Réf. : Cass. soc., 13 décembre 2007, n° 06-45.818, Société Groupe Pierre le Goff Normandie c/ Mme Nadine Fouque, FS-P+B (N° Lexbase : A0824D3W) ; Cass. soc., 13 décembre 2007, n° 06-44.080, M. Gérard Tauleigne c/ M. Yvan Martin et a., FS P+B (N° Lexbase : A0815D3L)
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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
Résumés
Pourvoi n° 06-45.818 : la cour d'appel, qui a constaté, dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation, que le licenciement avait été prononcé pour une inaptitude physique résultant d'agissements fautifs de l'employeur, commis antérieurement à la date d'application de la loi du 17 janvier 2002 ayant institué l'article L. 122-49 du Code du travail (N° Lexbase : L0579AZH) relatif au harcèlement moral, peut valablement considérer le licenciement d'un salarié sans cause réelle et sérieuse. Pourvoi n° 06-44.080 : si les règles relatives à la charge de la preuve ne constituent pas des règles de procédure applicables aux instances en cours mais touchent le fond du droit, de sorte que le harcèlement moral allégué devait, en l'espèce, être examiné au regard des dispositions de l'article L. 122-52 du Code du travail dans sa rédaction antérieure à la loi du 3 janvier 2003, l'arrêt attaqué n'encourt pas la censure dès lors que les juges du fond, d'une part, ont estimé que la décision de licenciement était justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement et, d'autre part, sur la demande de dommages intérêts en réparation d'un préjudice résultant d'agissements fautifs de harcèlement, ont retenu que les faits allégués n'étaient pas susceptibles de revêtir la qualification de harcèlement moral. |
Commentaire
1. L'application dans le temps de la loi du 17 janvier 2002 introduisant un dispositif de lutte contre le harcèlement moral
Le phénomène du harcèlement moral au travail a, tout d'abord, été mis en évidence par des psychiatres. Ainsi, selon Heinz Leymann (1), le mobbing (terme anglais de harcèlement moral) "définit l'enchaînement, sur une assez longue période, de propos et d'agissements hostiles, exprimés ou manifestés par une ou plusieurs personnes envers une tierce personne (la cible)". Pour Marie-France Hirigoyen (2), la notion de harcèlement moral recouvre "toute conduite abusive se manifestant notamment par des comportements, des paroles, des actes, des gestes, des écrits, pouvant porter atteinte à la personnalité, à la dignité ou à l'intégrité physique ou psychique d'une personne, afin de mettre en péril l'emploi de celle-ci ou dégrader le climat de travail".
Le harcèlement moral a fait une irruption remarquée sur la scène juridique avec la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 qui a introduit dans le Code du travail plusieurs dispositions relatives au harcèlement moral. L'article L. 122-49 du Code du travail vise, ainsi, depuis cette date, des "agissements répétés [...] qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel".
Parmi les éléments du dispositif de lutte contre le harcèlement au travail, figurent la possibilité de sanctionner disciplinairement le salarié harceleur (art. L. 122-50 N° Lexbase : L0581AZK), l'obligation de prévention du chef d'entreprise (art. L. 122-51 N° Lexbase : L0582AZL), un régime probatoire destiné à faciliter la preuve du harcèlement (art. L. 122-52 N° Lexbase : L0584AZN), l'action en substitution des syndicats (art. L. 122-53 N° Lexbase : L0585AZP), ainsi que le recours à une procédure de médiation (art. L. 122-54 N° Lexbase : L0587AZR).
Restent à déterminer les modalités d'application dans le temps de ces dispositions.
Dans la mesure où elles mettent en place un régime d'obligations et de sanctions, les dispositions de la loi nouvelle ne doivent s'appliquer qu'aux faits commis à compter de l'entrée en vigueur de celle-ci. C'est ce qui avait été jugé par la Chambre sociale de la Cour de cassation dans une série de décisions inédites rendues à partir de 2005 (3).
C'est, donc, le premier intérêt du premier arrêt rendu le 13 décembre 2007 (n° 06-45.818) que de confirmer, cette fois-ci dans une décision publiée, l'inapplicabilité de la loi du 17 janvier 2002 à des faits commis antérieurement à son entrée en vigueur.
Mais l'intérêt de cet arrêt réside ailleurs, singulièrement dans le fait qu'en dépit de cette impossibilité d'appliquer la loi du 17 janvier 2002 à des faits antérieurs à son entrée en vigueur, les juges disposent, par ailleurs, des moyens de condamner les employeurs indélicats.
L'examen de la jurisprudence, tant des juridictions du fond que de la Cour de cassation, montre qu'avant 2002 de nombreuses possibilités existaient pour sanctionner des faits de harcèlement, bien avant la consécration par la loi de la spécificité de ces comportements scandaleux.
De nombreuses décisions du fond avaient ainsi stigmatisé "l'imagination démoniaque de certains pervers" (4) et sanctionné des employeurs ayant infligé à certains des brimades, des bureaux placés sous un escalier, le retrait de véhicules de fonction, des mutations à répétition, etc. (5).
