La lettre juridique n°157 du 3 mars 2005 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] Illicéité et TVA : ne pas confondre fiscalité et prophylaxie

Réf. : CJCE, 17 février 2005, aff. C-453/02 et C-462/02, Finanzamt Gladbeck (N° Lexbase : A7506DG4)

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N4798ABC

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par Yolande Sérandour, Professeur à la Faculté de droit de Rennes, Directrice du Master de Droit Fiscal des Affaires de Rennes et du département Droit fiscal du CDA

le 07 Octobre 2010

Un Etat membre de l'Union européenne peut-il suspendre l'application d'une exonération de TVA à la licéité de l'activité exercée ? L'organisateur de jeux illicites peut-il échapper à une règle interne en opposant son incompatibilité avec la sixième directive TVA (N° Lexbase : L9279AU9)?

A ces deux questions, la CJCE répond que "1) L'article 13, B, f), de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme, doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une législation nationale qui prévoit que l'exploitation de tous les jeux et appareils de jeux de hasard est exonérée de la TVA lorsqu'elle est effectuée dans des casinos publics agréés, alors que l'exercice de cette même activité par des opérateurs, autres que les exploitants de tels casinos, ne bénéficie pas de cette exonération ; 2) L'article 13, B, sous f), de la sixième directive 77/388 a un effet direct, en ce sens qu'il peut être invoqué par un exploitant de jeux ou d'appareils de jeux de hasard devant les juridictions nationales pour écarter l'application des règles de droit interne incompatibles avec cette disposition".

L'article 13, B, de la sixième directive TVA prévoit, entre autres, sous le titre "Autres exonérations" que : "Sans préjudice d'autres dispositions communautaires, les Etats membres exonèrent, dans les conditions qu'ils fixent en vue d'assurer l'application correcte et simple des exonérations prévues ci-dessous et de prévenir toute fraude, évasion et abus éventuels : [...] f) les paris, loteries et autres jeux de hasard ou d'argent, sous réserve des conditions et limites déterminées par chaque État membre". La loi allemande réserve l'exonération susmentionnée aux jeux de hasard ou d'argent se déroulant sous le contrôle de l'Etat et, particulièrement, lorsque l'organisation dépend d'un casino public agréé.

Mme Linneweber exploite des machines à sous agréées par l'administration dans des cafés, ainsi que dans des salons de jeu lui appartenant. L'administration fiscale allemande lui a refusé l'exonération de TVA au prétexte que l'exploitation ne s'effectuait pas selon les règles applicables à l'organisation des jeux. Les différentes autorités allemandes saisies se sont demandées s'il était vraiment possible de distinguer entre jeux licites et jeux illicites, alors que les casinos publics agréés sont exonérés. La question se posait, également, de savoir si l'assujetti pouvait invoquer la sixième directive pour échapper au droit allemand. Ces interrogations soulevaient, manifestement, un problème d'interprétation de l'article 13, B, f) précité relevant de la seule compétence de la CJCE. La même démarche s'imposait dans l'affaire "Savvas Akritidis", car les faits étaient très comparables. En effet, M. Savvas Akritidis exploitait une maison de jeux privée, avec l'agrément de l'administration, mais sans respecter, totalement, le cadre réglementaire. Dans les deux cas, il s'agissait, d'une part, de savoir si l'organisation de jeux dans des conditions différentes de celles imposées aux casinos publics agréés pouvait justifier un refus d'exonération et, d'autre part, si l'exonération des jeux de hasard prévue par la sixième directive était directement invocable par le contribuable.

La CJCE réitère la solution "Karlheinz Fischer" (CJCE, 11 juin 1998, aff. C-283/95, Karlheinz Fischer c/ Finanzamt Donaueschingen N° Lexbase : A2005AI4), à savoir l'égalité fiscale entre les activités licites et les activités illicites. Sur l'effet direct de l'exonération prévue par l'article 13, B, f) de la sixième directive, il est de jurisprudence constante que les dispositions inconditionnelles et suffisamment précises d'une directive sont invocables dans l'ordre interne, surtout pour combattre l'inégalité fiscale.

