Réf. : TPICE, 18 janvier 2005, aff. T-93/02, Confédération nationale du Crédit mutuel c/ Commission des Communautés européennes (N° Lexbase : A0370DGS)
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par Jean-Pierre Lehman et André-Paul Weber, Anciens rapporteurs au Conseil de la concurrence
le 07 Octobre 2010
I - L'économie du Livret bleu
Les dépôts sur le Livret bleu collectés par le Crédit Mutuel sont, en application de la loi précitée, rémunérés à un taux déterminé par l'Etat. Le taux d'intérêt net d'impôt qui est versé aux épargnants est identique à celui du Livret A, lequel est distribué par le réseau des Caisses d'épargne et par la Poste.
Au cours des années 90, le montant des fonds collectés au titre du Livret bleu a fluctué dans une fourchette comprise entre 80 et 100 milliards de francs (entre 1,2 et 1,5 milliards d'euros). Les fonds ainsi collectés devaient faire l'objet de plusieurs affectations possibles. Dans un premier temps, le Crédit Mutuel avait été tenu d'affecter 50 % des ressources collectées à des emplois d'intérêt général, destinés en particulier au financement des collectivités locales et à la souscription de valeurs émises par l'Etat et par ses établissements publics, le solde, c'est-à-dire les 50 % restants, étant à la libre disposition de la banque.
Par l'effet d'un arrêté du 27 septembre 1991 (N° Lexbase : L5348G79, JORF du 26 novembre 1991, p. 15383), une part croissante de la ressource collectée au moyen du Livret bleu a été affectée au financement du logement social par le biais de transferts opérés au bénéfice de la Caisse des dépôts et consignations laquelle consent des prêts aux gestionnaires d'habitations à loyer modéré. Par l'effet de l'arrêté précité, il se trouve que depuis l'année 2000, la totalité des ressources collectées au titre du Livret bleu est centralisée par la Caisse des dépôts et consignations.
Depuis 1991, au titre des encours centralisés, la Caisse des dépôts et consignations verse au Crédit Mutuel une rémunération correspondant au taux d'intérêt brut fixé par les pouvoirs publics laquelle est rétrocédée aux épargnants, à laquelle s'ajoute une commission d'intermédiation égale à 1,3 %, également dénommée "commission de collecte".
Ainsi, depuis son origine, le Crédit Mutuel a été conduit à orienter ses ressources vers trois emplois : les encours centralisés auprès de la Caisse des dépôts et consignations et ce à partir de 1991 ; les autres emplois d'intérêt général autres que ceux mentionnés ci dessus ; les emplois libres.
A ce stade, il convient de relever que le privilège de collecte octroyé en 1975 au Crédit Mutuel a, du moins dans les premières années, largement favorisé la croissance de l'établissement. La part du Livret bleu dans les dépôts du Crédit Mutuel était de 70 % en 1975, de 60 % en 1985. Depuis 1997 elle se situe aux alentours de 25 %.
II - La décision de la Commission
Par la décision 2003/216/CE du 15 janvier 2003, la Commission des Communautés européennes a considéré que les mesures prises, par la France, en faveur du Crédit Mutuel au titre de la collecte de l'épargne réglementée par le biais du Livret bleu s'identifiaient à des aides d'Etat incompatibles avec le marché commun. L'argument de la Commission se résume aux trois points qui suivent.
En premier lieu, il y a bien eu transfert de ressources publiques constitutif d'une aide d'Etat à partir du moment où la somme des avantages économiques comptables apportés par l'exploitation du Livret bleu (commission de collecte, bénéfices liés à la gestion des autres emplois d'intérêt général et gains tirés des emplois libres) a excédé les coûts engagés par le Crédit Mutuel pour la gestion de la collecte et des encours.
En deuxième lieu, si l'attribution au Crédit Mutuel du droit de distribution du Livret bleu contient des aides d'Etat au sens de l'article 87, paragraphe 1, du Traité CE , ces aides ne peuvent s'inscrire dans le champ des dérogations prévues à ce même article 87 aux paragraphes 2 et 3.
