La lettre juridique n°262 du 31 mai 2007 : Sociétés

[Jurisprudence] La force des règles statutaires dans les sociétés civiles immobilières (où l'ordre sociétaire l'emporte sur les désordres familiaux)

Réf. : Cass. civ. 3, 25 avril 2007, n° 06-11.833, M. Gilles Pellegrini, mandataire judiciaire, FS-P+B (N° Lexbase : A0289DWM)

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le 07 Octobre 2010

Diderot, au siècle des Lumières, affirmait, dans l'Encyclopédie, que "la soumission à la volonté générale est le lien de toutes les sociétés". Sans doute, le célèbre philosophe limitait-il cet aphorisme à la seule civitas, mais l'on peut s'interroger, en détournant son propos, sur l'interprétation qu'il conviendrait de donner, en droit, à cette soumission à la volonté générale dans les personnes morales. La Cour de cassation nous donne une réponse partielle à cette question dans l'arrêt qu'a rendu la troisième chambre civile le 25 avril 2007, partielle en ce que sa décision ne concerne que les sociétés civiles. Ces dernières, en effet, ont une nature particulière, qui les distingue de leurs homologues commerciales : une "coexistence du contrat et de la personnalité morale" (1), cette dualité apparaissant dans l'opposition entre le régime contractuel de la gérance et les autres aspects du fonctionnement de la société. Sur ce point, l'arrêt commenté confirme indiscutablement la supériorité de l'ordre social statutaire. Dans une affaire où la mésentente des associés, membres d'une même famille, avait contraint l'un des cogérants à demander la dissolution et la liquidation d'une société civile, la question, à laquelle le juge devait répondre, était de savoir comment l'occupation gratuite d'un immeuble appartenant à une société civile immobilière, par certains de ses associés, pouvait se trouver justifiée, alors qu'elle était contraire aux statuts.

C'est ainsi que la Cour conclut à la cassation de l'arrêt d'appel qui n'avait pas privilégié les règles statutaires face à la manifestation de la volonté non formalisée des associés (I). Cette solution constitue, ainsi, un facteur d'alignement du régime des sociétés civiles sur celui qui prévaut en droit commun (II).

I - La règle statutaire face à la volonté des associés

La particularité de cette affaire, et, également, de la motivation de la cour d'appel, tient à la situation des associés de la SCI, certains d'entre eux occupant les locaux achetés par la société (A). Cette situation va conduire les juges du fond à prendre en considération les aspects familiaux (B) du fonctionnement de cette dernière sans se préoccuper des statuts.

A - Une occupation gratuite des locaux d'une SCI par ses associés dans un contexte de mésentente

La société civile immobilière Minor (la SCI) est une société dont le capital social est partagé par moitié entre Monsieur T., associé cogérant, et les consorts M., tous membres de la même famille. La SCI achète un immeuble que les consorts M. vont habiter à titre gracieux, à compter du 1er juin 2000. Une mésentente étant survenue entre les associés, M. T. assigne les consorts M., le 4 mars 2004, demandant la dissolution de la société, la nomination d'un liquidateur et le paiement d'une indemnité d'occupation de la part des occupants. Une assemblée générale de la SCI est convoquée par M. T. et se réunit le 24 mai 2004, date à laquelle son projet de résolution prévoyant la fixation d'un loyer en contrepartie de l'occupation de l'immeuble est rejeté.

L'affaire vient en appel devant la cour de Versailles, qui rend son arrêt le 15 décembre 2005, décidant que l'indemnité était bien due par les consorts M., mais que le point de départ de son calcul devait être fixé à la date du rejet de la résolution prévoyant la fixation d'un loyer. La cour se fonde, pour justifier sa décision, sur le fait que, dans le cadre de l'entente entre les membres de la même famille, l'obtention de certaines facilités était envisageable et que ces facilités avaient pu être accordées temporairement à certain d'entre eux. C'est ainsi qu'il convenait, selon elle, de ne faire débuter le calcul de l'indemnité d'occupation des locaux qu'à compter du 24 mai 2004.

Un pourvoi en cassation est, alors, formé par M. T., la SCI et le mandataire judiciaire chargé de la liquidation. La question principale posée au juge était de savoir, en l'espèce, si l'occupation temporaire et gratuite des locaux d'une SCI par ses associés, contrairement aux statuts, la société étant composée de membres de la même famille, pouvait se trouver justifiée en l'absence de tout accord donné conformément aux dispositions applicables aux sociétés.

