La lettre juridique n°227 du 14 septembre 2006 : Contrats et obligations

[Jurisprudence] L'appréciation de la force majeure exonératoire de responsabilité

Réf. : Cass. civ. 2, 13 juillet 2006, n° 05-10.250, Mme Chérifa Mezid, épouse Guillane, FS-P+B (N° Lexbase : A4485DQ8)

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N2581AL8

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le 07 Octobre 2010

L'occasion était donnée, avant l'été, d'évoquer deux importants arrêts rendus en Assemblée plénière par lesquels la Cour de cassation s'était efforcée de clarifier, sans d'ailleurs y être totalement parvenue, la notion de force majeure (Ass. plén., 14 avril 2006, deux arrêts, n° 02-11.168, M. Philippe Mittenaere c/ Mme Micheline Lucas, épouse Pacholczyk, P N° Lexbase : A2034DPZ et n° 04-18.902, M. Stéphane Brugiroux c/ Régie autonome des transports parisiens (RATP), P N° Lexbase : A2092DP8, et nos obs. La force majeure devant l'Assemblée plénière de la Cour de cassation (vers l'unité des approches contractuelle et délictuelle ?), Lexbase Hebdo n° 214 du 11 mai 2006 édition affaires N° Lexbase : N8030AKM). Ces arrêts avaient, au moins, eu le mérite d'unifier la définition de la force majeure en exigeant, tant sur le terrain contractuel que sur le terrain délictuel, que l'événement exonératoire de responsabilité soit à la fois imprévisible et irrésistible. Une fois le principe ainsi posé, il reste, tout de même, à en déterminer les conditions de mise en oeuvre. Un intéressant arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation en date du 13 juillet dernier, à paraître au Bulletin, permet précisément de revenir sur l'appréciation faite par la Haute juridiction des caractères de l'événement constitutif de la force majeure. En l'espèce, un adolescent de dix-neuf ans, alors qu'il se trouvait à bord d'un train de la SNCF sans billet valide -à défaut de quoi le débat aurait dû être porté sur le terrain contractuel et non pas délictuel- avait fait une chute mortelle sur la voie ferrée après avoir actionné la manette permettant le déverrouillage et l'ouverture de la porte du convoi. La question était ici discutée de savoir si le comportement de la victime pouvait constituer, pour le gardien -la SNCF- une cause étrangère exonératoire de toute responsabilité, autrement dit de savoir si l'événement présentait à son égard les caractères de la force majeure. La SNCF le pensait en tout cas, et faisait ainsi valoir : d'abord, qu'elle ne pouvait positionner devant chacune des portes des voitures un agent destiné à en surveiller l'ouverture et la fermeture ; ensuite, qu'elle avait mis en oeuvre un dispositif de fermeture automatique des portes qui pouvait, en cas de danger, être neutralisé en tirant sur une manette plombée placée sur la plate-forme près de la porte d'accès afin de permettre le déverrouillage de la porte ; et, enfin, qu'aucun défaut de sécurité ou de conception du dispositif n'était en l'espèce démontré. Cette argumentation avait emporté l'adhésion des magistrats de la cour d'appel de Rouen qui, pour débouter les ayants droit de la victime de leurs demandes fondées sur l'article 1384, alinéa 1er (N° Lexbase : L1490ABS), du Code civil, avaient considéré que la victime, en procédant à l'arrachage du plomb de protection alors qu'aucun danger n'était signalé, et en ouvrant volontairement la porte de la voiture pour en descendre alors que le train circulait à grande vitesse, avait commis une faute qui est la cause exclusive de son dommage, "son comportement revêtant pour la SNCF, gardien de la porte du train, les caractères d'imprévisibilité et d'irrésistibilité de nature à l'exonérer de toute responsabilité". Cette argumentation n'a, cependant, pas convaincu la Cour de cassation qui, pour casser la décision des juges du second degré, affirme, sous le visa de l'article 1384, alinéa 1er, du Code civil, "qu'en statuant ainsi, par des motifs dont il résulte que le comportement de la victime ne présentait pas les caractères de la force majeure seule de nature à exonérer totalement la SNCF de sa responsabilité, la cour d'appel a violé le texte susvisé".

Dans une première approche, la solution peut ne pas réellement surprendre et sembler, somme toute, assez classique. La Haute juridiction a, en effet, déjà jugé que la présence d'un piéton sur le passage à niveau jouxtant une gare, malgré la fermeture des demi-barrières, n'était pas imprévisible (1) ou encore, plus proche de l'espèce aujourd'hui commentée, que n'est pas imprévisible pour la SNCF le fait, pour la victime, d'être descendue d'un train en marche, dès lors que le système de fonctionnement des portes rend cet acte possible, bien que dangereux (2). Rien, donc, apparemment, de quoi justifier un commentaire.