En dernier ressort, la Commission devait faire observer que la dérogation prévue à l'article 86, paragraphe 2, du Traité CE ne pouvait "[...] que partiellement être appliquée, puisque, ainsi que démontré par l'audit effectué pour le compte de la Commission, les compensations octroyées sur la période ne sont pas strictement limitées aux surcoûts afférents à la mission d'intérêt économique général qui peuvent être pris en compte".
Ainsi, la Commission concluait sur le fait qu'il y a eu, en l'espèce, aides d'Etat, que celles-ci sont incompatibles avec le marché commun et que, selon le point 2 de l'article 1er de la décision, "ces aides ne peuvent bénéficier d'aucune dérogation dans le cadre de l'article 87, paragraphes 2 et 3. Elles peuvent en partie bénéficier de la dérogation prévue à l'article 86, paragraphe 2, dans la mesure où elles sont indispensables en vue de l'accomplissement de la mission d'intérêt économique général impartie par l'Etat au Crédit Mutuel. Les aides excédant les coûts de collecte et de gestion du Livret bleu ne peuvent être considérées comme compatibles avec l'intérêt commun".
En application de ce même article, la France était invitée à récupérer auprès du Crédit Mutuel les aides incompatibles avec le marché commun qui lui avaient été accordées depuis janvier 1991 ; la France devait parallèlement modifier le taux de rémunération des encours du Livret bleu versés par la Caisse des dépôts et consignations au Crédit Mutuel en vue de supprimer à l'avenir toute aide dépassant les coûts de gestion et de collecte pouvant être pris en considération. Les autorités françaises étaient encore tenues d'enjoindre au Crédit Mutuel de mettre en place une comptabilité séparée du Livre bleu et de la publier. Injonction ultime, la Commission indiquait qu'elle procéderait à toute vérification qu'elle jugerait utile "en vue de contrôler que les aides au Crédit Mutuel sont strictement proportionnées à la mission d'intérêt économique général qui lui est impartie".
III - L'arrêt rendu par le TPICE ou le rappel de la prééminence des règles de l'article 253 du traité CE
Sans estimer opportun de s'interroger sur le bien fondé de l'argumentation retenue par la Commission, sans donc se préoccuper l'analyse qui a sous tendu la décision soumise à son examen, le TPICE a annulé cette dernière sur le seul fondement de son défaut de motivation.
En la circonstance, le Tribunal a, tout d'abord, rappelé que l'obligation de motivation constituait "une formalité substantielle qui doit être distinguée de la question du bien fondé des motifs, cette dernière question relevant de la légalité au fond de l'acte litigieux" (CJCE, 2 avril 1998, aff. C-367/95, Commission des Communautés européennes c/ Chambre syndicale nationale des entreprises de transport de fonds et valeurs (Sytraval) et Brink' s France SARL N° Lexbase : A4980AWD, Rec. P. I-1719, point 67, et CJCE, 22 mars 2001, aff. C-17/99, République française c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A1757AWY, Rec. I-2481, point 35).
Sur le même registre, le Tribunal indique, également, que la motivation exigée par l'article 253 du Traité CE doit être adaptée à la nature de l'acte en cause et doit faire apparaître "de façon claire et non équivoque le raisonnement de l'institution, auteur de l'acte, de manière à permettre aux intéressés de connaître les justifications de la mesure prise et à la juridiction compétente d'exercer son contrôle. L'exigence de motivation doit être appréciée en fonction des circonstances de l'espèce, notamment du contenu de l'acte, de la nature des motifs invoqués et de l'intérêt que les destinataires ou d'autres personnes concernées directement et individuellement par l'acte peuvent avoir à recevoir des explications. Il n'est pas exigé que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, dans la mesure où la question de savoir si la motivation d'un acte satisfait aux exigences de l'article 253 CE doit être appréciée au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte ainsi que de l'ensemble des règles juridiques concernant la matière concernée" (CJCE, 13 mars 1985, aff. C-318/82, Royaume des Pays-Bas et Leeuwarder Papierwarenfabriek BV c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A8648AUT, Rec. p. 809, point 19 ; CJCE, 14 février 1990, aff. C-350/88, Société française des Biscuits Delacre e.a. c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A8662AUD, Rec. p. I-395, points 15 et 16 ; CJCE, 29 février 1996, aff. C-56/93, Royaume de Belgique c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A4972AW3, Rec. p. I-723, point 86).