1. L'égalité fiscale entre activités licites et activités illicites

L'article 13, B, f) de la sixième directive permet aux Etats membres de déterminer les conditions et les limites de l'exonération de TVA des jeux de hasard. Cette marge de liberté autorise-t-elle chaque Etat membre à subordonner l'exonération à l'exercice de l'activité en cause dans le respect de son droit interne ? Une réponse positive risquerait d'exposer les organisateurs de jeux de hasard à des conditions d'exonération différentes selon les Etats membres. Selon les arrêts "Mol" et "Happy family", l'objectif de la sixième directive TVA est "la réalisation d'un marché commun comportant une saine concurrence" (CJCE, 5 juillet 1988, aff. C-269/86, W. J. R. Mol c/ Inspecteur der Invoerrechten en Accijnzen, § 14 N° Lexbase : A2004AI3 ; CJCE, 5 juillet 1988, aff. C-289/86, Vereniging Happy Family Rustenburgerstraat c/ Inspecteur der Omzetbelasting N° Lexbase : A2006AI7). Saine concurrence ne signifie pas concurrence licite à l'intérieur d'un Etat membre, mais plutôt concurrence entre les opérateurs économiques quel que soit le pays d'implantation, cela, en vue de favoriser la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. A l'évidence, si chaque Etat membre pouvait limiter les exonérations de TVA aux activités respectant un cadre strictement interne, la libre circulation voulue par les traités européens s'en trouverait altérée.

Si l'on ajoute, par ailleurs, que la CJCE considère que la notion d'assujetti "couvre généralement des opérations économiques sans distinguer des opérations licites et illicites" (CJCE, 5 juillet 1988, aff. C-269/86, W. J. R. Mol c/ Inspecteur der Invoerrechten en Accijnzen précité, § 19), l'existence d'un marché suffit pour justifier l'application des mêmes règles de TVA à ses acteurs. Seule l'inexistence de la concurrence exclut l'applicabilité de la sixième directive TVA. Ainsi, les activités absolument interdites sur tout le territoire de la Communauté échappent à la TVA. Si l'ordre public traditionnel proscrit un commerce, il n'y a pas de marché envisageable. Tel est le cas des stupéfiants ou de la fausse monnaie (CJCE, 28 février 1984, aff. C-294/82, Senta Einberger c/ Hauptzollamt Freiburg N° Lexbase : A2008AI9 ; CJCE, 5 juillet 1988, aff. C-269/86, W. J. R. Mol c/ Inspecteur der Invoerrechten en Accijnzen et CJCE, 5 juillet 1988, aff. C-289/86, Vereniging Happy Family Rustenburgerstraat c/ Inspecteur der Omzetbelasting précités). En revanche, la location d'une table destinée au commerce de la drogue relève de la TVA, car la location est une activité concurrentielle (CJCE, 29 juin 1999, aff. C-158/98, Staatssecretaris van Financiën c/ Coffeeshop "Siberie" vof N° Lexbase : A2002AIY ; lire Yolande Sérandour, Les activités illicites et la TVA, après l'arrêt Coffeeshop, JCP éd. E, 2000, p. 72).

Non seulement l'existence d'un marché renvoie au champ d'application de la TVA mais, en outre, ses règles s'appliquent sans considération pour l'ordre public économique interne. Si un pays suspend la commercialisation d'armes à une autorisation spécifique, le vendeur non autorisé peut bénéficier de l'exonération réservée aux exportations comme un vendeur respectueux du droit interne (CJCE, 2 août 1993, aff. C-111/92, Wilfried Lange c/ Finanzamt Fürstenfeldbruck N° Lexbase : A9746AUI). Le commerce de parfums de contrefaçon est taxable comme celui des parfums respectueux des règles de la propriété intellectuelle (CJCE, 28 mai 1998, aff. C-3/97, Procédure pénale c/ John Charles Goodwin et Edward Thomas Unstead N° Lexbase : A2012AID). L'organisation illicite de jeux de hasard bénéficie de l'exonération comme les jeux illicites (CJCE, 11 juin 1998, aff. C-283/95, Karlheinz Fischer c/ Finanzamt Donaueschingen N° Lexbase : A2005AI4).

