La lettre juridique n°306 du 29 mai 2008 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] Du bon usage de la délégation de pouvoir

Réf. : Cass. soc., 18 mai 2008, n° 07-40.002, Régie autonome des transports parisiens (RATP) c/ M. Didier Raynaud, F-D (N° Lexbase : A5406D8Q) ; Cass. crim., 8 avril 2008, 07-80.535, M. Claude PIC, F-P+F (N° Lexbase : A5440D8Y)

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010



Lorsqu'une entreprise atteint une certaine taille, le chef d'entreprise se trouve, fréquemment, confronté à une impossibilité matérielle d'exercer seul les pouvoirs de direction. Il lui est, alors, possible, sinon nécessaire, d'associer un tiers à leur exercice au moyen de la délégation de pouvoir. Ainsi qu'il a été démontré, la délégation constitue une technique conventionnelle d'organisation de l'entreprise (1). Souvent envisagée au regard de ses effets en terme de transfert de la responsabilité pénale du chef d'entreprise, la délégation de pouvoir joue, également, un rôle important en matière sociale. Si la mise en oeuvre de cette technique n'est pas fondamentalement différente dans l'un et l'autre cas, la Cour de cassation semble faire preuve de beaucoup plus de rigueur quant à son admission lorsque la délégation opère dans le domaine pénal.

Résumé


Pourvoi n° 07-40.002 : "En statuant ainsi, alors, d'une part, que la délégation impersonnelle donnée le 17 septembre 2002 au directeur du département gestion et innovations sociales, afin, notamment, de mener le dialogue social et conclure des accords collectifs', constituait une délégation de pouvoir, et, alors, d'autre part, que les effets d'une délégation de pouvoir sont indépendants de la personne du délégant et du délégataire, la cour d'appel a violé le principe et les textes susvisés".


Pourvoi n° 07-80.535 : "En prononçant ainsi, la cour d'appel qui, par des motifs contradictoires, a, à la fois déclaré inopérante l'argumentation de Claude P. prise d'un défaut de délégation de pouvoirs de la part de la société ICR et retenu à la charge du prévenu une infraction aux règles de sécurité ne pouvant, selon les dispositions de l'article L. 263-2 du Code du travail (N° Lexbase : L6047ACX), devenu l'article L. 4741-1 du même code (N° Lexbase : L1970HXA), être imputée qu'au seul chef d'établissement ou à son délégataire, n'a pas justifié sa décision".


Commentaire


I La délégation de pouvoir en matière sociale


  • Une forme particulière de mandat


Encore que la question puisse être discutée (2), on peut, raisonnablement, considérer que la délégation de pouvoir est une forme particulière de mandat. Partant, les conditions générales de la première doivent être définies par référence au second (3). Cette assertion est confirmée par l'arrêt rendu le 18 mai 2008 par la Chambre sociale et, plus précisément, par le visa retenu. En effet, sont mentionnés les articles 1984 (N° Lexbase : L2207ABD) et 2003 (N° Lexbase : L2238ABI) du Code civil, dont on sait qu'ils ont trait au contrat de mandat.


On reste, en revanche, plus dubitatif quant à la référence aux "principes généraux du droit applicables en matière de délégation de pouvoir". C'est, à notre connaissance, la première fois que la Cour de cassation vise de tels principes généraux, dont on peine à tracer les contours précis au regard de la jurisprudence de cette même Cour de cassation. Sans doute, celle-ci a-t-elle voulu donner un fondement adéquat à la solution retenue dans un arrêt qui, il faut le souligner, ne fera pas l'objet d'une publication. Cela n'était, cependant, pas nécessaire et la référence aux seuls textes relatifs au mandat pouvait, sans doute, suffire pour assurer la pérennité de la délégation de pouvoirs en cas de changement d'identité du délégant ; question qui était au coeur de l'arrêt rapporté.


En l'espèce, la Régie autonome des transports parisiens (RATP), alors représentée par le directeur du département gestion et innovations sociales, en vertu d'un pouvoir délivré le 17 septembre 2002 par le président directeur général de cet établissement public, avait conclu avec des syndicats, les 3 octobre 2002 et 26 juin 2003, des accords collectifs instituant un régime de protection sociale d'entreprise et une mutuelle de groupe, à adhésion obligatoire. En application de ces accords, des prélèvements de cotisations à ce régime avaient été opérés à partir du 1er janvier 2004 sur la rémunération des agents. L'un d'entre eux, employé comme machiniste depuis 1985, avait demandé au juge prud'homal qu'il soit mis fin à ces prélèvements et que le remboursement des cotisations prélevées soit ordonné.


