La lettre juridique n°246 du 1 février 2007 : Entreprises en difficulté

[Jurisprudence] L'affaire "Eurotunnel" : un nouveau témoignage du succès de la procédure de sauvegarde

Réf. : T. com. Paris, 15 janvier 2007, aff. n° 2006058654, Elliott International L.P. e.a. c/ Société Eurotunnelplus limited (N° Lexbase : A6330DTM)

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le 07 Octobre 2010

Par un jugement du 2 août 2006, le tribunal de commerce de Paris a ouvert une procédure de sauvegarde à l'encontre de la société Eurotunnelplus limited, société de droit anglais domiciliée à Folkestone, au Royaume-Uni. Par une déclaration déposée au greffe de ce même tribunal, le 1er septembre 2006, cinq sociétés (Elliott International, The Liverpool LTD Partnership, Tompkins Square Park SARL, M.D SASS RE / Entreprise Partners et M.D SASS Corporate resurgence Partners III) ont formé tierce opposition à l'encontre de ce jugement -voie de recours prévue par l'article L. 661-2 du Code de commerce (N° Lexbase : L4168HBY), selon lequel "les décisions statuant sur l'ouverture de la procédure sont susceptibles de tierce opposition"-. C'est dans ce contexte qu'a été rendu le jugement du 15 janvier dernier, par lequel le tribunal de commerce de Paris, saisi de demandes de rétractation pour incompétence, après avoir dit recevable la tierce opposition, a déclaré cette dernière mal fondée en ses demandes. Pour statuer, en premier lieu, sur la recevabilité de la tierce opposition formée par les cinq sociétés, le tribunal de commerce se réfère, tout d'abord, à l'article 75 du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L3027ADH), aux termes duquel, "s'il est prétendu que la juridiction saisie est incompétente, la partie qui soulève cette exception doit, à peine d'irrecevabilité, la motiver et faire connaître dans tous les cas devant quelle juridiction elle demande que l'affaire soit portée". Les juges relèvent, alors, que, si les sociétés demanderesses n'ont, ici, pas précisé devant quelle juridiction britannique elles sollicitaient que l'affaire soit portée, il résulte d'une jurisprudence constante qu'il leur suffisait de préciser l'Etat dans lequel se trouve, selon elles, la juridiction compétente sans avoir à indiquer sa nature ou sa localisation exacte. Or c'est, en l'espèce, ce qu'elles ont fait. Les juges se réfèrent, ensuite, à l'article 583 du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L2833ADB), aux termes duquel "est recevable à former tierce opposition toute personne qui y a intérêt, à la condition qu'elle n'ait été ni partie ni représentée au jugement qu'elle attaque.
Les créanciers et autres ayants cause d'une partie peuvent, toutefois, former tierce opposition au jugement rendu en fraude de leurs droits ou s'ils invoquent des moyens qui leur sont propres [...]". Sur ce point, les juges estiment que c'est à bon droit que les sociétés font valoir qu'elles n'ont été ni parties, ni représentées au jugement d'ouverture de la procédure de sauvegarde. Ils relèvent, ensuite, que les sociétés invoquent, en outre, leur qualité de créanciers obligataires de la société Eurotunnelplus limited, "caution de la dette du groupe Eurotunnel, pour justifier de leur intérêt à agir sans, toutefois, démonter leur intérêt direct et personnel à ce faire ni invoquer des moyens propres, distincts de ceux d'autres créanciers obligataires qui justifieraient leur recours contre le jugement plaçant la défenderesse en sauvegarde". Par conséquent, les juges estiment contestable en droit la recevabilité de leur tierce opposition mais, soulignant que celle-ci n'est contestée de ce chef ni par la société, ni par ses mandataires, ils décident de recevoir les sociétés demanderesses dans leur tierce opposition .

Le tribunal de commerce est donc amené, en second lieu, à statuer sur le fondement de la tierce opposition, et c'est le point qui retiendra, ici, notre attention.