Toute différence fondée sur l'ordre public économique interne contrevient au libellé de l'article 13, B précité en ce qu'il prescrit une transposition "en vue d'assurer l'application correcte et simple des exonérations". Or, soumettre à des règles de TVA différentes des activités de même nature heurte le principe de neutralité de la TVA. L'arrêt commenté rappelle que "ce principe s'oppose notamment à ce que des marchandises ou des prestations de services semblables, qui se trouvent donc en concurrence les unes avec les autres, soient traitées de manière différente du point de vue de la TVA" (CJCE, 17 février 2005, aff. C-453/02 et C-462/02, Finanzamt Gladbeck, § 24 ; CJCE, 29 juin 1999, aff. C-158/98, Staatssecretaris van Financiën c/ Coffeeshop "Siberie" vof, § 14 et 21 précité ; CJCE, 5 juillet 1988, aff. C-269/86, W. J. R. Mol c/ Inspecteur der Invoerrechten en Accijnzen précité, § 18 ; CJCE, 5 juillet 1988, aff. C-289/86, Vereniging Happy Family Rustenburgerstraat c/ Inspecteur der Omzetbelasting précité, § 20 ; CJCE, 2 août 1993, aff. C-111/92, Wilfried Lange c/ Finanzamt Fürstenfeldbruck précité, § 16 ; CJCE, 11 octobre 2001, aff. C-267/99, Christiane Adam, épouse Urbing c/ Administration de l'enregistrement et des domaines, § 36 N° Lexbase : A4475AWN (lire M. Piétri, observations sous l'arrêt, Europe 2001, n° 379) ; CJCE, 23 octobre 2003, aff. C-109/02, Commission des Communautés européennes c/ République fédérale d'Allemagne N° Lexbase : A9731C9B).

L'Allemagne, quoique déjà sanctionnée par la CJCE à propos de l'exonération des jeux (CJCE, 11 juin 1998, aff. C-283/95, Karlheinz Fischer c/ Finanzamt Donaueschingen précité), tentait de convaincre le juge communautaire que les affaires "Linneweber" et "Savvas Akritidis" se distinguaient en ce que les machines exploitées par les intéressés ne présentaient pas les mêmes caractéristiques que celles situées dans les casinos agréés. La CJCE refuse de prendre en considération l'identité de l'opérateur ou la structure juridique d'exercice. Seule importe la nature des activités (CJCE, 17 février 2005, aff. C-453/02 et C-462/02, Finanzamt Gladbeck, § 25 ; CJCE, 7  septembre 1999, aff. C-216/97, Jennifer Gregg et Mervyn Gregg c/ Commissioners of Customs and Excise, § 20 N° Lexbase : A0499AWE). Il est vrai que l'article 13, B, f) exonère les jeux de hasard sans se référer à la personne de l'opérateur. Comme précédemment, des activités en concurrence doivent se voir appliquer les mêmes règles de TVA, nonobstant la conformité ou non de l'organisation desdites activités au droit interne (CJCE, 17 février 2005, aff. C-453/02 et C-462/02, Finanzamt Gladbeck, § 28).

Cette égalité entre assujettis s'avère d'autant plus efficace que tous peuvent invoquer la sixième directive TVA.

2. L'invocabilité de la  sixième directive TVA contre l'inégalité fiscale

Aux termes de l'article 249 (ex.189) du traité instituant la Communauté européenne , la directive lie tout Etat membre quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens. Si chaque Etat membre à la maîtrise technique de la transposition, il ne dispose d'aucune liberté quant au contenu juridique. Il doit impérativement atteindre le résultat fixé. Cela signifie qu'il ne suffit pas de transposer les directives, encore faut-il le faire correctement. Si le copier-coller matériel s'avère irréalisable, il est, néanmoins, intellectuellement possible et, partant, obligatoire. Sans cette obligation de résultat (CJCE, 19 janvier 1982, aff. C-8/81, Ursula Becker c/ Finanzamt Münster-Innenstadt, quest. préj. N° Lexbase : A6195AUY), les Etats membres seraient, naturellement, tentés d'ignorer les dispositions des directives limitant leurs prérogatives par l'amélioration de la situation des justiciables.

