La lettre juridique n°214 du 11 mai 2006 : Contrats et obligations

[Jurisprudence] La force majeure devant l'Assemblée plénière de la Cour de cassation (vers l'unité des approches contractuelle et délictuelle ?)

Réf. : Ass. plén., 14 avril 2006, deux arrêts, n° 02-11.168, M. Philippe Mittenaere c/ Mme Micheline Lucas, épouse Pacholczyk, P (N° Lexbase : A2034DPZ) et n° 04-18.902, M. Stéphane Brugiroux c/ Régie autonome des transports parisiens (RATP), P (N° Lexbase : A2092DP8)

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le 07 Octobre 2010

La force majeure permet, dans certains cas et à certaines conditions, l'exonération du responsable, et ce, aussi bien en matière contractuelle qu'en matière délictuelle : en matière contractuelle, dans les hypothèses dans lesquelles le débiteur est tenu d'une obligation de résultat (C. civ., art. 1147 N° Lexbase : L1248ABT) ; en matière délictuelle dans les hypothèses dans lesquelles la responsabilité est une responsabilité objective ou de plein droit (C. civ., art. 1384, al. 1er N° Lexbase : L1490ABS). Encore faut-il s'entendre sur la définition de la force majeure d'autant que, depuis quelques années, une différence paraissait se dessiner selon que la responsabilité était recherchée sur le terrain contractuel ou sur le terrain délictuel. Alors, en effet, que, en matière contractuelle, certains arrêts avaient paru alléger la définition de la force majeure en admettant que la seule irrésistibilité de l'événement suffisait à la caractériser (1), la jurisprudence semblait se montrer plus exigeante en matière délictuelle en continuant, plus classiquement, à exiger que l'événement constitutif de la force majeure soit au moins imprévisible et irrésistible, la condition tenant à l'extériorité de l'événement étant, dans un cas comme dans l'autre, quelque peu délaissée. A vrai dire, les choses méritaient sans doute d'être un peu nuancées dans la mesure où, en matière contractuelle, la deuxième chambre civile, contrairement à la première chambre et à la Chambre commerciale, avait paru s'obstiner à subordonner systématiquement l'exonération du débiteur à l'imprévisibilité de l'événement, et pas seulement à la démonstration de son caractère irrésistible (2). Toujours est-il que, par deux importants arrêts de l'Assemblée plénière en date du 14 avril dernier, rendus sous la présidence de Monsieur le Premier président Guy Canivet, la Cour de cassation semble vouloir harmoniser les solutions. Dans le premier arrêt, le débiteur, auquel avait été commandée une machine spécialement conçue pour les besoins professionnels du créancier, n'avait pas pu la livrer en raison de sa maladie, dont il est finalement décédé. Or, précisément, la question était discutée de savoir si la maladie du débiteur pouvait constituer un cas de force majeure exonératoire justifiant de débouter le créancier de sa demande en paiement de dommages et intérêts dirigée contre les héritiers du défunt. La Cour de cassation, après avoir rappelé les termes de l'article 1148 du Code civil (N° Lexbase : L1249ABU), selon lesquels "il n'y a lieu à aucuns dommages et intérêts lorsque, par suite d'une force majeure ou d'un cas fortuit, le débiteur a été empêché de donner ou de faire ce à quoi il était obligé, ou a fait ce qui lui était interdit", approuve avec force les juges du fond d'avoir "à bon droit" considéré que la maladie ayant empêché le débiteur de s'exécuter, "présentant un caractère imprévisible lors de la conclusion du contrat et irrésistible dans son exécution", était constitutive d'un cas de force majeure.

Dans le second arrêt, il s'agissait de savoir si le fait, pour une victime, de se jeter volontairement sous une rame pouvait caractériser un cas de force majeure permettant l'exonération du gardien au sens de l'article 1384, alinéa 1er, du Code civil, en l'occurrence, ici, la régie autonome des transports parisiens (RATP) -étant entendu que la faute de la victime n'exonère totalement le gardien de sa responsabilité que si elle constitue un cas de force majeure (3)-. Or, tout à fait classiquement, la Haute juridiction énonce, sous la forme d'un attendu de principe, que "si la faute de la victime n'exonère totalement le gardien qu'à la condition de présenter les caractères d'un événement de force majeure, cette exigence est satisfaite lorsque cette faute présente, lors de l'accident, un caractère imprévisible et irrésistible" (4). Et de considérer, en l'espèce, que le comportement volontaire de la victime n'était pas prévisible dans la mesure où aucun des préposés de la RATP ne pouvait deviner sa volonté de se précipiter contre la rame, et qu'il n'avait été constaté aucun manquement aux règles de sécurité imposées à l'exploitant d'un réseau, si bien que l'accident était, pour le gardien, irrésistible.