Pourtant, à l'analyse, l'appréciation faite par la Cour de cassation des caractères de la force majeure paraît assez difficile à saisir, particulièrement lorsque l'on compare la solution avec celle de l'un des arrêts de l'Assemblée plénière du 14 avril dernier (préc.). Dans le second des deux arrêts d'Assemblée plénière d'avril, en effet, il s'agissait de savoir si le fait, pour une victime, de se jeter volontairement sous une rame pouvait caractériser un cas de force majeure permettant l'exonération du gardien au sens de l'article 1384, alinéa 1er, du Code civil, en l'occurrence en l'espèce la régie autonome des transports parisiens (RATP) -étant entendu que la faute de la victime n'exonère totalement le gardien de sa responsabilité que si elle constitue un cas de force majeure. Or, tout à fait classiquement, la Haute juridiction énonçait, sous la forme d'un attendu de principe, que "si la faute de la victime n'exonère totalement le gardien qu'à la condition de présenter les caractères d'un événement de force majeure, cette exigence est satisfaite lorsque cette faute présente, lors de l'accident, un caractère imprévisible et irrésistible". Et de considérer, finalement, que le comportement volontaire de la victime n'était pas prévisible dans la mesure où aucun des préposés de la RATP ne pouvait deviner sa volonté de se précipiter contre la rame, et qu'il n'avait été constaté aucun manquement aux règles de sécurité imposées à l'exploitant d'un réseau, si bien que l'accident était, pour le gardien, irrésistible. La rigueur de l'arrêt du 13 juillet dernier parait assez mal s'accorder avec l'arrêt de l'Assemblée plénière : si, en effet, l'Assemblée plénière a jugé que le fait de se jeter volontairement sous une rame n'était pas imprévisible, c'est bien parce qu'elle a considéré qu'il n'était pas possible pour le transporteur de surveiller toutes les voies et donc de pouvoir empêcher ce type de comportement. Or, tel était, plus ou moins, l'argumentation de la SNCF dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt commenté de juillet dernier. Par où il apparaît que, dans certains cas, le fait de ne pas pouvoir prévoir tous les comportements des usagers peut constituer un cas de force majeure, mais pas dans d'autres. A vrai dire, dans les deux cas selon nous, le comportement de la victime n'était pas imprévisible : tout le monde sait bien que certains voyageurs, animés d'une intention suicidaire, se jettent parfois volontairement sous une rame, pas plus que l'on ignore que d'autres, sans aucune conscience du danger existant et bravant toute forme d'interdit, actionnent le dispositif de sécurité de fermeture des portes et tombent du convoi. En réalité, de tels comportements, à défaut d'être sérieusement imprévisibles, sont, sans doute, irrésistibles pour le transporteur qui, effectivement, ne peut pas systématiquement les empêcher. Mais, à supposer que cette analyse soit la bonne, il faudrait alors se demander si l'affirmation de l'Assemblée plénière il y quelques mois selon laquelle le constat de l'irrésistibilité de l'événement ne serait pas suffisant pour permettre de caractériser la force majeure est, au-delà des formules utilisées, aussi assurée qu'on pouvait le croire. Tout cela appellerait sans doute un effort de clarification.

David Bakouche
Professeur agrégé des Facultés de droit


(1) Cass. civ. 2, 23 janvier 2003, n° 00-14.980, Société nationale des chemins de fer français (SNCF) c/ M. Christian Sellas, FS-P+B (N° Lexbase : A7401A4U), Bull. civ. II, n° 18, RTDCiv. 2003, p. 301, obs. P. Jourdain.
(2) Cass. civ. 2, 23 janvier 2003, n° 00-15.597, Société nationale des chemins de fer français (SNCF) c/ M. Philippe Pernuit, FS-P+B (N° Lexbase : A7403A4X), Bull. civ. II, n° 17, RTDCiv. 2003, p. 301, obs. P. Jourdain ; Cass. civ. 2, 27 février 2003, n° 01-00.659, Mme Monique Desseau, épouse Giuliano c/ Société nationale des chemins de fer français (SNCF), FS-P+B (N° Lexbase : A3049A73), Bull. civ. II, n° 45, Dr. et patr. juin 2003, p. 90, obs. F. Chabas ; adde, dans le même sens pour un accident d'ascenseur : Cass. civ. 2, 18 mars 2004, n° 02-19.454, M. Amidane Yajbar c/ Agence Tortel - agence Vaucluse voyages, FS-P+B (N° Lexbase : A6237DBM), Bull. civ. II, n° 139.

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