L'effectivité de cette obligation de transposer fidèlement les directives se trouve renforcée par l'effet direct vertical des directives. Non seulement les particuliers peuvent attendre une interprétation du droit interne conforme au droit communautaire, dont les directives (CJCE, 10 avril 1984, aff. C-14/83, Sabine von Colson et Elisabeth Kamann c/ Land Nordrhein-Westfalen N° Lexbase : A8698AUP ; CJCE, 13 novemvre 1990, aff. C-106/89, Marleasing SA c/ La Comercial Internacional de Alimentacion SA N° Lexbase : A7475AHC), mais, de plus, une directive peut être opposée pour se soustraire au droit interne. Il est de jurisprudence constante que les dispositions inconditionnelles et suffisamment précises d'une directive sont invocables par les justiciables. En l'absence de transposition dans les délais impartis, un particulier peut contester l'application à sa personne de règles internes contraires à la directive non transposée. La directive est, également, invocable si ses dispositions inconditionnelles et suffisamment précises créent des droits ignorés par le droit interne (CJCE, 5 avril 1979, aff. C-148/78, Ministère public c/ Tullio Ratti, quest. préj. N° Lexbase : A5767AU7). Le juge communautaire sanctionne pareillement la transposition infidèle. En effet, les dispositions inconditionnelles et suffisamment précises d'une directive incorrectement transposée sont directement invocables contre l'Etat défaillant (CJCE, 28 octobre 1975, aff. C-36/75, Roland Rutili c/ Ministre de l'intérieur, quest. préj. N° Lexbase : A7040AUB ; CJCE, 23 novembre 1977, aff. C-38/77, Enka BV c/ Inspecteur der Invoerrechten en Accijnzen Arnhem, quest. préj. N° Lexbase : A7259AHC).

Dans ce contexte, il est surprenant que la juridiction de renvoi ait demandé à la CJCE de dire si l'article 13, B, f) de la sixième directive avait un effet direct, en ce sens qu'il pourrait être invoqué par un exploitant de jeux ou d'appareils de jeux de hasard devant les juridictions nationales pour écarter l'application des règles de droit interne incompatibles avec cette disposition. La réponse positive était très prévisible. La cour de Luxembourg réitère sa position, d'une part, en cas de non transposition (CJCE, 17 février 2005, aff. C-453/02 et C-462/02, Finanzamt Gladbeck, § 33 ; CJCE, 19 janvier 1982, aff. C-8/81, Ursula Becker c/ Finanzamt Münster-Innenstadt précité, § 25 ; CJCE, 10 septembre 2002, aff. C-141/00, Ambulanter Pflegedienst Kügler GmbH c/ Finanzamt für Körperschaften I in Berlin, § 51 N° Lexbase : A3667AZT ; CJCE, 20 mai 2003, aff. C-465/00, C-138/01 et C-139/01, Osterreichischer Rundfunk c/ Christa Neukomm, § 38 N° Lexbase : A0865B78 et, d'autre part, en cas de transposition infidèle (CJCE, 17 février 2005, aff. C-453/02 et C-462/02, Finanzamt Gladbeck, § 34 à 38).

L'Allemagne espérait sans doute que l'expression "sous réserve des conditions et limites déterminées par chaque Etat membre" contenue dans l'article 13, B, f) de la sixième directive serait interprétée par la CJCE comme une autorisation donnée à chaque Etat membre de réserver l'exonération des jeux de hasard à certains établissements, en l'espèce aux casinos agréés. Une telle interprétation aurait privé les assujettis de toute possibilité d'invoquer directement le texte en cause. Le juge communautaire s'en tient au principe de neutralité de la TVA pour refuser toute inégalité. La distinction entre contribuables exerçant la même activité étant interdite, l'assujetti victime d'une inégalité fiscale interne peut invoquer la sixième directive pour la combattre (CJCE, 17 février 2005, aff. C-453/02 et C-462/02, Finanzamt Gladbeck, § 37).

Enfin, la CJCE apporte encore une réponse négative à la demande de l'Allemagne de limiter dans le temps les effets de son éventuelle décision de déclarer la transposition allemande de l'article 13, B, f) de la sixième directive incompatible avec ledit texte. Le point 44 de l'arrêt commenté se suffit à lui-même : "les conséquences financières qui pourraient découler pour un Etat membre d'un arrêt rendu à titre préjudiciel ne justifient pas, par elles-mêmes, la limitation des effets dans le temps de cet arrêt".

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