La lettre juridique n°214 du 11 mai 2006 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] L'égalité salariale n'est pas l'identité salariale

Réf. : Cass. soc., 3 mai 2006, n° 03-42.920, Caisse régionale d'assurance maladie d'Ile-de-France (Cramif) c/ Mme Catherine Lefebvre, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2459DPR)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010

La reconnaissance, en 1996, d'un principe général d'égalité de rémunération dans les entreprises a entraîné un contentieux qui ne semble pas prêt de se tarir, comme en témoigne le nombre, toujours grandissant, des arrêts rendus ces dernières semaines par la Chambre sociale de la Cour de cassation (dernièrement, Cass. soc., 28 avril 2006, n° 03-47.171, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A2049DPL, lire nos observations L'ancienneté et la situation juridique du salarié dans l'entreprise peuvent justifier une atteinte au principe "à travail égal, salaire égal", Lexbase Hebdo n° 213 du 4 mai 2006 - édition sociale N° Lexbase : N7835AKE). Cette fois-ci, la Haute juridiction justifie une différence de traitement introduite par un accord collectif en faisant référence à la différence de situation entre salariés (1) et à la prise en compte des "parcours professionnels spécifiques donnant lieu à des promotions particulières" (2).
Résumé

Une convention collective peut valablement prendre en compte des parcours professionnels spécifiques donnant lieu à des promotions particulières pour établir des différences de rémunérations entre salariés exerçant un même travail.


Décision

Cass. soc., 3 mai 2006, n° 03-42.920, Caisse régionale d'assurance maladie d'Ile-de-France (Cramif) c/ Mme Catherine Lefebvre, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2459DPR)

Cassation sans renvoi (cour d'appel de Paris, 18ème ch., sect. D, 11 février 2003)

Textes visés : principe "à travail égal salaire égal"

Mots-clefs : principe "à travail égal, salaire égal" ; justification des différences de traitement ; situations différentes ; mise en place d'un système conventionnel prenant en compte des parcours professionnels spécifiques

Lien base :


Faits

1. L'article 33 de la convention collective nationale de travail du 8 février 1957 du personnel des organismes de sécurité sociale, dans sa rédaction résultant du protocole d'accord du 14 mai 1992 relatif à la classification des emplois des organismes de sécurité sociale et de leurs établissements, lequel a fait l'objet d'un agrément ministériel le 24 septembre 1992 avec effet au 1er janvier 1993, dispose, notamment, qu'"en cas de promotion, les échelons intermédiaires d'avancement conventionnel acquis dans l'emploi précédent sont supprimés. Les autres échelons d'avancement conventionnel acquis sont maintenus, étant entendu qu'ils doivent être calculés sur la base du nouveau salaire correspondant au nouveau coefficient".

De son côté, le protocole précité, dont le préambule souligne "qu'une organisation de la gestion des situations professionnelles est mise en place, par la création d'un système de carrière se composant de l'avancement conventionnel, du développement et du parcours professionnel, pour assurer de nouvelles perspectives de carrière aux agents et ainsi reconnaître l'acquisition de compétences professionnelles, aujourd'hui et demain", prévoit, dans son article 3, des coefficients de base et des coefficients de carrière et, dans son article 6, relatif à l'avancement conventionnel, que "lors du passage du coefficient de l'ancienne classification à celui de la nouvelle classification, il est procédé à un redéploiement d'échelons".

Par application de la combinaison de ces dispositions conventionnelles, des agents en fonction dans des organismes de sécurité sociale, qui avaient été reclassés le 1er janvier 1993, ont perçu une rémunération moindre que des agents nommés ultérieurement dans les mêmes fonctions à la suite de promotions.

Mmes X., Y. et Z., agents de la Cramif, estimant être ainsi victimes d'une inégalité salariale par rapport à d'autres collègues promues dans le même emploi qu'elles après le 1er janvier 1993 et ayant conservé, conformément aux dispositions des accords collectifs susvisés, leurs anciens échelons d'avancement plus élevés que les leurs, ont saisi la juridiction prud'homale de demandes de rappels de salaires correspondant à la différence entre leurs salaires et celui perçu par la collègue promue ayant la rémunération la plus élevée.

2. La cour d'appel de Paris a fait droit à leurs demandes.


Solution

1. "Vu le principe 'à travail égal salaire égal'"

2. "Les salariées demanderesses n'étaient pas dans une situation identique à celle des agents avec lesquels elles revendiquaient une égalité de rémunération au regard des parcours professionnels spécifiques de ces derniers pris en compte par les accords collectifs".

"La cour d'appel a méconnu le principe "à travail égal, salaire égal", la cour d'appel a violé ce principe".

