Réf. : CJCE, 9 novembre 2004, 4 arrêts, aff. C-203/02, The British Horseracing Board Ltd e.a. c/ William Hill Organization Ltd (N° Lexbase : A7806DDH), aff. C-338/02 (N° Lexbase : A7807DDI), aff. C-444/02 (N° Lexbase : A7808DDK) et aff. C-46/02 (N° Lexbase : A7809DDL)
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par Camille Froment, Avocat à la Cour, LSK & Associés
le 07 Octobre 2010
Le droit sui generis est énoncé à l'article 7 de la directive et accorde aux producteurs de bases de données "le droit d'interdire l'extraction et/ou la réutilisation de la totalité ou d'une partie substantielle, évaluée de façon qualitative ou quantitative, du contenu de celle-ci, lorsque l'obtention, la vérification ou la présentation de ce contenu attestent un investissement substantiel du point de vue qualitatif ou quantitatif" (2).
L'acte d'extraction est défini comme "le transfert permanent ou temporaire de la totalité ou d'une partie substantielle du contenu d'une base de données sur un autre support par quelque moyen ou sous quelque forme que ce soit".
La notion de réutilisation correspond à "toute forme de mise à disposition du public de la totalité ou d'une partie substantielle du contenu de la base par distribution de copies, par location, par transmission en ligne ou sous d'autre forme [...]" (3).
Le texte précise, également, que n'est pas autorisée l'"extraction et/ou la réutilisation répétées ou systématiques de parties non substantielles du contenu de la base de données qui supposeraient des actes contraires à une exploitation normale de cette base, ou qui causeraient un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du fabricant de la base" (4).
Ces dispositions ont été transposées dans notre droit interne par la loi n° 98-536 du 1er juillet 1998 et sont énoncées aux articles L. 341-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle relatifs aux droits des producteurs de base de données (N° Lexbase : L3493ADQ) .
L'une des quatre affaires présentées au jugement de la CJCE concerne le British Horseracing Board(BHB), organisme officiel des courses hippiques sur tout le territoire britannique. Dans le cadre de ses attributions, le BHB tient le calendrier annuel des courses et rassemble ainsi dans sa base de données de multiples informations liées aux courses telles que les date, horaire et catégorie des courses, les hippodromes, l'identité des chevaux inscrits, le nom des propriétaires et entraîneurs, les handicaps, le nom des jockeys, etc. Moyennant un abonnement payant, une partie de ces informations est communiquée aux bookmakers pour les paris avant chaque course, notamment, par transmission électronique (Raw Data Feed ou RDF).
Au cours de l'année 2000, la société William Hill, l'un des principaux bookmakers du pays, a lancé un service de paris sportifs en ligne en intégrant sur son site web certaines données de la RDF : les hippodromes, la date et l'horaire des courses et l'identité des chevaux inscrits. Le BHB s'étant alarmé de l'utilisation de ses données sur le site e-commerce de ce bookmaker sans autorisation ou licence préalable, il a assigné la société William Hill devant la High Court of Justice aux fins de condamnation de ce qu'il considérait comme une extraction illicite de sa base de donnée et une atteinte à son droit spécifique de producteur de base de données. Le juge de première instance (6) a donné raison au BHB sur ce fondement. En appel (7), les magistrats ont, néanmoins, considéré qu'il existait un doute sur l'application de ce fondement juridique dans la mesure où les données et la base de données de BHB sont générées de manière simultanée et ont décidé en conséquence de poser à la CJCE plusieurs questions préjudicielles (11 au total) sur l'étendue de la protection des bases de données par le droit sui generis.
Les trois autres affaires, du 9 novembre 2004, concernent la société Fixtures Marketing, en charge, notamment de la gestion des droits (ou licensing) relatifs aux calendriers annuels des championnats des ligues professionnelles de football anglaises et écossaises. Dans un contexte proche de l'affaire précédente, Fixtures Marketing a fait grief à trois sociétés implantées à l'étranger et spécialisées dans l'organisation des jeux d'argent et des paris sportifs d'utiliser sur leur site Internet les calendriers des matches sans aucune licence. Elle les a assignés devant les juridictions de leurs lieux respectifs d'établissement, en Finlande, en Suède et en Grèce pour faire constater l'atteinte à son droit spécifique sur sa base de données.
