Réf. : Décision Conseil de la concurrence n° 06-MC-01, 23 février 2006, relative à une demande de mesures conservatoires présentée par les sociétés les Messageries Lyonnaises de Presse et Agora Diffusion Presse (N° Lexbase : X6067AD3)
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par André-Paul Weber, Professeur d'économie, Ancien rapporteur au Conseil de la concurrence
le 07 Octobre 2010
Le cas de la presse gratuite étant exclu, la presse est, en France, distribuée selon trois modalités : par abonnement, par portage ou par le biais de la vente au numéro. Le choix entre ces différents moyens appartient à l'éditeur du titre de presse.
L'abonnement nécessite l'utilisation de services postaux ou de services de routage privés. La formule est souvent considérée comme intéressante car la clientèle est stable, le nombre des invendus est limité, et elle offre, enfin, aux éditeurs un avantage de trésorerie. Mais, en dépit de ses atouts, ce mode de diffusion demeure peu répandu.
Pour sa part, le portage consiste à assurer la distribution par le moyen de colporteurs effectuant des tournées auprès des abonnés ; dans les faits, cette solution est peu retenue.
Dès lors, la majorité de la distribution s'opère par le biais de la vente au numéro, laquelle peut s'opérer selon deux schémas. Soit l'éditeur de presse distribue sa production par ses propres moyens -il crée, alors, une messagerie de presse qui est intégrée à son entreprise de presse-, soit l'éditeur recourt aux services d'une messagerie qui ne lui appartient pas en propre, dont le fonctionnement est régi par les dispositions de la loi n° 47-585 du 2 avril 1947 relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques (N° Lexbase : L0675BAA). Le texte a vocation à soustraire la diffusion de la presse aux influences jugées néfastes de l'Etat ou d'intérêts privés dominants. L'éditeur est, alors, tenu de s'affilier à une coopérative d'éditeurs : ces coopératives organisent, elles-mêmes, leurs activités de messageries et constituent, ainsi, des coopératives de messageries de presse, ou les confient à des entreprises commerciales dénommées entreprises commerciales de messageries de presse. Dans ce dernier cas, qui correspond donc à la situation où les coopératives n'entendent pas assurer directement la diffusion des titres que les éditeurs leur confient, l'article 4 de la loi précitée précise que les coopératives de messageries, c'est-à-dire, en fait, les éditeurs de presse, doivent détenir la majorité des actions des entreprises commerciales de messageries qui sont constituées.
Parallèlement, la loi a institué un Conseil supérieur des messageries de presse visant à mettre le système de distribution ainsi constitué à l'abri de toutes pressions. Il comprend des professionnels concernés et des représentants de l'Etat. Il a une triple vocation : cordonner l'emploi des moyens de transport longue distance, contrôler les comptes des sociétés coopératives de messageries et des sociétés commerciales de messageries de presse, être le gardien de la loi du 2 avril 1947 et de l'esprit qui l'anime.
II - Une organisation économique et tarifaire complexe
Cinq coopératives de presse -Coopérative des quotidiens de Paris, Coopérative de distribution de la presse, Coopérative des publications hebdomadaires et périodiques, Coopérative de la presse périodique et Coopérative des publications parisiennes- ont constitué, dès 1947, la SARL Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne. Conformément à l'article 4 de la loi du 2 avril 1947, les éditeurs de presse contrôlent 51 % de son capital, le solde étant détenu par le Groupe Hachette. A ce jour, elles distribuent plus de 3 500 titres de presse quotidiens et magazines auxquels s'ajoutent 5 000 parutions de produits multimédia et encyclopédies.
Trois autres coopératives ont également constitué la SARL SAEM-TP, contrôlée toujours à 51 % par les éditeurs et à 49 % par la société Sopredis, filiale du groupe Hachette. Faute de disposer de centre de traitement logistique, la société confie la sous-traitance de ses opérations aux NMPP. Son chiffre d'affaires s'établit à 119,6 millions d'euros (année 2004), tandis que celui des NMPP est, pour la même année, de 407,8 millions d'euros.
