1235 du 22 novembre 1985, modifiant le Code électoral et relatif à l'élection des députés.
(11) Décret n° 86-951 du 30 juillet 1986, complétant le Nouveau Code de procédure civile et relatif aux mesures conservatoires prises après l'ouverture d'une succession.
(12) Décret n° 88-600 du 6 mai 1988, modifiant le Code de procédure pénale et le Code de l'organisation judiciaire et relatif aux frais de justice.
(13) Décret n° 92-755 du 31 juillet 1992, instituant de nouvelles règles relatives aux procédures civiles d'exécution pour l'application de la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d'exécution (N° Lexbase : L9125AG3).
(14) C. proc. civ., anc. art. 1152 (N° Lexbase : L1793H48), abrogé par le décret n° 2007-773 du 10 mai 2007 (N° Lexbase : L5117HXS), à la suite de la consécration de l'égalité des filiations.
(15) C. proc. civ., art. 1180-1 (N° Lexbase : L1886H4M), modifié par le décret n° 2002-1436 du 3 décembre 2002 (N° Lexbase : L7729A8R).
(16) C. civ, art. 470 (tutelle N° Lexbase : L3027ABQ), 491-3 (sauvegarde de justice N° Lexbase : L3053ABP), 512 (curatelle N° Lexbase : L3088ABY).
(17) C. civ., art. 348-3 (N° Lexbase : L2861ABL).
(18) C. pr. civ., art. 509-2 (N° Lexbase : L6631H7Q).
(19) C. pr. civ., art. 509-1 (N° Lexbase : L5886IAA).
(20) K-C Blaesing, thèse précitée, p. 119 et s..
(21) L'instauration d'un greffier juridictionnel permet de retenir la qualité de tiers et l'opération de vérification comme critères complémentaires de l'acte juridictionnel. Sur ces critères, v. Th. Le Bars, Droit judiciaire privé, Paris, éd. Montchrestien, 3ème éd., 2006, n° 315 à 317, pp. 251-253 ; S. Guinchard et F. Ferrand, Procédure civile, droit interne et communautaire, Paris, éd. Dalloz, 2006, n° 206, pp. 237-239.
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