Les sociétés demanderesses, contestant l'application du Règlement du 29 mai 2000 (Règlement (CE) n° 1346/2000 du Conseil, relatif aux procédures d'insolvabilité N° Lexbase : L6914AUM) à la procédure de sauvegarde, sollicitaient du tribunal de commerce de rétracter, pour incompétence, son jugement du 2 août 2006 et, si besoin, de surseoir à statuer et de saisir la Cour de justice des Communautés européennes de la question préjudicielle, ainsi formulée : "une procédure qui bien que listée à l'annexe A du Règlement CE n° 1346/2000 du 29 mai 2000 n'est pas fondée sur l'état de cessation des paiements du débiteur constitue-t-elle une procédure d'insolvabilité au sens dudit Règlement et entre-t-elle dans son champ d'application ?".
Cependant, les juges affirment clairement que la procédure de sauvegarde entre dans le champ d'application du Règlement. Pour cela, ils soulignent que le champ d'application du Règlement du 29 mai 2000 est clairement défini par ses articles 1 et 2. L'article 1er dispose, en effet, que "le présent Règlement s'applique aux procédures collectives fondées sur l'insolvabilité du débiteur qui entraînent le dessaisissement partiel ou total de ce débiteur ainsi que la désignation d'un syndic" et l'article 2, précise, quant à lui, qu'"aux fins du présent règlement, on entend par :
a) "procédure d'insolvabilité": les procédures collectives visées à l'article 1er, paragraphe 1. La liste de ces procédures figure à l'annexe A".
Or, la procédure de sauvegarde a été insérée à l'annexe A par le vote d'un Règlement modificatif du 27 avril 2006 (Règlement (CE) n° 694/2006 du Conseil, modifiant les listes des procédures d'insolvabilité, des procédures de liquidation et des syndics figurant aux annexes A, B et C du règlement (CE) n° 1346/2000 relatif aux procédures d'insolvabilité N° Lexbase : L4912HIR). Dès lors, les juges considèrent que cette seule présence à l'annexe A s'impose au juge national. Ce dernier n'a donc pas à contrôler la conformité de la procédure aux conditions prescrites par l'article 1er, paragraphe 1, du Règlement, ni à saisir la Cour de justice des Communautés européennes d'une question préjudicielle qui y serait relative.

Aucun doute donc, le Règlement du 29 mai 2000 s'applique à la procédure de sauvegarde. S'ensuit, alors, la question de la détermination du centre des intérêts principaux de la société Eurotunnelplus limited. Rappelons, en effet, que l'article 3-1 du Règlement fait dépendre du centre des intérêts principaux du débiteur la compétence internationale des juridictions . Plus précisément, il dispose que "les juridictions de l'Etat membre sur le territoire duquel est situé le centre des intérêts principaux du débiteur sont compétentes pour ouvrir la procédure d'insolvabilité. Pour les sociétés et les personnes morales, le centre des intérêts principaux est présumé, jusqu'à preuve contraire, être le lieu du siège statutaire". A cet égard, la cour d'appel de Versailles avait eu l'occasion de juger, dans un arrêt du 4 septembre 2003, qu'en application du Règlement du 29 mai 2000, le seul critère de compétence, pour ouvrir une procédure d'insolvabilité principale contre un débiteur, est le centre de ses intérêts principaux (CA Versailles, 24ème ch., 4 septembre 2003, n° 03/0503, Mr Stephen Taylor, Me Ian Green c/ Société ISA Daisytek SAS N° Lexbase : A5627C9B). En outre, il est précisé par l'article 13 du considérant du Règlement que le centre des intérêts principaux devrait correspondre au lieu où le débiteur gère habituellement ses intérêts et qui est donc vérifiable par les tiers.
Le tribunal de commerce, s'aidant des commentaires de ces dispositions qu'avait pu livrer la Cour de justice des Communautés européennes dans le cadre de l'affaire "Eurofood" (CJCE, 2 mai 2006, aff. C-341/04, Eurofood IFSC Ltd N° Lexbase : A2224DP3), énonce la "ligne de conduite" à tenir : il convient, "pour se prononcer sur la demande de rétractation du jugement d'ouverture d'une sauvegarde de la défenderesse à l'opposition, de vérifier s'il existe ou non des éléments objectifs et vérifiables par les tiers permettant d'établir l'existence d'une situation réelle différente de celle que la localisation de son siège statutaire en Grande Bretagne est susceptible de refléter".
C'est alors, précisément, à cette vérification que se livrent les juges, à partir des documents produits aux débats. Il y apparaît, notamment, que la société n'emploie aucun salarié, qu'elle n'a aucune autonomie financière, les décisions concernant sa trésorerie étant prises à Paris, par le service de trésorerie rattaché au directeur financier du groupe. De plus, comme le confirme la lettre de ce dernier versée aux débats, la gestion de ses comptes bancaires, fournisseurs, clients, est effectuée à Paris (il en est ainsi de la préparation de ses plans à long terme et de l'établissement de ses budgets, de leur contrôle, et de la gestion de sa trésorerie au jour le jour effectuée en France sous le contrôle de ce même directeur financier...).
De l'ensemble de ces éléments, les juges déduisent qu'Eurotunnelplus limited ne dispose d'aucune autonomie, ce qui ne peut être ignoré des demanderesses, du fait du fonctionnement du groupe Eurotunnel par ses contacts avec les équipes, la lecture des rapports annuels diffusés sur le site internet de l'Eurotunnel ou, tout simplement, la presse. Ils relèvent, par ailleurs, que la direction stratégique, la gestion quotidienne de cette société sont assurées pour l'essentiel par des Français, travaillant en France, que sa pérennité dépend d'une restructuration de la dette du groupe et que les négociations concernant cette restructuration sont menées par le Conseil Commun et qu'elles sont, pour l'essentiel, conduites à Paris.