Ces juridictions ont, également, été confrontées à des difficultés d'interprétation du droit sui generis et ont décidé de surseoir à statuer et de poser des questions préjudicielles à la CJCE.
C'est dans ce contexte que la CJCE a pu traiter ensemble ces affaires similaires. L'intérêt de ces décisions est de fournir les premiers critères de définition des notions essentielles à la mise en oeuvre du droit spécifique des bases de données. Au-delà de la définition, elles visent à redonner son sens originaire à ce monopole bien particulier.
Selon la Cour, la notion de base de données au sens de la directive vise "tout recueil comprenant des oeuvres, des données ou d'autres éléments, séparables les uns des autres sans que la valeur de leur contenu s'en trouve affectée, et comportant une méthode ou un système, de quelque nature que ce soit, permettant de retrouver chacun de ses éléments constitutifs" (8). Il en résulte que le calendrier de rencontres de football constitue une base de données, ce à quoi chacun pouvait s'attendre.
En revanche, sur les notions d'investissements liés à l'obtention ou la vérification du contenu de la base de données, la Cour a pu surprendre en livrant une définition restrictive, à contresens des conclusions de l'Avocat général.
Dans chacun des quatre arrêts, la Cour énonce que la notion d'investissement lié à l'obtention du contenu d'une base de données s'entend des "moyens consacrés à la recherche d'éléments existants et à leur rassemblement dans ladite base" et "ne comprend pas les moyens mis en oeuvre pour la création des éléments constitutifs du contenu d'une base de données". Dans le même esprit, la notion d'investissement lié à la vérification du contenu de la base de données correspond aux "moyens consacrés, en vue d'assurer la fiabilité de l'information contenue dans ladite base, au contrôle de l'exactitude des éléments recherchés, lors de la constitution de cette base ainsi que pendant la période de fonctionnement de celle-ci". Par conséquent, "des moyens consacrés à des opérations de vérification au cours de la phase de création d'éléments par la suite rassemblés dans une base de données ne relèvent pas de cette notion".
En bref, la Cour distingue nettement entre les moyens consacrés à la création du contenu ou éléments constitutifs et ceux consacrés à la constitution de la base de données, vue comme le réceptacle d'éléments préexistants et rassemblés dans un nouveau système d'information. C'est, sans aucun doute, cette motivation qui suscitera la controverse. L'Avocat général avait conclu auparavant dans le sens opposé en proposant que la notion d'investissement lié à l'obtention du contenu de la base de données "vise aussi les données créées par le fabricant lorsque cette création des données est simultanée à leur traitement et ne peut pas en être dissociée" (9).
Implacablement, les juges communautaires appliquent la solution aux faits en cause (ce n'est pas toujours le cas) et prennent soin d'indiquer aux juges nationaux que les moyens consacrés à l'établissement d'une liste de chevaux participant à une course ou ceux consacrés à la détermination des dates, horaires et paires d'équipes relatifs aux rencontres de championnats de football ne correspondent pas à l'investissement lié à l'obtention et à la vérification du contenu de la base de la base de données dans laquelle figurent ces éléments. Les praticiens et commentateurs outre-Manche ont reçu cette solution avec circonspection et attendent désormais de connaître la réaction de la Court of Appeal dans le procès BHB c/ William Hill. Rappelons tout de même que cette juridiction avait déjà souligné ses propres doutes à l'égard du droit spécifique dans le cas où les données et la base de données sont produites simultanément (10). Ces doutes, précisément, avaient motivé les demandes préjudicielles à la CJCE.
La Cour explicite encore les notions d'extraction et de réutilisation de parties substantielles ou non substantielles et la notion d'actes non autorisés d'extraction ou réutilisation de parties non substantielles. Ainsi, les notions d'extraction et de réutilisation se réfèrent "à tout acte non autorisé d'appropriation et de diffusion au public de tout ou partie du contenu d'une base de données", sans que cela suppose pour autant un accès direct à la base de données concernée.