B - Une décision d'appel marquée par le caractère familial de la société

La perspective retenue par la cour d'appel renvoie, indirectement, à envisager le problème juridique, en quelque sorte, sous l'angle de l'opposabilité des décisions et résolutions à l'encontre des associés. A la condition de suivre le raisonnement sur ce terrain, on pourrait, ainsi, apprécier en quoi le juge du fond a cherché à adopter une solution mesurée. En effet, dans cette affaire, ce dernier ne cherche pas à établir la démonstration d'un accord tacite d'occupation des locaux entre les anciens associés à l'époque où leurs relations étaient sereines. L'aurait-il fait, d'ailleurs, qu'il aurait dû faire prévaloir les statuts, comme nous allons le voir par la suite, alors qu'à l'évidence, ce n'est pas la solution qu'il souhaitait retenir. L'arrêt fait donc apparaître, bien que de façon implicite, que l'occupation à titre gratuit, durant presque quatre ans, n'était apparue insupportable à M. T. qu'à la suite de la mésentente. On comprend, dès lors, que sa demande d'indemnité puisse être suspectée d'être la conséquence directe de cette mésentente et ne traduise pas la réalité des relations originaires entre associés, telles qu'elles étaient établies auparavant. En conséquence, le calcul des loyers n'aurait pu débuter, dans le raisonnement de la cour d'appel, qu'à l'instant de la manifestation explicite du cogérant de mettre fin à l'occupation.

Les motifs de la cour d'appel, rapportés par le juge du droit, laissent ainsi transparaître une argumentation pro domo, largement fondée, en l'occurrence, sur la recherche d'un équilibre de fait dans la situation des coassociés égalitaires. En l'espèce, les juges de Versailles font, ainsi, valoir "qu'il est concevable que dans le cadre d'une parfaite entente entre associés de la même famille, certaines facilités peuvent être temporairement accordées à l'un d'entre eux". Pour le moins, l'affirmation peut recouvrir différentes significations : impossibilité morale du cogérant à faire appliquer les statuts, volonté d'entraide familiale, tolérance... ; toutes ces interprétations sont envisageables. Ce qui est certain, en revanche, c'est que le juge établit, qu'à l'origine, les associés de la même famille s'entendaient de façon "parfaite", cette entente justifiant sans doute -selon lui- l'occupation temporaire et gratuite des locaux de la SCI.

Reste que la rédaction, outre son caractère équivoque, apparaît assez singulière, dans le sens où le juge du fond établit qu'il est "concevable" que des facilités soient accordées. Dès lors, c'est là une reconnaissance implicite de l'absence de preuve d'une convention, cette occupation "concevable" supposant, dans l'esprit du juge, la reconnaissance d'un accord unanime entre les associés. On le sait, toutefois, cet accord ne peut être tacite et doit résulter d'une manifestation de volonté matérialisée dans un acte. En effet, cette exigence avait déjà été affirmée par la première chambre civile de la Cour de cassation qui avait établi, dans une décision du 21 mars 2000 (2), que "lorsqu'en l'absence d'une réunion d'assemblée ou d'une consultation écrite, les décisions des associés résultent de leur consentement unanime, ce consentement doit être exprimé dans un acte" (3). Il s'agissait, dans cette espèce, de sanctionner la cour d'appel de Pau qui avait faussement décidé que "la volonté unanime des associés pouvait être établie par tout moyen et se déduire du mode de fonctionnement de la société" (4).

On comprend mieux, à la lumière de cette jurisprudence, l'obscurité apparente de la rédaction de la cour d'appel de Versailles : il s'agissait d'éviter l'inévitable sanction du juge du droit en ne faisant jamais ressortir l'existence d'un accord tacite car cette solution aurait risqué d'encourir la cassation.

II - La règle statutaire privilégiée par la Cour de cassation

Le problème est examiné selon une autre perspective par la Cour de cassation : elle se fonde uniquement sur la contrariété de l'acte d'occupation aux règles statutaires (A) pour imposer le respect des règles de droit commun des sociétés. Elle confirme, ainsi, l'intangibilité des sujétions de l'ordre social interne (B), en l'absence de décision conforme des associés.

