La lettre juridique n°262 du 31 mai 2007 : Sociétés

[Questions à...] Le démembrement de propriété de droits sociaux : questions à... Marie Durand et Pierre Andreau, avocats au barreau de Bordeaux

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[Questions à...] Le démembrement de propriété de droits sociaux : questions à... Marie Durand et Pierre Andreau, avocats au barreau de Bordeaux. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3209151-questions-a-le-demembrement-de-propriete-de-droits-sociaux-questions-a-marie-durand-et-pierre-andre
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le 07 Octobre 2010

Comme chez nos ancêtres avides de propriété, le Code civil actuel ne définit, en réalité, que le nu-propriétaire. L'usufruit en découle par différence. Curieux état du droit qui, fort heureusement pour les professionnels, ouvre un champ d'investigations dont les limites sont sans cesse élargies. Pourtant, ces règles élémentaires du Code civil s'écoulent vers le droit commercial et, plus particulièrement, dans le droit des sociétés où elles prennent des désirs d'autonomie. Ainsi, le développement du droit des sociétés et celui des valeurs mobilières a fait que le démembrement, issu du droit civil, s'émancipe des règles initiales. Certains auteurs vont exciper de l'autonomie du démembrement de valeurs mobilières par rapport aux règles civiles. L'exemple le plus connu et certainement le plus utilisé est celui appliqué aux parts de sociétés civiles pour extraire les prérogatives pécuniaires et politiques attachées à ces parts et pour les répartir distinctement entre titulaires de l'usufruit et de la nue-propriété. Quoi de plus excitant dans la gestion des actifs d'une société que de scinder les risques pour les uns (les nu-propriétaires) et les revenus pour les autres (les usufruitiers) ? Oui, le démembrement de propriété n'est pas sans risque, il exige du praticien une prise en compte globale de l'opération et des objectifs que se sont fixés les associés. Rappelons que la finalité du démembrement de propriété est l'extinction automatique de l'usufruit à son terme qui revient au nu-propriétaire. Le plein droit de propriété est alors reformé entre les mains de ce dernier.
On peut, alors, se demander si l'usufruitier est propriétaire d'un droit aussi fort, bien que différent de celui du nu-propriétaire.
En droit civil les habitudes étaient prises en défaveur de l'usufruitier ; en droit des sociétés et surtout des sociétés commerciales, la jurisprudence inverse la vapeur en conférant à l'usufruit des droits plus assurés allant dans le sens de son élargissement par rapport à la "tutelle" du nu-propriétaire. Malheureusement, le Rubicon n'est pas encore franchi et la concurrence reste vive entre les deux catégories de titulaires. C'est là que se trouve réellement la place des qualités du rédacteur des conventions statutaires et extrastatutaires.

Pour faire le point sur cette question, nous avons choisi d'interroger Maître Marie Durand et Maître Pierre Andreau, avocats au barreau de Bordeaux, associés de la Société d'Avocats Compagnie Juridique.

Lexbase : Le démembrement de propriété de parts sociales est souvent pratiqué. Quel est l'intérêt d'une telle opération ?

Pierre Andreau : Les intérêts devrions-nous dire. Ces intérêts sont issus tant de la sphère économique que du droit des affaires comme de la bonne gestion patrimoniale. A la base, le démembrement de la propriété des parts sociales est généralement une situation subie à la suite d'un décès familial. Monsieur décède et laisse dans sa succession la nue-propriété des parts qu'il possédait de son vivant à ses enfants et l'usufruit de ces mêmes parts à son épouse survivante, commune en bien. Là se mêlent, à la fois, indivision et démembrement, ce qui ne va pas sans poser de problèmes, puisque le praticien se trouve confronté, aujourd'hui, à des demandes en partage initiées par certains enfants héritiers. A ce stade, il eut été préférable de préparer la succession pour que l'usufruitière ne tombe pas dans l'indivision et que les nu-propriétaires soient, eux-mêmes, nu-propriétaires divis d'un nombre de parts déterminé à chacun.

C'est dans une telle situation que les prérogatives pécuniaires (droits aux dividendes, principalement) sont attribuées aux uns, alors que les droits politiques (droit de vote, notamment) sont attribués aux autres. Des mixages de ces différents droits sont également possibles. Rappelons que tant dans le Code civil (C. civ., art. 1844, al. 3 et 4 N° Lexbase : L2020ABG) que dans le Code de commerce (C. com., art. L. 225-110, al. 1 et 4 N° Lexbase : L5981AID, pour les SA), le "partage" des prérogatives n'est pas impératif et que les statuts peuvent y déroger pourvu que ces dérogations soient prévues avec une certaine tempérance (cf, par exemple, Cass. com., 22 février 2005, n° 03-17.421, F-D N° Lexbase : A8706DGK, dans lequel la Cour estime que "les statuts peuvent déroger à la règle selon laquelle si une part est grevée d'un usufruit, le droit de vote appartient au nu-propriétaire, à condition qu'il ne soit pas dérogé au droit du nu-propriétaire de participer aux décisions collectives").