La notion de partie substantielle évaluée de façon quantitative se réfère au "volume de données extrait et/ou réutilisé de la base et doit être appréciée par rapport au volume du contenu total de la base". Mais, lorsqu'elle est évaluée de façon qualitative, cette notion se réfère à "l'importance de l'investissement lié à l'obtention, à la vérification ou à la présentation du contenu de l'objet de l'acte d'extraction et/ou de réutilisation, indépendamment du point de savoir si cet objet représente une partie quantitativement substantiel du contenu général de la base de données protégée".
Enfin, les actes non autorisés d'extraction ou réutilisation de parties non substantielles sont ceux qui "par leur effet cumulatif, tendent à reconstituer et/ou à mettre à disposition du public, sans autorisation de la personne qui a constitué la base de données, la totalité ou une partie substantielle du contenu de ladite base, et qui portent ainsi gravement atteinte à l'investissement de cette personne".
A l'échelon national, ces arrêts pourraient -oserait-on dire, devraient- marquer le début d'une nouvelle ère du droit sui generis. Un rapide inventaire des décisions françaises les plus récentes permet de constater, en effet, que la protection par le droit sui generis est accordée par les magistrats de manière quasi-automatique à n'importe quelle compilation de données, dès lors qu'un quelconque investissement matériel ou humain peut se concevoir. Par exemple, la cour d'appel de Paris a admis le bénéfice de cette protection pour l'annuaire des anciens élèves de l'Ecole nationale supérieure des télécommunications en retenant cet argument, pour le moins inconsistant, que l'association "est, pour en établir le contenu et le tenir à jour, contrainte en permanence de récoler les données, ce qui implique des investissements matériels et humains substantiels" (11).
Cette décision n'est pas isolée ; dans certains cas, les juridictions en arrivent à accorder une forme de protection à la base de données litigieuse sans que le fondement -droit d'auteur ou droit sui generis- soit expressément visé (12).
La doctrine n'a pas manqué de dénoncer les effets insidieux du flou artistique qui règne autour du droit sui generis, en particulier lorsque ce dernier est utilisé aux fins d'obtenir des droits monopolistiques absolus, alors que le traditionnel droit d'auteur applicable aux bases de données s'efforce de maintenir un subtil équilibre avec la nécessaire liberté du commerce (13).
En toute hypothèse, certaines solutions retenues antérieurement par les juges du fond devraient être disqualifiées, comme par exemple la motivation adoptée par le tribunal de grande instance de Paris dans l'affaire "Sonacotra" (14), selon laquelle "si les dépenses générées par la base de données sont difficilement séparables de celles liées à l'installation et au fonctionnement de la messagerie dans son ensemble, il demeure qu'elles ne peuvent que traduire en raison de l'importance des données nominatives concernées et de leur nécessaire mise à jour un investissement financier et humain substantiel de la part de la société Sonacotra". On a vu que l'investissement lié à l'obtention du contenu de la base de données ne comprend pas, aux yeux du juge communautaire, les moyens consacrés à la création des données constitutives de la base mais uniquement les moyens consacrés au rassemblement d'éléments préexistants. Désormais, la simple preuve que les création et mise à jour de l'annuaire interne des adresses email et listes de diffusion présentent un coût élevé pour une entreprise ne devrait plus caractériser, en droit, l'investissement substantiel induisant la protection de la base par le droit sui generis.
A notre sens, il faut comprendre, de manière plus générale, que l'investissement protégé par le droit sui generis ne devrait pas être confondu avec les coûts structurels liés à la gestion informatique des données générées par une personne dans le cadre de son activité industrielle ou commerciale (ex : la gestion des dates, horaires, identité des interprètes, etc. pour un organisme culturel gérant des salles de spectacles). Le droit sui generis n'a pas vocation à instituer un monopole sur le traitement des données générées à la source, non protégées par le droit d'auteur. C'est le message que nous envoie la CJCE. Ce droit a été institué par la directive dans le but de favoriser le développement du marché des fabricants (éditeurs) de base de données (15) et ne devrait surtout pas être instrumentalisé comme un obstacle à la concurrence dans l'accès et la circulation de l'information.
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