Pour décrire ces phénomènes, les juges se référaient soit expressément à la notion de harcèlement (6), soit à la notion de "conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine" (7).
Pour que les agissements soient répréhensibles, il fallait qu'ils soient répétitifs, une action isolée ne constituant pas une attitude de harcèlement (8). En 2003, la Chambre sociale de la Cour de cassation avait considéré comme établi le harcèlement d'une salariée victime de "procédés vexatoires, abusifs et pénibles la poussant à démissionner" (9).
En 2004, et s'agissant de faits antérieurs à la loi du 17 janvier 2002, la Cour de cassation avait, d'ailleurs, donné une définition du harcèlement moral en visant certains faits tels que le fait qu'une salariée "avait fait l'objet d'un retrait sans motif de son téléphone portable à usage professionnel, de l'instauration d'une obligation nouvelle et sans justification de se présenter tous les matins au bureau de sa supérieure hiérarchique, de l'attribution de tâches sans rapport avec ses fonctions", ces "faits" ayant été les "générateurs d'un état dépressif médicalement constaté nécessitant des arrêts de travail" (10).
Parmi les textes mobilisés, figuraient l'article 1134, alinéa 3, du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC), consacrant l'exigence de bonne foi dans l'exécution du contrat de travail (11), l'article L. 122-45 du Code du travail (N° Lexbase : L3114HI8) qui constitue le siège des applications du principe de non-discrimination (12), ou, encore, l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ) (13). Certains salariés obtenaient, également, des dommages-intérêts à l'occasion du prononcé de la résiliation judiciaire de leur contrat de travail pour faits de harcèlements (14), le juge des référés prenant même, parfois, des mesures provisoires destinées à autoriser le salarié à quitter l'entreprise (15).
D'autres salariés prenaient, enfin, acte de la rupture du contrat de travail aux torts de l'employeur et obtenaient des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse (16).
Enfin, la jurisprudence avait admis la qualification d'accident du travail pour des dépressions intervenues postérieurement à des faits établis de harcèlement, voire pour des suicides directement induits par des faits de harcèlement (17).
La Cour de cassation avait même considéré que l'employeur ne pouvait pas invoquer à son profit le motif pris de l'inaptitude du salarié, régulièrement constatée par le médecin du travail, dès lors que l'état du salarié résultait directement de faits de harcèlement (18).
C'est cette solution qui se trouve également confirmée par le premier arrêt rendu le 13 décembre 2007, ce qui est parfaitement justifiée puisque l'inaptitude n'est pas imputable au salarié, mais bien au harcèlement.
Cette solution s'inscrit, ainsi, dans un ensemble plus large interdisant, par exemple, à l'employeur d'invoquer l'insuffisance professionnelle du salarié lorsque celle-ci lui est imputable, notamment, lorsqu'il n'a pas fait les efforts nécessaires de formation et d'adaptation à l'emploi (19).
2. L'application dans le temps de la loi du 3 janvier 2003 modifiant les modalités de preuve du harcèlement moral
L'article L. 122-52 du Code du travail, issu de la loi du 17 janvier 2002, visait à favoriser la preuve du harcèlement par le salarié. Ce texte disposait, en effet, qu'"en cas de litige relatif à l'application des articles L. 122-46 (N° Lexbase : L5584ACS) et L. 122-49, le salarié concerné présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ses agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles".
Ce texte constituait un incontestable progrès pour les salariés. Il apparaît, d'ailleurs, que ceux qui ne peuvent invoquer la loi nouvelle en raison de l'antériorité des faits succombent généralement lorsqu'il leur est fait application des règles du droit. Ainsi, dans un arrêt inédit rendu le 13 juillet 2005, la Cour a considéré que "l'article L. 122-52 du Code du travail visant notamment un litige relatif à l'application de l'article L. 122-49 de ce Code, ne saurait s'appliquer à des faits antérieurs à la loi du 17 janvier 2002 ayant institué ce dernier texte", avant de confirmer une cour d'appel qui, "sans inverser la charge de la preuve, souverainement apprécié la portée des éléments de preuve produits devant elle en retenant que les faits invoqués par la salariée ne caractérisent pas de la part de l'employeur un manquement à son obligation d'exécuter loyalement le contrat de travail et ne démontrent pas que l'arrêt de travail et les prolongations successives auraient trouvé leur origine dans le comportement fautif de l'employeur" (20). Dans un autre arrêt en date du 9 novembre 2005, la Cour a également confirmé que "l'article L. 122-52 du Code du travail, visant notamment un litige relatif à l'application de l'article L. 122-49 du même code, ne saurait s'appliquer à des faits antérieurs à la loi du 17 janvier 2002 ayant institué ce dernier texte ; [...] la cour d'appel a souverainement apprécié la portée des éléments de preuve produits devant elle en retenant que n'était pas établie l'existence, à la charge de l'employeur, d'un comportement revêtant les caractères d'un harcèlement moral et de nature à justifier la résiliation du contrat de travail à ses torts" (21).