Pour faire droit à cette demande, la cour d'appel avait retenu que la délégation de pouvoirs donnée le 17 septembre 2002 à Mme T., en qualité de directeur du département gestion et innovations sociales, par le président directeur général de la RATP alors en fonction, était devenue caduque à la suite de la désignation d'un nouveau président-directeur général en la personne de Mme I., le 25 septembre 2002. Celle-ci n'ayant délivré une nouvelle délégation de pouvoir remplaçant la précédente que le 20 septembre 2004, il en résultait que Mme T. n'avait pas le pouvoir de conclure l'accord du 26 juin 2003 et qu'en conséquence, cet accord ne pouvait être opposé à M. R..


Cette décision est cassée par la Chambre sociale qui, au visa précité des "principes généraux du droit applicables en matière de délégation de pouvoir, ensemble les articles 1984 et 2003 du Code civil", affirme "qu'en statuant ainsi alors, d'une part, que la délégation impersonnelle donnée le 17 septembre 2002 au directeur du département gestion et innovations sociales, afin, notamment, de mener le dialogue social et conclure des accords collectifs', constituait une délégation de pouvoir, et alors, d'autre part, que les effets d'une délégation de pouvoir sont indépendants de la personne du délégant et du délégataire, la cour d'appel a violé le principe et les textes susvisés".


  • La pérennité de la délégation de pouvoir


L'enseignement majeur qui ressort de cette décision réside dans l'idée que la disparition de l'organe du groupement doté de la qualité de chef d'entreprise n'a pas pour effet de remettre en cause la délégation de pouvoir qu'il avait consentie (4). A dire vrai, cette solution n'est pas pour surprendre, dans la mesure où elle est appliquée avec constance en droit des sociétés. Ainsi, dans un arrêt du 4 février 1997, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a estimé que le départ du président du conseil d'administration n'entraîne pas ipso facto la caducité de la délégation qu'il a octroyée à un salarié, au motif que cette délégation fût accordée "au nom et pour le compte de la société, et non en son nom personnel", de sorte que la société "restait engagée par celle-ci malgré le changement de président, tant qu'elle n'avait été révoquée" (5).


L'arrêt commenté ne constitue, au fond, qu'une transposition de cette solution dans le domaine social. Il reste que l'on peut s'interroger sur son fondement juridique, au-delà du visa retenu par la Cour de cassation, dont on a vu qu'il pouvait prêter à discussion. Ainsi que l'a avancé un auteur, "l'acte juridique de délégation de pouvoir est un acte juridique d'organisation, accomplit par l'organe du groupement en qualité de représentant de l'entrepreneur. Partant, le dirigeant qui exerce le pouvoir de déléguer agit en qualité de représentant de la personne morale [...]. Si le départ du délégant ne rend pas caduque sa délégation de pouvoir, c'est parce qu'elle unit directement la personne morale entrepreneur au délégataire, en créant entre eux un lien de nature contractuelle" (6) .


Au regard de cette explication, le remplaçant n'a pas à consentir à une délégation qui s'impose déjà à la personne morale. En revanche, il peut la dénoncer en exerçant son pouvoir d'organisation. Il faut donc approuver la Cour de cassation pour avoir, en l'espèce, fait produire son effet à la délégation, malgré le changement de président-directeur général.


A lire le motif de principe de l'arrêt, il semble, en outre, que, pour la Cour de cassation, la personne du délégataire importe peu. Plus exactement, il est affirmé que "les effets d'une délégation de pouvoir sont indépendants de la personne du délégant et du délégataire". Il faut, sans doute, comprendre que le changement de délégataire n'aurait pas non plus été de nature à rendre caduque la délégation de pouvoir consentie. Cela peut, sans aucun doute, être admis, dès lors que la délégation est attachée à une fonction, telle celle de directeur des ressources humaines ou, comme en l'espèce, de "directeur du département gestion et innovations sociales". En revanche, lorsque la délégation est conférée à une personne nommément désignée, son éviction de la société la remet en cause. Relevons qu'en l'espèce, la Chambre sociale prend soin de préciser que la délégation de pouvoir était "impersonnelle", ce qui paraît signifier qu'elle était plus attachée à la fonction en cause, qu'à la personne de celui qui en était investi. Une telle "délégation fonctionnelle" (7) semble exclue en matière pénale.


II La délégation en matière pénale


  • Conditions d'efficacité


Le chef d'entreprise peut éviter les condamnations pénales pour infraction à la réglementation du travail en déléguant ses pouvoirs à un salarié. Pour le dire autrement, la délégation de pouvoir a pour effet d'entraîner un transfert de la responsabilité pénale du chef d'entreprise vers son délégataire.