A - La cassation pour absence de décision des associés

C'est au quadruple visa des articles 1848 (N° Lexbase : L2045ABD) et, ensemble, des articles 1852 (N° Lexbase : L2049ABI), 1853 (N° Lexbase : L2050ABK) et 1854 (N° Lexbase : L2051ABL) du Code civil que le juge du droit va casser l'arrêt de la cour d'appel de Versailles. En effet, celle-ci avait relevé que l'occupation gratuite de l'immeuble appartenant à la SCI était contraire aux statuts et n'avait pas constaté, en contrepartie, que cette occupation avait été autorisée à l'unanimité, dans les conditions prévues aux articles 1853 et 1854 du Code civil. Ainsi, la cour d'appel ayant violé les textes précités, sa décision est cassée, mais uniquement dans sa partie concernant la date de fixation du calcul de l'indemnité.

Sur ce point, la lecture des textes fondant la décision de la Cour de cassation éclaire sur l'équilibre des rapports qui s'établissent au sein de la société. D'abord, la mention -isolée- de l'article 1848 qui renvoie au mode de fonctionnement de la gérance et de la cogérance (5). En effet, ce régime de cogérance égalitaire constituant une cause de mésentente et, en conséquence, de paralysie de la société, le recours aux articles 1852 à 1854 s'imposait. Ces derniers établissent, de la sorte, d'une part, que les décisions qui excèdent les pouvoirs du gérant sont prises à l'unanimité en l'absence de règles statutaires (C. civ., art. 1852). Ils disposent, d'autre part, que les décisions sont prises en assemblée ou, si les statuts le prévoient, peuvent faire l'objet d'une consultation écrite (C. civ., art. 1853) ou encore, que, en toute hypothèse, les décisions peuvent résulter du consentement de tous les associés exprimé dans un acte (C. civ., art. 1854).

En l'espèce, le juge du droit était confronté à l'exigence d'une unanimité formalisée : en premier lieu, parce que les pouvoirs excédaient ceux du gérant et, en second lieu, parce qu'il était nécessaire de constater cette unanimité au moyen d'une consultation écrite si les statuts le prévoyaient ou d'un acte spécifique s'ils ne les prévoyaient pas. A ce titre, le juge du droit conclut que l'occupation gratuite d'un immeuble appartenant à la société était contraire aux statuts et que la cour d'appel n'avait pas constaté qu'une décision emportant droit d'occupation gratuite avait été prise à l'unanimité des associés. Ainsi, la Cour de cassation établit la violation des articles 1848, 1852, 1853 et 1854 du Code civil. Elle confirme, par là même, la jurisprudence qui vient d'être rappelée : le mode de fonctionnement de la société, fût-il particulier, ne saurait contredire celui qui est prévu par les statuts ou, à défaut, celui qui est imposé par le droit commun des sociétés ainsi que celui qui est propre aux sociétés civiles. C'est pourquoi, la troisième chambre civile censure l'arrêt d'appel, mais partiellement, et uniquement en ce qu'il fixait le point de départ du calcul du loyer au jour de la résolution rejetée, marquant la volonté du cogérant de mettre fin à la situation antérieure, c'est-à-dire le 24 mai 2004.

B - Un alignement progressif sur le régime institutionnel des sociétés commerciales

Pourtant, au-delà de ces aspects jurisprudentiels, où l'on ne saurait qu'approuver sans réserve la solution du juge du droit, les positions des juges du fond paraissent "concevables" pour paraphraser leur propre rédaction. En effet, la constitution de SCI familiales obéit davantage à des motivations fiscales ou patrimoniales qu'à celles qui, traditionnellement, sont à l'origine de la création de sociétés commerciales. Pour autant, l'affectio societatis est incontestable dans ces sociétés mais, derrière celui-ci, se profile un autre type de rapport, ou l'affection familiale -bien ténue, en l'espèce- altère leur fonctionnement. Le juge du fait, en toute logique, se trouve en situation d'apprécier plus concrètement la réalité des rapports sociaux de ce type particulier de groupement et, dans l'affaire considérée, privilégie incontestablement l'ordonnancement des sentiments à l'ordre social. L'écran de la personnalité morale ne devient, ainsi, plus qu'un voile diaphane, à peine susceptible de protéger les pudeurs de ladite personne. Elles mériteraient, pourtant, d'être d'autant plus masquées qu'un célèbre aphorisme populaire souligne les vertus de la discrétion : chacun connaît l'adage, "mieux vaut laver son linge sale en famille".

