La lettre juridique n°306 du 29 mai 2008 : Sociétés

[Jurisprudence] Seule l'ordonnance désignant un expert dans le cadre de la cession de droits sociaux n'est susceptible d'aucun recours

Réf. : Cass. com., 11 mars 2008, n° 07-13.189, Mme Emilie Assous, FS-P+B (N° Lexbase : A4067D7R)

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par Deen Gibirila, Professeur à l'Université des Sciences sociales de Toulouse I

le 07 Octobre 2010

La faculté de retrait dont bénéficie un associé constitue l'une des particularités des sociétés civiles qui les distingue des sociétés commerciales où n'existe pas une telle possibilité, exceptées la SAS et les sociétés à capital variable (1). La mise en oeuvre de ce droit que lui confère l'article 1869 du Code civil (N° Lexbase : L2066AB7) n'est guère aisée. Elle soulève bon nombre de difficultés qui, pour l'essentiel, tiennent au remboursement des parts sociales de l'associé retrayant, et en particulier, à l'évaluation de celles-ci (2).
En pareille situation de contestation, l'article 1843-4 du Code civil (N° Lexbase : L2018ABD) prévoit que la valeur des droits sociaux est déterminée par les parties ou, à défaut d'accord entre elles, par ordonnance du président du tribunal statuant en la forme des référés et sans recours possible.
Cette disposition textuelle ne semble pas, toutefois, suffire à résoudre toutes les questions. En effet, elle laisse en suspens celle de savoir à quoi s'attache l'absence de recours possible qu'elle énonce : à l'ordonnance qui désigne l'expert ou à celle qui refuse une telle désignation ?
La Cour de cassation lève le voile sur cette interrogation dans un arrêt du 11 mars 2008, où elle adopte une position antagonique à celle de la cour d'appel de Paris statuant en la matière le 10 janvier 2007 (CA Paris, 14ème ch., sect. A, 10 janvier 2007, n° 06/11878, M. Paul Laiki c/ Mme Emilie Assous N° Lexbase : A0711DUU). I - Le litige a pour origine, comme c'est fréquemment le cas, la signification par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, datée du 19 mai 2005, à une société, par l'un de ses associés, de sa décision de se retirer. Par ordonnance rendue en la forme des référés le 16 mai 2006, le président du tribunal de grande instance de Créteil a constaté l'existence d'une contestation sérieuse et dit n'y avoir lieu à référé sur la demande d'expertise de l'associé retrayant, fondée sur l'article 1843-4 du Code civil.

Le 28 juin 2006, ce dernier a interjeté appel par lequel il a sollicité l'infirmation de l'ordonnance et la désignation d'un expert sur le fondement des articles 1843-4 du Code civil et 145 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2260AD3).

La demande de l'appelant a été accueillie par la cour d'appel de Paris, qui a, donc, infirmé l'ordonnance préalablement rendue par le président du tribunal de grande instance. Selon la juridiction de seconde instance, une interprétation restrictive de l'article 1843-4, qui instaure une exception au principe du double degré de juridiction, démontre que l'impossibilité de tout recours ne s'applique qu'à l'ordonnance désignant un expert, et non à celle qui refuse une telle désignation.

Par ailleurs, considérant, d'une part, que la cession des droits sociaux, le droit de retrait et le recours à l'article 1843-4 du Code civil sont prévus par l'article 1862 de ce code (N° Lexbase : L2059ABU), relatif aux modalités d'acquisition des parts d'un associé cessionnaire, et, d'autre part, qu'aucun accord n'est intervenu, il y a lieu de désigner un expert tenu de déposer son rapport avant le 20 mai 2007, en dépit des contestations sur le fond du litige élevées par la société et l'autre associé.

II - La Chambre commerciale, saisie à son tour du litige par un pourvoi formé par la société et l'associé restant, censure l'arrêt de la cour d'appel. A l'appui de son dispositif, elle invoque le motif selon lequel est sans recours possible la décision rendue par le président du tribunal statuant en la forme des référés sur la demande de désignation d'un expert pour la détermination de la valeur des droits sociaux.

En effet, un tel juge statuant en cette forme dispose, en la circonstance, de pouvoirs propres qui ne sont pas limités par les articles 808 (N° Lexbase : L3103ADB) et 809 (N° Lexbase : L3104ADC) du Code de procédure civile. Ces pouvoirs excluent, donc, ceux dévolus à la juridiction saisie au fond et ceux conférés au juge des référés se prononçant sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile.

En définitive, l'appel formé par l'associé retiré est irrecevable et les juges du second degré ont fait une fausse application de l'article 1843-4 précité.

Cette interprétation de l'article 1843-4 du Code civil adoptée par la Chambre commerciale n'est pas nouvelle. Elle a été, auparavant, retenue par la première chambre civile qui a statué de la sorte en considérant que l'expression "sans recours possible" vise, par sa généralité, non seulement le pourvoi en cassation, mais encore, toute autre voie de recours et, par conséquent, l'appel (4).