Pour sa part, la société MLP, société anonyme coopérative, a été créée en 1945. Son capital est détenu par les éditeurs adhérents. Depuis 1994, la société MLP assure en propre la distribution de magazines, alors qu'antérieurement, la tâche en avait été confiée aux NMPP. En 2004, son chiffre d'affaires s'est élevé à 40, 6 millions d'euros.
L'organisation de la distribution de la presse repose, parallèlement, sur le réseau dit de niveau 2 et qui correspond à celui des entrepositaires. Ils jouent le rôle de grossiste et assurent la distribution de la presse qui leur est confiée par les messageries de presse et par certains éditeurs s'adressant directement à eux. Les dépositaires bénéficient d'une exclusivité de distribution des titres qui leur sont confiés sur une zone géographique donnée.
En dernier ressort, la mise à disposition des produits de presse est assurée par les diffuseurs, au nombre de 32 000 environ en 2004/2005. Pour la plupart, il s'agit là de commerçants indépendants opérant dans des conditions très variées : magasins spécialisés, presse-tabac, librairies-papeteries, grandes et moyennes surfaces alimentaires, kiosques, vendeurs ambulants. Le marché de la diffusion se caractérise parallèlement par l'existence d'enseignes spécifiques parmi lesquelles il faut citer la "Maison de la Presse", "Mag Presse", "Agora Presse et caetera". Ainsi, plus de 1 500 magasins spécialisés exercent leurs activités de diffuseur sous les enseignes "Maison de la Presse" ou "Mag Presse". L'accès à ces réseaux, gérés par la société Seddif, exige de remplir certains critères d'aménagements établis par Seddif et de suivre les prescriptions de cette dernière dans le domaine de la gestion et de l'animation du point de vente.
La distribution de la presse se caractérise, encore, par la particularité voulant que l'éditeur de presse demeure le propriétaire de ses publications jusqu'à leur acquisition par le lecteur. Les invendus demeurent ainsi la propriété de l'éditeur. Chacun des niveaux de distribution est rémunéré par une commission évaluée en pourcentage de la valeur faciale de chacun des titres vendus. Tel est le sens de l'article 11 de la loi n° 87-39 du 27 janvier 1987 (N° Lexbase : L2134DYP) qui dispose que, dans le but "[...] d'assurer le respect du principe de neutralité dans les conditions de distribution de la presse, la rémunération des agents de la vente de publications quotidiennes et périodiques est déterminée en pourcentage du montant des ventes desdites publications réalisées par leur intermédiaire, dans des conditions fixées par décret".
Précisément, tel a été l'objet des décrets n° 88-136 du 9 février 1988 (N° Lexbase : L0661BAQ) et n° 2005-1455 du 25 novembre 2005 (N° Lexbase : L3574HDQ). Ainsi, tandis que le premier décret prévoyait que les diffuseurs de presse percevaient une commission pouvant aller jusqu'à 15 % du montant des ventes au public, le second décret devait préciser que les taux des commissions des agents peuvent faire l'objet de majorations par convention. Le texte précise que "ces majorations ne peuvent excéder 15 % du montant des ventes, exprimées au prix public, pour la généralité des publications quotidiennes et périodiques. Ces majorations sont subordonnées à des critères objectifs, transparents, équitables et non discriminatoires, de nature à garantir le respect du principe de neutralité tel qu'il est défini à l'article 11 de la loi n° 87-39 du 27 janvier 1987".
Le taux de rémunération des diffuseurs s'étant révélé insuffisant, des plans de revalorisation ont été mis en place. En 1994 d'abord, sous l'égide du Conseil supérieur des messageries de presse, et avec l'intervention du SNDP, les NMPP et la SAEM-TP ont offert une rémunération supplémentaire aux diffuseurs remplissant certains critères témoignant de leur qualification. Un accord similaire a été, au même moment, conclu entre les MLP et le syndicat.