"La Cour est en mesure, en application de l'article 627 du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L2884AD8), de mettre fin au litige en statuant sans renvoi".

"Par ces motifs, casse et annule, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 11 février 2003, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; dit n'y avoir lieu à renvoi".


Commentaire

1. La différence de "situations" entre salariés

  • L'administration de la preuve des discriminations et inégalités salariales

La loi du 16 novembre 2001 (loi n° 2001-1066 relative à la lutte contre les discriminations N° Lexbase : L9122AUE) a grandement facilité la preuve des discriminations. L'article L. 122-45, alinéa 5, du Code du travail (N° Lexbase : L3114HI8) dispose, en effet, que le salarié doit présenter au juge "des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination", à charge pour l'employeur de "prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination".

Depuis 2004, ces règles de preuve ont été appliquées dans le cadre du contentieux lié au respect du principe "à travail égal, salaire égal", sur le fondement de l'article 1315 du Code civil (N° Lexbase : L1426ABG) (Cass. soc., 28 septembre 2004, n° 03-41.825, F-P+B N° Lexbase : A4907DD4).

  • L'objet de la preuve des discriminations et des inégalités salariales

Si l'administration de la preuve des discriminations et inégalités salariales est aujourd'hui unifiée, les éléments de fait qui doivent être rapportés devant le juge pour établir soit une discrimination salariale, au sens où l'entend l'article L. 122-45 du Code du travail, soit une inégalité salariale, au sens où l'entend la jurisprudence "Ponsolle" (Cass. soc., 29 octobre 1996, n° 92-43.680, Société Delzongle c/ Mme Ponsolle, publié N° Lexbase : A9564AAH) (en dehors de tout motif discriminatoire, singulièrement entre salariés du même sexe), diffèrent selon le cas de figure.

La Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail (N° Lexbase : L3822AU4) dispose, dans son article 2-2, qu'"une discrimination directe se produit lorsqu'une personne est traitée de manière moins favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l'un des motifs visés à l'article 1er". Il y a donc discrimination lorsque, dans une situation comparable, une personne est moins bien traitée qu'une autre.

L'inégalité salariale, quant à elle, sanctionnée depuis l'arrêt "Ponsolle" rendu en 1996 (précité), est établie lorsqu'à travail égal, ou de valeur égale, un salarié se trouve moins bien payé qu'un autre.

  • La distinction théorique de la discrimination et de l'inégalité salariale

Théoriquement, discrimination et inégalité ne sont pas établies de manière identique.

Pour qu'il y ait discrimination, le demandeur doit établir qu'il se trouvait dans une situation comparable. Cette notion de "situation" est extrêmement vaste et intègre des éléments matériels, liés aux conditions de travail et aux fonctions des intéressés, mais également juridiques, liés, notamment, aux différents statuts professionnels en cause. Une fois établie l'identité des situations, l'employeur doit, théoriquement, renverser l'apparence de discrimination en établissant que la différence de traitement résulte en réalité de justifications objectives, étrangères à toute discrimination, ce qui est en pratique extrêmement difficile. En d'autres termes, le salarié qui est parvenu à établir l'identité des situations établit presque automatiquement la discrimination, dans la mesure où on ne voit pas quel autre élément l'employeur pourrait invoquer pour justifier la différence de traitement.

La preuve de la violation du principe "à travail égal, salaire égal" semble, en revanche, plus aisée à établir par le salarié, dans un premier temps. Ce dernier doit, en principe, simplement établir des éléments matériels tenant aux conditions de travail (identité des tâches et des conditions de travail), à charge pour l'employeur de justifier les différences de traitement soit par des considérations tenant à la personne des salariés (mérite individuel, expérience, ancienneté), soit par des considérations tenant, par exemple, à la diversité des statuts applicables dans l'entreprise (sur ces éléments, lire notre chronique précitée, L'ancienneté et la situation juridique du salarié dans l'entreprise peuvent justifier une atteinte au principe "à travail égal, salaire égal", Lexbase Hebdo n° 213 du 4 mai 2006 - édition sociale, précité).

L'utilisation de la notion de "situation" dans laquelle les salariés se trouvent permet de bien comprendre la différence qui sépare la discrimination de l'inégalité salariale.

Lorsqu'un salarié invoque la violation du principe de non-discrimination, la preuve de l'identité des situations fait partie des éléments de fait qu'il doit fournir au juge pour contraindre l'employeur à se justifier. En revanche, lorsque est en cause le principe "à travail égal, salaire égal", le salarié doit simplement prouver l'identité du travail pour renverser la charge de la preuve, et c'est l'employeur qui devra alors établir que les salariés ne se trouvaient pas dans une situation identique.