En d'autres termes, l'ordonnance désignant un expert en application de l'article susvisé n'est, en principe, exposé à aucun recours, tandis que le droit commun, tel qu'il résulte de l'article 272 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2481ADA) (5), n'écarte pas un pareil recours, bien qu'il le rattache généralement à une décision portant sur le fond.

L'impossibilité de tout recours constitue probablement une mesure destinée à éviter toute manoeuvre dilatoire qui retarderait le déroulement de l'expertise. Elle se justifie d'autant plus qu'ayant pour mission d'apprécier objectivement la valeur des droits sociaux cédés, l'expert ne devrait favoriser ou nuire à aucune des parties en cause. Aussi, en l'absence de tout reproche susceptible de lui être fait, aucun recours ne peut être exercé à l'encontre de la décision du juge statuant en la forme des référés.

Un recours serait, toutefois, possible s'il y avait un excès de pouvoir, c'est-à-dire, si l'on se trouvait en présence d'une décision portant atteinte à des principes essentiels de la procédure civile ou par laquelle le juge s'approprierait des prérogatives qu'il n'avait pas. Cette situation peut être rapprochée de celle où la décision de l'expert appréciant la valeur des droits sociaux n'est contestable qu'en cas d'erreur grossière dans l'évaluation (6), ou encore, avec celle octroyant le pouvoir au seul président du tribunal de désigner l'expert sans recours possible (7).

L'actuelle position de la Cour de cassation s'accorde tout à fait avec les principes de la procédure civile. Elle s'harmonise, également, avec ceux posés par la Cour européenne des droits de l'Homme en vertu desquels le double degré de juridiction ne figure pas au rang des garanties de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. Par ailleurs, bien que le Conseil constitutionnel confère valeur constitutionnelle au droit à un procès juste et équitable, il ne hisse pas le double degré de juridiction au niveau d'un principe constitutionnel.


(1) I. Sauget, Le droit de retrait de l'associé, thèse Paris X, 1991 ; A. Cathelineau, Le retrait dans les sociétés civiles professionnelles, JCP éd. E, 2001, n° 22, p. 888.
(2) A. Couret, L. Cesbron, B. Provost, P. Rosenpick et J.-C. Sauzey, Les contestations portant sur la valeur des droits sociaux, Bull. Joly Sociétés, 2001, p. 1052 ; A. Couret, L'évolution récente de la jurisprudence rendue sur le fondement de l'article 1843-4 du Code civil, Mélanges B. Bouloc, p. 249, Dalloz, 2006.
(3) B. Paulze d'Ivoy, Expertise et prix de cession de droits sociaux, Bull. Joly Sociétés, 1995, p. 313. ; J.-J. Daigre, Le juge et l'arbitre face aux dispositions de l'article 1843-4 du Code civil, Bull. Joly Sociétés, 1996, p. 789 ; J. Moury, Des ventes et des cessions de droits sociaux à dire de tiers, Rev. Sociétés, 1997, p. 455.
(4) Cass. civ. 1, 6 décembre 1994, n° 92-18.007, M. X c/ M. Y, ès qualités d'associé de la SCP Y-Z et autre (N° Lexbase : A7209ABM), Bull. civ. IV, n° 364 ; Dr. Sociétés, avril 1995, n° 68, obs. Th. Bonneau.
(5) C. proc. civ., art. 272 : "La décision ordonnant l'expertise peut être frappée d'appel indépendamment du jugement sur le fond sur autorisation du premier président de la cour d'appel s'il est justifié d'un motif grave et légitime".
(6) Cass. civ. 1, 25 novembre 2003, n° 00-22.089, Mme Odile Lajoix c/ Société Berlioz et compagnie, FS-P (N° Lexbase : A3015DAW), Bull. civ. I, n° 243 ; D., 2003, act. jur., p. 3053, obs. A. Lienhard ; Defrénois, 2004, p. 1152, note D. Gibirila ; Rev. Sociétés, 2004, p. 93, note Y. Chartier ; Bull. Joly Sociétés, 2004, p. 286, note A. Couret ; Cass. civ. 1, 25 janvier 2005, n° 01-10.395, Société civile professionelle (SCP) Denoël, Liot, Bouroullec, Cadiou-Mahe, devenue la société civile professionnelle Liot, Bouroullec, Cadiou-Mahe, Davy c/ M. Gilles Lancelot, FS-P+B (N° Lexbase : A2814DGC), Bull. civ. I, n° 49 ; RJDA, 5/2005, n° 565 ; D., 2005, act. jur., p. 432, obs. A. Lienhard ; Bull. Joly Sociétés, 2005, p. 637, note J.-J. Daigre ; Rev. Sociétés, 2005, p. 608, note Y. Chartier.
(7) Cass. civ. 1, 25 novembre 2003, préc., note 6 ; Cass. com., 30 novembre 2004, deux arrêts, n° 03-15.278, Société civile immobilière Notre Dame c/ Mme Margueritte Auran, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A1324DER) et n° 03-13.756, Société Ternetix c/ Société Néopost France, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A1303DEY), Bull. civ. IV, n° 210 et 211 ; JCP éd. E, 2005, n° 4, p. 139, note H. Hovasse ; Defrénois, 2005, p. 904, obs. J. Honorat.

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