En septembre 2001, toujours sous l'égide du Conseil supérieur des messageries de presse, un second accord a été conclu entre les NMPP, la SAEM-TP, l'UNDP et le SNDP. Il prévoit alors un taux de rémunération revalorisé de 15 % au bénéfice des diffuseurs dits qualifiés. Un accord similaire a, quelques mois plus tard, été signé entre les MLP et l'UNDP. Ces premières mesures se révélant insuffisantes, les NMPP et la SAEM-TP ont, en juin 2005, conclu deux nouveaux accords interprofessionnels avec l'UNDP et le SNDP fixant de nouveaux critères de qualification permettant l'accès à des rémunérations complémentaires. De plus, le protocole de 2001 a été aménagé et de nouveaux critères de qualification ont été définis.
Pour aller à l'essentiel, notons que l'octroi par les NMPP d'une première rémunération supposait que le diffuseur ait, en année n-1, réalisé un chiffre d'affaires sur les titres en cause d'un montant minimum de 50 000 euros. S'agissant des titres SAEM-TP, son bénéfice supposait un chiffre d'affaires, également en année n-1, de 30 000 euros.
Les accords conclus prévoyaient également l'octroi de remises sur les titres NMPP et SAEM-TP d'autant plus fortes que la part et donc le nombre de titres NMPP et SAEM-TP exposés dans les points de vente était importante.
Le diffuseur enregistrant, par ailleurs, une progression de ses ventes supérieure à celle d'une population de diffuseur de référence devait enfin pouvoir bénéficier d'un complément de rémunération.
Invité à se prononcer sur ce dispositif d'ensemble, à la fin de l'année 2005, le CSMP devait considérer que "les majorations des taux des commissions des agents de la vente instituées au protocole souscrit le 30 juin 2005 [...] apparaissent subordonnées à des critères objectifs, transparents, équitables et non discriminatoires, de nature à garantir le respect du principe de neutralité tel qu'il est défini par l'article 11 de la loi du 27 janvier 1987 [...]".
Toutefois, il était souligné que l'avis était formulé sur le fondement du droit de la presse et qu'il ne préjugeait en rien de l'appréciation qui pourrait être portée au regard du droit de la concurrence.
III - La question de la compatibilité du droit de la distribution de la presse avec le droit de la concurrence
En formant leur plainte et leur demande de mesures conservatoires, les Messageries Lyonnaises de Presse et la société Agora ont développé un double argument. En premier lieu, les critères de qualification liés au plan conclu en 2005 entre les NMPP, la SAEM-TP, l'UNDP et le SNDP ont un caractère discriminatoire. Ils visent à favoriser les diffuseurs qui sont liés aux groupes NMPP et Hachette, tels les établissements "Maison de la Presse" et "Press Mag". En deuxième lieu, les modalités d'octroi des remises complémentaires, remises d'autant plus fortes que la part qui est réservée aux titres NMPP et SAEM-TP par les diffuseurs est importante, ont un caractère fidélisant. Dans de telles conditions, ces diffuseurs sont susceptibles de concentrer leurs efforts de commercialisation sur les produits NMPP et SAEM-TP, au détriment, par conséquent, des produits MLP et sont donc susceptibles de les évincer du marché de la distribution de la presse au numéro à partir du moment où l'ensemble NMPP-SAEM-TP détient 85 % du marché amont de la distribution de la presse.
S'agissant particulièrement du second aspect, le Conseil a estimé que l'économie générale du nouveau système de rémunération mis en place par les NMPP et la SAEM-TP, cumulant un seuil de chiffre d'affaires, des seuils en nombre de titres servis et la rémunération d'un taux de progression des ventes des produits concernés supérieur à une moyenne était susceptible d'avoir pour objet et pour effet d'évincer l'unique messagerie concurrente des marchés de la distribution des produits de presse et des produits hors presse et de constituer une pratique contraire à l'article L. 420-2 du Code de commerce (N° Lexbase : L3778HBK).