Dans ce contexte, pour apprécier si la décision était ou non suffisamment motivée au regard de l'identification de l'aide dont l'incompatibilité avec le traité avait été constatée, il convenait pour le TPICE de vérifier si la décision en question permettait aux intéressés de connaître la ou les mesures étatiques considérées par la Commission comme constitutives d'une aide et au Tribunal d'exercer son contrôle sur l'appréciation de ces mesures.
Appréciant la cohérence interne de la décision soumise à son examen, le TPICE va, pour aller à l'essentiel, relever que la décision de la Commission n'indique pas explicitement quelles sont les mesures étatiques relatives au régime du Livret bleu qui sont considérées comme s'identifiant à des aides d'Etat. S'agissait-il ou non de la seule "commission de collecte" ou encore de la défiscalisation touchant la rémunération du Livret bleu, du bénéfice du droit exclusif de distribution du livret ou de tout autre avantage découlant des emplois libres ?
Le TPICE devait, également, déplorer les termes particulièrement imprécis retenus par la Commission pour ce qui a trait à l'identification de l'aide. En bref, pour le TPICE, le raisonnement suivi par la Commission ne pouvait pas permettre de déterminer ce qui a été retenu comme éléments constitutifs de l'aide. C'est cette insuffisance de motivation qui a justifié l'annulation de la décision.
Mais l'arrêt examiné est l'occasion de rappeler un point important. Les précisions orales apportées par les représentants de la Commission à l'occasion de la procédure d'appel ne peuvent pas corriger les imperfections de la décision soumise à la censure du Tribunal.
En cours de procédure, les agents de la Commission ont apporté la précision selon laquelle l'aide litigieuse ne concernait que la seule "commission de collecte". Face à cette affirmation, le Tribunal va relever que la proposition ne figure pas dans la décision attaquée et qu'elle se trouve être contredite par bon nombre des passages que la décision litigieuse comporte.
Au-delà de ce point, l'arrêt examiné est, également, l'occasion pour la juridiction de rappeler que le dispositif et les motifs d'une décision constituent un tout indivisible "de sorte qu'il appartient uniquement au collège des membres de la Commission, en vertu du principe de collégialité, d'adopter à la fois l'un et les autres, toute modification des motifs dépassant une adaptation purement orthographique ou grammaticale étant du ressort exclusif du collège".
En définitive, l'argumentation présentée par les agents de la Commission devant le Tribunal ne peut remédier à des insuffisances de motivation, le mécanisme de la collégialité présidant à l'élaboration d'une décision communautaire y fait obstacle. Tel est le sens d'une jurisprudence constante : CJCE, 24 octobre 1996, aff. C-329/93, Vulkan Verbund AG c/ Commission des Communautés européennes (N° Lexbase : A5836AYS), Rec. p. I-5151, points 47 et 48, et TPICE, 25 juin 1998, aff. T-371/94, et British Midland Airways Ltd c/ Commission des Communautés européennes (N° Lexbase : A3411AWA), Rec. p. II-2405, points 116 à 119.
Au total, le sévère rappel d'ordre méthodologique que le TPICE vient d'administrer à la Commission a généré un gagnant et un perdant. Tandis que le Crédit Mutuel n'a pas à restituer les 164 millions d'euros, majorés des intérêts de retard, qui excédaient la stricte compensation des charges engendrées pour l'accomplissement de la mission de service public qui lui était impartie, les ressources du Trésor public se trouvent amputées de ce même montant.
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