Dans le premier cas, la discussion sur l'identité des situations se déroulera en amont du débat sur les justifications, alors que, dans le second, il se déroulera en aval.

  • Illustration

C'est bien ce que démontre ce nouvel arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 3 mai 2006.

Dans cette affaire, la convention collective nationale du personnel des organismes de sécurité sociale avait mis en place "une organisation de la gestion des situations professionnelles [...] par la création d'un système de carrière se composant de l'avancement conventionnel, du développement et du parcours professionnel, pour assurer de nouvelles perspectives de carrière aux agents et ainsi reconnaître l'acquisition de compétences professionnelles, aujourd'hui et demain".

L'application de système conventionnel de promotion professionnelle avait conduit à rémunérer des salariés exerçant des tâches identiques à des niveaux différents, et les salariés les moins bien payés à réclamer des rattrapages.

La cour d'appel de Paris avait fait droit à leurs demandes, considérant que la convention collective ne pouvait mettre en place de système dérogeant au principe "à travail égal, salaire égal". Or cet arrêt est cassé, qui plus est sans renvoi, la Cour de cassation ayant considéré que "les salariées demanderesses n'étaient pas dans une situation identique à celle des agents avec lesquels elles revendiquaient une égalité de rémunération".

On voit bien, ici, que le débat sur la "situation" respective des salariés en comparaison n'avait pas eu lieu lors de la première phase probatoire, les demandeurs devant simplement établir, pour renverser la charge de la preuve, l'identité des tâches. Une fois la preuve d'un travail égal ou de valeur égale établie, l'employeur pouvait, toutefois, se justifier en considérant que la différence de traitement avait pour origine une différence de "situation" entre les salariés de nature à justifier la différence de traitement.

2. La notion de "situation différente" : la prise en compte "des parcours professionnels spécifiques donnant lieu à des promotions particulières"

En affirmant que la convention collective pouvait valablement prendre en compte "des parcours professionnels spécifiques donnant lieu à des promotions particulières", la Cour de cassation rend une décision parfaitement justifiée et digne d'intérêt à maints égards.

  • Egalité salariale et identité salariale

La Cour de cassation admet, ici, qu'une convention collective puisse valablement mettre en place un système de promotion valorisant des parcours professionnels spécifiques.

Cette affirmation est heureuse et permet de bien comprendre ce que cherche à protéger le principe "à travail égal, salaire égal" et, en creux, ce qu'il n'empêche pas.

En effet, l'affirmation de ce principe ne signifie pas que tous les salariés qui exercent les mêmes fonctions doivent être rémunérés de manière identique. Fort heureusement, l'employeur, ou la convention collective, sont en droit de valoriser les diplômes, l'ancienneté acquise hors de l'entreprise, ou dans celle-ci, la performance individuelle ou encore la différence de statut individuel.

L'affirmation du principe d'égalité salariale signifie, simplement, que tous les salariés ont vocation à être rémunérés de la même manière dès lors qu'ils remplissent les mêmes conditions. Mais, dès lors que les éléments de différenciation salariale sont établis et que leur pertinence n'est pas contestée, il est parfaitement logique que par le jeu de ces critères certains salariés soient finalement payés mieux que d'autres, et c'est heureux.

  • La notion de "parcours professionnels spécifiques donnant lieu à des promotions particulières"

La convention collective des personnels des caisses de sécurité sociale a souhaité mettre en place un système d'avancement qui ne résulte pas que de la simple ancienneté, mais qui permet également de valoriser les parcours individuels (mobilité fonctionnelle, géographique, formation continue, etc.) et tous les éléments qui sont susceptibles de renforcer la valeur du travail accompli par les salariés.

Certes, la mise en place de dispositifs permettant de valoriser la "performance individuelle" des salariés est entourée, pour reprendre l'expression d'un auteur, d'une certaine "marge d'opacité" (T. Aubert-Monpeyssen, Principe 'A travail égal, salaire égal' et politiques de gestion des rémunérations, Dr. soc. 2005, p. 18), mais elle est nécessaire pour motiver le personnel.

A condition que ces dispositifs soient entourés de garanties suffisantes, c'est-à-dire que tous les salariés puissent en bénéficier (Cass. soc., 18 mai 1999, n° 98-40.201, Mutuelle sociale agricole de l'Hérault c/ M. Ginouves et autre N° Lexbase : A4809AG9), et que les critères soient clairement identifiés à l'avance (Cass. soc., 18 janvier, n° 98-44.745, Société Renault France automobiles c/ M. Fleury et autres N° Lexbase : A4952AGI, Dr. Soc. 2000, p. 436, et les obs.), ces conventions collectives doivent pouvoir produire leur plein effet.

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