Une place particulière doit être réservée aux SAS puisque, des règles applicables aux SA, elles en sont expressément exonérées, l'article L. 227-1 (N° Lexbase : L6156AIT) prévoyant que dans la mesure de leur compatibilité avec les dispositions particulières applicables aux SAS, les règles concernant les sociétés anonymes, à l'exception des articles L. 225-17 à L. 225-126 et L 225-243, sont applicables à la société par actions simplifiée. Sont-elles, pour autant, exonérées du dispositif de l'article 1844 du Code civil et l'imagination du rédacteur des statuts s'en trouve-t-elle "débridée" ? Nous ne le pensons pas, car les règles de l'article 1844 du Code civil précitées sont des dispositions générales qui forment le socle du droit des sociétés en droit français.

Lexbase : Quelles sont les questions impératives que doit se poser le professionnel et qui peuvent trouver leur solution dans un démembrement de propriété ?

Pierre Andreau : Compte tenu de ce qui vient d'être rappelé, bien évidemment, les questions ne sont pas les mêmes, selon que l'on se situe dans le domaine de la gestion privée des biens ou que l'on se situe dans le domaine de l'entreprise et du droit des affaires. Quoi qu'il en soit, dans l'un ou l'autre de ces cas, le praticien doit déterminer l'objectif poursuivi par son client : transmission aux héritiers, transmission d'une entreprise familiale, transmission temporaire d'usufruit au profit d'un enfant afin de l'aider à poursuivre ces études, etc..

Nous parlions, tout à l'heure, de mixage de prérogatives, en voici un exemple : il est possible de créer statutairement une ventilation des droits à dividendes entre usufruitiers et nu-propriétaires en prévoyant, par exemple, que les dividendes issus des affectations des résultats des trois derniers exercices précédents l'attribution appartiennent à l'usufruitier, et les dividendes prélevés sur les autres réserves constituées iront au nu-propriétaire. Ou encore, que 30 % du résultat courant est pour l'usufruitier, le solde des distributions au nu-propriétaire. En fait, l'imagination du praticien dans le champ de l'objectif de son client est de veiller à tempérer ses ardeurs car la question de savoir, avec certitude, ce qu'est le résultat distribuable n'est pas encore résolue clairement. Ainsi, si l'on considère que les réserves appartiennent au nu-propriétaire (conception civiliste), alors le résultat distribuable se rétrécirait au bénéfice du dernier exercice approuvé et distribué par l'assemblée qui l'approuve. Mais, se pose, en filigrane, la question de savoir qui, du nu-propriétaire ou de l'usufruitier, aurait des droits sur les bénéfices que cette même assemblée aurait affectés en "report à nouveau", lequel serait un genre de non-affectation temporaire. Le problème devient plus ardu, dans le cas où cette affectation en "report à nouveau" est une pratique qui aurait eu cours pendant plusieurs années.

Lexbase : La jurisprudence de la Cour de cassation doit-elle, selon vous, être interprétée comme validant les clauses des statuts attribuant au seul usufruitier la totalité des droits de vote ?

Marie Durand : La jurisprudence de la Cour de cassation (voir, notamment, Cass. com., 4 janvier 1994, n° 91-20.256, Consorts de Gaste et autre c/ M. Paul de Gaste N° Lexbase : A4835AC3 ;Cass. com., 22 février 2005, n° 03-17.421, F-D (N° Lexbase : A8706DGK ;Cass. civ. 2, 13 juillet 2005, n° 02-15.904, FS-P+B N° Lexbase : A9112DIC), en considérant qu'il est possible de déroger à la répartition légale du droit de vote de l'article 1844 du Code civil, entre nu-propriétaire et usufruitier, valide les clauses statutaires attribuant au seul usufruitier la totalité des droits de vote. Elle condamne, cependant, les dispositions statutaires qui privent ce dernier de tout droit de vote, comme l'illustre l'arrêt "Hénaux", du 31 mars 2004 (Cass. com., 31 mars 2004, n° 03-16.694, FS-P+B N° Lexbase : A7593DBT).
Cette position laisse subsister la question de savoir si l'usufruitier est associé. Bien que le Comité de coordination du registre du commerce et des sociétés ait récemment rappelé, dans son avis n° 05.27, qu'en cas de démembrement de la propriété d'une part sociale, seul le nu-propriétaire à qui est reconnu la qualité d'associé doit être mentionné au RCS, la qualité d'associé de l'usufruitier n'a pas été clairement exclue par la jurisprudence.
Les derniers arrêts de la Cour de cassation en la matière ne se prononcent pas sur ce point. Espérons que cela viendra !

Lexbase : Selon vous, la dérogation au principe de répartition du droit de vote entre usufruitier et nu-propriétaire doit-elle obligatoirement être statutaire ou est-il possible de la prévoir dans un accord extrastatutaire ?

Pierre Andreau : Rappelons que des règles conventionnelles et non statutaires ne peuvent, à notre sens, imposer sui generis, un contenu aux statuts d'une société et donc aux associés que dans la mesure où de telles conventions ont été prévues par les statuts eux-mêmes. Actuellement, sous réserve d'une autorisation préalable des statuts, des règles conventionnelles peuvent déroger aux règles statutaires pourvu qu'elles soient conclues à l'unanimité des propriétaires de droits démembrés sur les parts sociales. Il y aurait, en ce sens, une certaine subordination de la convention extrastatutaire aux statuts eux-mêmes.

Propos recueillis par Vincent Téchené
SGR - Droit des sociétés

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