Cette conséquence, pour le moins importante, a conduit la Cour de cassation à soumettre la délégation de pouvoir en matière pénale à des conditions d'efficacité rigoureuses. Selon la formule désormais classique : "sauf si la loi n'en dispose pas autrement, le chef d'entreprise qui n'a pas pris personnellement part à la réalisation de l'infraction, peut s'exonérer de sa responsabilité pénale s'il apporte la preuve qu'il a délégué ses pouvoirs à une personne dotée de la compétence, de l'autorité et des moyens nécessaires" (8). L'efficacité de la délégation est, ainsi, subordonnée à des conditions tenant, d'une part, à la personne du délégataire et, d'autre part, à l'objet même de la mission qu'elle comporte (9).


Le chef d'entreprise étant, en principe, responsable dès qu'une infraction à la réglementation du travail est constatée dans ses établissements, il lui appartient d'invoquer la délégation de pouvoir pour qu'elle puisse jouer son rôle exonératoire. Cela ne suffit évidemment pas puisqu'il lui faut, en outre, rapporter la preuve de la délégation.


  • Preuve de la délégation de pouvoir et rôle des juges du fond


Si en la matière la preuve est libre, encore convient-il que cette démonstration s'appuie sur des éléments suffisamment précis et convaincants (10). Or, et pour en venir à l'arrêt rendu par la Chambre criminelle le 8 avril 2008, il apparaît qu'une telle démonstration n'avait pas été faite. Plus précisément, c'était moins l'employeur qui était, ici, en cause que les juges du fond.


En l'espèce, un salarié de la société Ingénierie Concept Réalisations (ICR), société qui assumait la maîtrise d'ouvrage déléguée d'une opération de construction de logements, avait été poursuivi devant le tribunal correctionnel, pour avoir laissé une salariée, employée par l'entreprise de nettoyage Nera Propreté, utiliser un ascenseur non conforme lors de travaux préalables à la réception des appartements, et involontairement causé à celle-ci des blessures entraînant une incapacité de travail supérieure à trois mois.


Pour déclarer le salarié coupable, notamment, de l'infraction à la réglementation relative à l'hygiène et à la sécurité, l'arrêt attaqué avait relevé que le prévenu n'était pas fondé à invoquer un défaut de délégation de pouvoirs en matière de sécurité et qu'il ne pouvait prétendre ignorer la non-conformité de l'ascenseur, ayant pris part aux réunions de chantier et étant chargé de constater la levée des réserves des parties privatives et communes de l'immeuble.


Cette décision est cassé par la Chambre criminelle qui considère "qu'en se prononçant ainsi, la cour d'appel qui, par des motifs contradictoires, a, à la fois déclaré inopérante l'argumentation de Claude P. prise d'un défaut de délégation de pouvoirs de la part de la société ICR et retenu à la charge du prévenu une infraction aux règles de sécurité ne pouvant, selon les dispositions de l'article L. 263-2 du Code du travail, devenu l'article L. 4741-1 du même code, être imputée qu'au seul chef d'établissement ou à son délégataire, n'a pas justifié sa décision" (11).


Cette solution nous paraît devoir être entièrement approuvée. Un salarié ne peut être poursuivi du chef d'infraction aux règles de sécurité qu'à la condition d'être titulaire d'une délégation de pouvoir. Partant, les juges du fond, à partir des éléments de preuve apportés par le chef d'entreprise, doivent caractériser, en tous ces éléments, une telle délégation.


Il importe, par ailleurs, de remarquer que l'arrêt est de nature à écarter certaines craintes qu'avait pu faire naître la recodification. En effet, là où, antérieurement, le texte d'incrimination visait "les chefs d'établissement, directeurs, gérants" (C. trav., art. L. 263-2, anc.), le nouveau se réfère uniquement à "l'employeur" (C. trav., art. L. 4741-1). Or, il n'est guère besoin de s'étendre sur le fait que, dans nombre de cas, l'employeur est une personne morale. Par suite, il pouvait être avancé que, désormais et dans ces hypothèses, seul l'employeur pouvait être poursuivi et non son représentant. A dire vrai, cette assertion était éminemment discutable à, au moins, deux égards. Tout d'abord, il n'est plus à démontrer que notre législateur, au moins dans le domaine social, confond allègrement les notions d'employeur, de chef d'entreprise ou d'établissement et de représentant de la personne morale (12). Ensuite, et surtout, ainsi qu'il a été affirmé et martelé, il s'agit d'une recodification à droit constant, qui ne doit donc entraîner aucune modification des règles de droit applicables.