Ces dispositions ont été modifiées par la loi du 3 janvier 2003, le Gouvernement ayant souhaité remplacer la référence jugée trop imprécise à des éléments de fait laissant "supposer" l'existence d'un harcèlement, par celle, jugée plus adéquate, de faits "qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement".
Certains auteurs ont vu, dans cette réécriture de l'article L. 122-52 du Code du travail, la volonté de restreindre la portée de la règle en se montrant plus exigeant avec les salariés et ce afin d'éviter un effet d'aubaine qui placerait les employeurs en fâcheuse posture.
Cette crainte ne nous paraît pas fondée dans la mesure où les deux versions du texte s'appuient sur la technique de la présomption du fait de l'homme qui fait partie de la culture historique du juge ; on ne voit pas, dès lors, comment le passage du "supposer" au "présumer" pourrait être de nature à modifier l'analyse que le juge fera des éléments de faits, présentés par le salarié, et qui doivent rendre l'hypothèse d'un harcèlement plausible.
Pour le vérifier, il convient, par conséquent, d'observer l'application de l'article L. 122-52, dans sa version d'origine, et celle issue de la loi du 3 janvier 2003, pour vérifier si la situation des salariés a varié, ou non.
Une première difficulté résulte de la nature même de la loi du 3 janvier 2003 ; compte tenu du caractère minime de la modification intervenue dans la rédaction de l'article L. 122-52 du Code du travail, il semblait, en effet, possible de considérer ce texte comme interprétatif de la loi du 17 janvier 2002, ce qui aurait conduit à appliquer la loi de 2003 à la même date que celle de 2002.
Ce n'est pas ainsi qu'a statué la Cour de cassation pour qui il s'agit bien d'une loi nouvelle qui ne peut s'appliquer qu'à des faits postérieurs à son entrée en vigueur (n° 06-44.080), la Cour affirmant que "les règles relatives à la charge de la preuve ne constituent pas des règles de procédure applicables aux instances en cours mais touchent le fond du droit", "de sorte que le harcèlement moral allégué devait en l'espèce être examiné au regard des dispositions de l'article L. 122-52 du Code du travail dans sa rédaction antérieure à la loi du 3 janvier 2003" (22).
Ce qui est particulièrement intéressant dans cette décision rendue le 13 décembre 2007 (n° 06-44.080) tient à l'absence de répercussion de ce principe de survie de la loi ancienne sur le règlement du litige.
Dans cette affaire, en effet, les juges du fond avaient considéré le licenciement du salarié justifié par une cause réelle et sérieuse et les griefs de harcèlement non établis.
Ils avaient, pourtant, fait une application erronée de la nouvelle rédaction de l'article L. 122-52 du Code du travail, dans sa version issue de la loi du 27 janvier 2003. Or, l'application de l'ancienne version est sans incidence ici sur l'issue du litige, la Cour de cassation considérant, au contraire, que "l'arrêt attaqué n'encourt pas la censure dès lors que les juges du fond, d'une part, ont estimé que la décision de licenciement était justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement et, d'autre part, sur la demande de dommages intérêts en réparation d'un préjudice résultant d'agissements fautifs de harcèlement, ont retenu que les faits allégués n'étaient pas susceptibles de revêtir la qualification de harcèlement moral".
La Cour de cassation ne fait donc aucune allusion au passage du "supposer" au "présumer ", marquant ainsi très certainement son indifférence au changement de vocabulaire. Il conviendra, toutefois, d'attendre que, pour des faits antérieurs au 5 janvier 2005, des salariés ayant obtenu gains de cause en se voyant appliquer par erreur la loi nouvelle, se verront confirmés dans leurs droits par application de la loi du 17 janvier 2002. Alors il sera possible d'affirmer que la loi du 3 janvier 2003 n'a constitué qu'une simple péripétie dans l'édification d'une protection véritable des salariés contre le harcèlement.
Décisions
Cass. soc., 13 décembre 2007, n° 06-45.818, Société Groupe Pierre le Goff Normandie c/ Mme Nadine Fouque (N° Lexbase : A0824D3W) Rejet (cour d'appel de Rouen, chambre sociale, 26 septembre 2006) Textes concernés : C. trav., art. L. 122-24-4 (N° Lexbase : L1401G9R), L. 122-14-3 (N° Lexbase : L5568AC9), L. 122-14-4 (N° Lexbase : L8990G74) et L. 122-49 (N° Lexbase : L0579AZH) Mots clef : licenciement ; inaptitude ; fautes de l'employeur ; licenciement privé de cause réelle et sérieuse Cass. soc., 13 décembre 2007, n° 06-44.080, M. Gérard Tauleigne c/ M. Yvan Martin et a. (N° Lexbase : A0815D3L) Rejet (cour d'appel de Paris, 21e chambre, section C, 23 mai 2006) Mots clef : harcèlement ; preuve ; application de la loi du 3 janvier 2003 Liens base : |
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