Face à ces considérations pratiques, une autre justification se profile, historique cette fois, qui tient au particularisme du fonctionnement des sociétés civiles. L'appréciation de l'équilibre à donner à ces deux régimes est, en effet, rendue d'autant plus nécessaire que la forme sociale a connu une profonde évolution depuis la réforme issue de la loi du 4 janvier 1978 (loi n° 78-9, modifiant le Titre IX du Livre III du Code civil N° Lexbase : L1471AIC). Cette réforme, en reconnaissant expressément la personnalité morale de ces sociétés, a soumis ces dernières à un régime institutionnel mais cet aspect a, dans un premier temps, constitué un cadre assez lâche. On rappellera, ainsi, que, pendant une longue période, les sociétés civiles constituées avant le 1er juillet 1978 ont pu, tout en étant des personnes morales, ne pas être immatriculées, avec toutes les conséquences qu'emportait cette situation à l'égard des tiers. Il faudra attendre la loi relative aux nouvelles régulations économiques, du 15 mai 2001 (loi n° 2001-420 N° Lexbase : L8295ASZ), pour que cette immatriculation devienne obligatoire sous peine, selon ce que la doctrine (6) déduisait, à l'époque des textes, que les sociétés concernées soient considérées comme étant dissoutes et liquidées.

Les sociétés civiles ont, ainsi, -s'agissant surtout de celles qui avaient été constituées avant 1978- connu, durant cette période, l'application d'un régime particulièrement souple, caractérisé par une certaine opacité de fonctionnement. De surcroît, la singularité de la société civile s'est trouvée pérennisée par l'absence d'harmonisation communautaire, les sociétés autres que commerciales étant régies par le mécanisme de reconnaissance mutuelle des législations nationales (7). C'est pourquoi, la question (dont, au demeurant, la réponse positive ne fait aucun doute) de l'assimilation des sociétés civiles à de véritables sociétés demeure, parfois, posée devant le juge dans des hypothèses où le droit civil semble pouvoir l'emporter sur l'application du droit commercial. Charge à ce dernier, donc, de dessiner les contours d'une évolution visant autant à sécuriser le fonctionnement de ces sociétés vis-à-vis des tiers, que d'en atténuer la spécificité en en alignant le socle de son régime sur celui du fonctionnement des groupements commerciaux.

Pour conclure, on peut imaginer que le régime antérieurement applicable à ces sociétés, en particulier celui de l'attribution de la personnalité morale en l'absence d'immatriculation, a pu inciter les juges du fond à une certaine clémence vis-à-vis du défaut de formalisme qui semble caractériser le fonctionnement de ces sociétés. Il semble, cependant, que cette période de bienveillance soit révolue. En rappelant la force des statuts, le juge inscrit cette décision dans le mouvement d'évolution du régime de la société civile qui, de la loi du 4 janvier 1978 à la loi sur les nouvelles régulations économiques du 15 mai 2001, a progressivement aligné ce dernier sur celui des sociétés commerciales. Sans nul doute, cet alignement ne pourra jamais coïncider parfaitement, sous peine de faire disparaître l'essence même de la société civile. On comprendrait mal, en effet, que les aspects contractuels disparaissent peu à peu, alors que, dans le même temps, le droit des sociétés commerciales se contractualise, s'agissant, par exemple, de certaines formes sociales comme la société par actions simplifiée. Il reste que si cette évolution continue, elle sera sans doute encore guidée par le souci qu'auront le juge et le législateur de protéger les associés et les créanciers des sociétés civiles.

Jean-Baptiste Lenhof
Maître de conférences à l'ENS - Cachan Antenne de Bretagne
Membre du centre de droit financier de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)


(1) Mémento pratique Francis Lefebvre, Sociétés civiles, éd. Francis Lefebvre, 2007, n° 300.
(2) Cass. civ. 1, 21 mars 2000, n° 98-14.933, M. Le Garrec c/ M. Vincent (N° Lexbase : A5483AWY) ; D. 2000, p. 475 n. Y. Chartier ; RJDA, 5/00, n° 548.
(3) V., également, Memento pratique Francis Lefebvre, Sociétés Civile, éd. Francis Lefebvre, 2006, n° 54 700.
(4) M. Cozian, A. Viandier, F. Deboissy, Droit des sociétés, Litec, 2005, n° 1 516 bis.
(5) Renvoi à l'article 1848 du Code civil in extenso.
(6) A. Viandier, Sociétés et loi NRE, éd. Francis Lefebvre 2007, n° 510 ; G. Daublon, E. Frémaux, Les nouvelles régulations économiques : dispositions intéressant le notariat, Defrénois 2001, art. 37 379, p. 805.
(7) Convention sur la reconnaissance mutuelle des sociétés et des personnes morales, adoptée à Bruxelles le 29 février 1968.

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