En fait, pour le Conseil, l'incitation pour les diffuseurs à s'approvisionner de façon privilégiée auprès de l'ensemble constitué par les NMPP et la SAEM-TP tient à la combinaison de deux facteurs : le premier est juridique, le second est économique.
Au plan juridique d'abord, le Conseil rappelle que par l'effet de la réglementation spécifique du secteur de la presse les diffuseurs ne peuvent pas refuser que leur soient livrées certaines publications. Les éditeurs ayant l'entière maîtrise de la distribution de leurs publications décident, avec le concours des messageries et des dépositaires, des points de vente dans lesquels les publications sont proposées à la vente. Les diffuseurs peuvent signaler un taux d'invendus important auprès des dépositaires, demander à être servis en nouveaux titres, mais ils ne peuvent, de leur propre initiative, supprimer un titre ou réduire le nombre d'exemplaires qui leur sont livrés par les dépositaires. L'ensemble de ces dispositions s'inscrit dans l'obligation de neutralité s'imposant aux diffuseurs qui sont tenus d'exposer à la vente tous les titres qui leur sont servis.
Mais, parallèlement, au plan économique, le Conseil fait observer qu'il convient de tenir compte de la contrainte découlant de l'explosion du nombre des produits de presse à traiter. Ainsi note-t-il, à titre d'exemple, que les NMPP ont en 2002 distribué 3 526 produits, soit 339 titres supplémentaires par rapport à 2001. Il note encore que le nombre des références de presse a augmenté de 35 % sur la période 1996-2002. Cette croissance du nombre des produits emporte de sérieuses conséquences : un accroissement du nombre des invendus, un encombrement des linéaires de presse, une moindre visibilité des titres, en bref et de façon beaucoup plus générale, une incapacité pour le diffuseur de présenter de manière neutre tous les titres qui lui sont proposés par le dépositaire. Le Conseil en conclut que "[...] dès lors que la place disponible dans les linéaires est déjà sur encombrée, la mise en valeur des titres relevant d'une messagerie particulière, à laquelle le diffuseur est incité par une rémunération supplémentaire, ne peut que se faire qu'au détriment des titres relevant des autres messageries. Ainsi, l'effet d'éviction provoqué par un système de remises fidélisantes ne porte pas sur la liste des titres diffusés puisque les diffuseurs n'ont pas la possibilité de refuser les publications qui leur sont servies, mais sur la qualité de la diffusion. Or, dans un système où les choix de diffusion n'appartiennent qu'à l'éditeur et où les taux de rémunération des divers sont fixés, c'est la qualité de la diffusion qui constitue le seul véritable argument de vente que les messageries ne peuvent manquer de faire valoir auprès des éditeurs" (point 88 de la décision).
En bref, la décision examinée pose le problème de la coexistence, de la compatibilité et donc de la cohérence entre les deux ordres juridiques correspondant au droit de la distribution de la presse, d'une part, et au droit commun de la concurrence, d'autre part. En effet, si le Conseil de la concurrence dénonce le caractère "fidélisant " des remises examinées, il faut bien convenir que ces remises sont insusceptibles de bénéficier au consommateur, la remise ne bénéficiant qu'au diffuseur. Ajoutons encore que, si les remises supplémentaires offertes par les NMPP et SAEM-TP sont de nature à améliorer la qualité de diffusion pour les titres relevant de ces messageries, cette amélioration ne peut se faire qu'au détriment de la diffusion des titres diffusés par les MLP. Mais, au-delà de cet aspect, on conviendra encore qu'à partir du moment où les entreprises commerciales de messageries sont susceptibles d'accueillir dans leur capital des entreprises qui, à la fois, sont engagées dans la diffusion et dans l'édition de titres de presse, il est sans doute très difficile d'atteindre l'objectif de neutralité inscrit dans la loi n° 47-485 du 2 avril 1947. En d'autres termes, se pose la question de savoir si l'objectif affiché est susceptible d'être atteint dès lors que l'actionnaire dominant des deux principales entreprises de messageries poursuit tout naturellement des ambitions qui lui sont propres.
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