En affirmant, dans l'arrêt sous examen, qu'une infraction aux règles de sécurité ne peut, "selon les dispositions de l'article L. 263-2 du Code du travail, devenu l'article L. 4741-1 du même code, être imputée qu'au seul chef d'établissement [...]" (13), la Chambre criminelle nous démontre qu'elle n'entend pas modifier sa jurisprudence.


Pour en terminer, et bien que l'arrêt de la Chambre criminelle ne portait nullement sur la question, on peut se demander quel serait l'effet de changements dans la personne du délégataire. Ainsi que l'ont relevé certains auteurs, "s'il n'est pas douteux qu'en matière sociale, ces changements n'affectent pas, en principe, l'efficacité du mécanisme de délégation, il en va autrement sur le plan pénal, dans la mesure où le transfert de la responsabilité pénale est lié à l'acceptation de celle-ci par le délégataire. Dans cette mesure, la délégation est forcément personnalisée" (14). En d'autres termes, l'éviction du délégataire entraînerait la caducité de la délégation de pouvoir qui devrait être formellement octroyée au remplaçant.



(1) N. Ferrier, La délégation de pouvoir, technique d'organisation de l'entreprise, Litec, Bibliothèque de droit de l'entreprise, préf. Ph. Petel.
(2) Sur ces discussions, v. la thèse de N. Ferrier, spéc., pp. 89 et s..
(3) N. Ferrier, op. cit., pp. 197 et s..
(4) La fait que la Cour de cassation qualifie "la délégation impersonnelle donnée le 17 septembre 2002 au directeur du département gestion et innovations sociales, afin, notamment, 'de mener le dialogue social et conclure des accords collectifs'" de délégation de pouvoir n'appelle pas de commentaire, au moins sur l'objet de la délégation. S'agissant de son caractère "impersonnel", nous y reviendrons ultérieurement.
(5) Cass. com., 4 février 1997, n° 94-20.681, M. Pradeau c/ Banque La Hénin (N° Lexbase : A1561ACS), Bull. civ. IV, n° 44 ; JCP éd. G, 1997, I, 676, obs. A. Viandier et J.-J. Caussain. V., aussi, Cass. com., 15 mars 2005, n° 03-13.032, Société générale c/ M. Moyrand, F-P+B (N° Lexbase : A2986DH3).
(6) N. Ferrier, thèse préc., § 178.
(7) Selon l'expression des Professeurs A. Coeuret et E. Fortis, Droit pénal du travail, Litec, 3ème éd., 2004, § 323.
(8) Cass. crim., 11 mars 1993, n° 91-80.598, Berthy Raymond, publié (N° Lexbase : A1522ATK).
(9) Sur ces conditions d'efficacité, v., notamment, A. Coeuret et E. Fortis, ouvrage préc., pp. 145 et s..
(10) A. Coeuret et E. Fortis, ibid., § 327.
(11) Relevons qu'après avoir visé l'article 593 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3977AZC), la Cour de cassation affirme "que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux chefs péremptoires des conclusions des parties ; que l'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence".
(12) Ainsi, et pour ne prendre qu'un seul exemple, l'article L. 2232-31 dispose que, du côté patronal, les conventions et accords de groupe sont négociés et conclus par "l'employeur de l'entreprise dominante". Il s'agit, en réalité, du représentant légal de la société mère.
(13) Nous soulignons.
(14) A. Coeuret et E. Fortis, ouvrage préc., § 323.

Décisions


1° Cass. soc., 18 mai 2008, n° 07-40.002, Régie autonome des transports parisiens (RATP) c/ M. Didier Raynaud, F-D (N° Lexbase : A5406D8Q)


Cassation de CA Versailles (6ème ch.), 17 octobre 2006


Textes visés : les principes généraux du droit applicables en matière de délégation de pouvoir, ensemble les articles 1984 (N° Lexbase : L2207ABD) et 2003 (N° Lexbase : L2238ABI) du Code civil


Mots clefs : délégation de pouvoir ; caducité ; personne du délégant et du délégataire.


Liens base :


2° Cass. crim., 8 avril 2008, 07-80.535, M. Claude PIC, F-P+F (N° Lexbase : A5440D8Y)


Cassation de CA Nîmes, ch. correctionnelle, 12 décembre 2006


Texte visé : C. proc. pén., art. 593 (N° Lexbase : L3977AZC)


Mots-clefs : délégation de pouvoir ; conditions d'efficacité ; preuve ; rôle du juge.


Liens base :

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