A la suite de ces deux arrêts, deux analyses peuvent sans doute en être faites. On peut, dans une première approche, y voir le signe d'un rapprochement des appréciations de la force majeure sur le terrain contractuel et sur le terrain délictuel et, donc, en déduire que, dans ces deux matières, la force majeure suppose que soit établi le caractère imprévisible et irrésistible de l'événement. Si tel est le cas, la solution, qui présente, certes, le mérite de l'harmonisation, non seulement entre les chambres de la Cour de cassation (voir supra), mais aussi des règles des responsabilités contractuelle et délictuelle sur cette question, va en tout cas à contre courant de ce que propose, depuis quelques années, la doctrine qui, dans son ensemble, a plutôt approuvé le relâchement de l'appréciation de la force majeure en matière contractuelle, au moins par la première chambre civile et la Chambre commerciale de la Cour de cassation, faisant notamment valoir que ce qui importe, en définitive, est que l'événement ou ses effets n'aient pas pu être évités, quant bien même ils auraient pu être prévus (5). Ces considérations conduisent précisément à se demander, dans une seconde approche, si une analyse plus nuancée des décisions rapportées ne doit tout de même pas être proposée. Sans doute, en l'espèce, la maladie était-elle, semble-t-il, imprévisible lors de la conclusion du contrat, ce qui pourrait expliquer que la Cour l'ait relevé. La solution aurait-elle pour autant été différente dans le cas contraire ? On rappellera à cet égard que l'affirmation, en matière contractuelle, selon laquelle la seule irrésistibilité de l'événement suffit à caractériser la force majeure, n'a jamais valu qu'à la double condition que, d'une part, la prévision de l'événement n'ait pas permis d'en empêcher les effets et, d'autre part, que le débiteur ait pris toutes les mesures requises pour éviter sa réalisation (6). Or, précisément, n'est-ce pas le cas d'une maladie contre laquelle les moyens proposés par les médecins sont, dans certaines hypothèses, dépourvus d'efficacité ? La maladie du débiteur, en l'occurrence un cancer ayant fini par le terrasser, à supposer même que l'on imagine qu'elle ait pu être prévue, ne lui aurait sans doute pas permis d'en empêcher les effets et l'on ne voit pas bien quelles mesures il aurait pu prendre pour éviter la réalisation de l'issue fatale à laquelle elle ne pouvait que conduire. Il reste que le premier arrêt affirme nettement l'exigence du caractère imprévisible et irrésistible de l'événement, ce qui laisse à penser que c'est plutôt la première analyse qui doit, ici, l'emporter. La réaction des chambres de la Cour de cassation après cette intervention de l'Assemblée plénière méritera, en tout cas, d'être suivie de près.

David Bakouche
Professeur agrégé des Facultés de droit


(1) Cass. com., 1er octobre 1997, n° 95-12.435, Société The Britishand Foreign Marine Insurance Company c/ Société d'exploitation Szymanskiet autres, publié (N° Lexbase : A1763ACB), Bull. civ. IV, n° 240, D. 1998, Somm. p. 199, obs. Ph. Delebeque, JCP éd. G, 1998, I, 144, obs. G. Viney, RTD Civ. 1998, p. 121, obs. P. Jourdain ; Cass. civ. 1, 6 novembre 2002, n° 99-21.203, Société Clio "Voyages Culturels"" c/ Mme Christine Tremois, F-P+B (N° Lexbase : A6846A3X), Bull. civ. I, n° 258, JCP éd. G, 2003, I, 152, obs. G. Viney, RTD Civ. 2003, p. 301, obs. P. Jourdain.
(2) Voir not. Cass. civ. 2, 12 décembre 2002, n° 98-19.111, M. Bernard Meyret c/ M. Albert Challeix, F-P+B (N° Lexbase : A4436A43), Bull. civ. II, n° 287 et Cass. civ. 2, 23 janvier 2003, n° 00-15.597, Société nationale des chemins de fer français (SNCF) c/ M. Philippe Pernuit, FS-P+B (N° Lexbase : A7403A4X), Bull. civ. II, n° 17.
(3) Depuis l'abandon de la jurisprudence "Lamoricière" : Cass. com., 19 juin 1951, D. 1951, p. 717, note Ripert.
(4) Voir déjà, subordonnant l'exonération totale par la faute de la victime à la démonstration du caractère imprévisible et irrésistible de l'événement, Cass. civ. 2, 2 avril 1997, n° 95-16.531, Epoux X... c/ Société Immobilière Mixte de la Ville de Paris et autres, publié (N° Lexbase : A0553ACH), Bull. civ. II, n° 109 ; Cass. civ. 2, 23 octobre 2003, n° 02-16.155, Office national des forêts (ONF) c/ M. Jean-Noël Barbier, F-P+B (N° Lexbase : A9448C9S), Bull. civ. I, n° 329, lire D. Bakouche, La faute de la victime n'exonère totalement le gardien de sa responsabilité que si elle présente les caractères de la force majeure, Lexbase Hebdo n° 95 du 20 novembre 2003 - édition affaires (N° Lexbase : N9445AA3).
(5) G. Viney et P. Jourdain, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, LGDJ, n° 396 ; P.-A. Antonmatei, Ouragan sur la force majeure, JCP éd. G, 1996, I, 3907 ; J. Moury, Force majeure : éloge de la sobriété, RTD Civ. 2004, p. 471.
(6) Voir not., sur cette question, P. Jourdain, RTD Civ. 2003, p. 301.

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