Les juges ont donc recours à une méthode que l'on pourrait qualifier de "faisceau d'indices" pour déterminer le centre réel des intérêts principaux d'une personne morale. En l'espèce, le tribunal conclut, à partir de ces "indices", qu'il existe une conjonction d'éléments objectifs et vérifiables par les tiers permettant d'établir l'existence de la localisation du centre de ses intérêts principaux à Paris.
Par conséquent, la tierce opposition étant jugée mal fondée, le jugement du 2 août 2006, par lequel le tribunal a ouvert la procédure de sauvegarde à l'égard de la société Eurotunnelplus limited, se trouve confirmé.

Outre les apports juridiques et l'ampleur médiatique de cette affaire, ce jugement du 15 janvier 2007 ne fait que confirmer le succès de la procédure de sauvegarde. En témoigne le communiqué de presse rendu le même jour par le Garde des Sceaux, ministre de la Justice. Celui-ci souligne que l'adoption du plan de sauvegarde d'Eurotunnel par le tribunal de commerce de Paris, pour une durée de 37 mois, constitue un événement important pour l'emploi (17 sociétés étant concernées (1)), événement qui "montre la nécessité qu'il y avait à réformer le droit des procédures collectives, en créant une nouvelle procédure dite de sauvegarde, dont le but est de mieux anticiper les difficultés des entreprises, d'éviter les faillites et de mieux associer aux plans de sauvetage les comités de créanciers". Le ministre de la Justice en a également profité pour saluer le bilan d'un an d'application de la loi du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises (loi n° 2005-845 N° Lexbase : L5150HGT), entrée en vigueur le 1er janvier 2006. En effet, 500 procédures de sauvegarde ont été ouvertes par 146 tribunaux de commerce (soit 70 % des juridictions), chiffre très satisfaisant. De plus, 87 % des sauvegardes ouvertes sont toujours en cours ou ont abouti de façon positive, alors que seulement 30 % des redressements judiciaires aboutissent habituellement à un plan. Le taux d'échec du plan de sauvetage de l'entreprise est ainsi considérablement réduit avec une procédure de sauvegarde et "la confiance qui va naître de ces premiers résultats ne peut qu'inciter ceux qui en ont besoin à y avoir recours".

Florence Labasque
SGR - Droit commercial


(1) Rappelons que, dans cette affaire, neuf jugements avaient été rendus, le même jour, par le tribunal de commerce de Paris (T. com. Paris, 2 août 2006, aff. n° 2006047530, Société Eurotunnel SA                              N° Lexbase : A6403DTC, aff. n° 2006047543, Société Eurotunnel Services GIE N° Lexbase : A6404DTD, aff. n° 2006047545, Société EurotunnelPlus Distribution, SAS N° Lexbase : A6405DTE, aff. n° 2006047553, Société Europorte 2, SAS N° Lexbase : A6406DTG, aff. n° 2006047554, Société Eurotunnel PLC N° Lexbase : A6407DTH, aff. n° 2006047557, Société The Channel Tunnel Group Limited N° Lexbase : A6408DTI, aff. n° 2006047559, Société Eurotunnel Finance Limited N° Lexbase : A6409DTK, aff. n° 2006047561, Société Eurotunnel Services Limited        N° Lexbase : A6410DTL et aff. n° 2006047614, Société Eurotunnel SE N° Lexbase : A6411DTM).

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