Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 25 février 2015, n° 385686, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2368NCP)
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par Thibaut Adeline-Delvolvé, avocat au barreau de Versailles, associé du cabinet Adminis Avocats, chargé d'enseignement à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
le 19 Mars 2015
Les 23 et 30 mars 2014, ont eu lieu dans une commune des Yvelines les premier et second tour des élections municipales. A l'issue du second tour de scrutin, la liste conduite par Mme E. a obtenu le plus grand nombre de voix, soit 2 355, contre 2 340 pour la liste conduite par M. D., maire sortant, et 902 pour la liste conduite par M. A.
Une protestation électorale avait été élevée devant le juge de l'élection. Par un jugement du tribunal administratif de Versailles en date du 14 octobre 2014, cette protestation avait été rejetée. Mais, sur l'appel interjeté devant le Conseil d'Etat à l'encontre de ce jugement, le jugement a été annulé et les élections de mars l'ont aussi été, par voie de conséquence.
Le Conseil d'Etat a d'abord trouvé matière, dans les faits de l'espèce, à une réformation des résultats du scrutin. En l'espèce, dans un bureau de vote, un électeur avait apposé une croix au lieu de sa signature, sans que, en application de l'article L. 64 du Code électoral (N° Lexbase : L2791AAM), un autre électeur mentionne l'impossibilité de signer du premier. Par ailleurs, dans un autre bureau de vote, la signature d'un autre électeur présentait une différence manifeste entre les deux tours de scrutin alors qu'aucune explication, ni aucune attestation n'a été fournie sur cette différence. Le Conseil d'Etat a donc fait usage de son pouvoir habituel de réformation des résultats du scrutin et a retrancher les deux suffrages irréguliers du total des voix obtenues par chacune des listes en présence. Une fois cette opération effectuée, l'écart de voix entre les deux listes a été ramené de 15 à 13 voix.
Le Conseil d'Etat a eu ensuite une nouvelle occasion de faire application du principe désormais fixé à l'article L. 48-2 du Code électoral (N° Lexbase : L9882IPP). Cet article dispose qu'"il est interdit à tout candidat de porter à la connaissance du public un élément nouveau de polémique électorale à un moment tel que ses adversaires n'aient pas la possibilité d'y répondre utilement avant la fin de la campagne électorale".
Il faut rappeler que si cet article a été introduit assez récemment dans le Code électoral par la loi n° 2011-412 du 14 avril 2011, portant simplification de dispositions du Cde électoral et relative à la transparence financière de la vie politique (N° Lexbase : L9798IPL), les règles qu'il prévoit ne sont guère nouvelles puisqu'elles avaient été dégagées, auparavant, par la jurisprudence électorale à la fois du Conseil d'Etat et du Conseil constitutionnel. C'est ainsi, par exemple, qu'avait déjà été annulée une élection en raison de la diffusion d'un tract, comportant des éléments erronés sur le soutien d'un parti politique à un candidat, à un moment tel que les candidats n'avaient pas été en mesure de répondre. Une telle manoeuvre avait été de nature à créer une confusion dans l'esprit d'une partie des électeurs et à vicier ainsi le résultat du scrutin (3). Il avait encore été jugé que la distribution, la veille du second tour, d'un tract prêtant au parti politique auquel appartenait un candidat une position qu'il n'avait pas adoptée sur un texte de loi, avait constitué une manoeuvre de nature à créer une confusion dans l'esprit des électeurs (4). Avait ce même effet un tract, d'origine inconnue, attribuant de façon mensongère à une personnalité politique locale un appel à l'abstention ainsi que des propos injurieux à l'égard de certains candidats (5). Plus généralement, le juge de l'élection sanctionne les manoeuvres destinées à semer le trouble dans l'esprit des électeurs. Il a, par exemple, été jugé que la diffusion de tracts pouvant être interprétés comme émanant du parti de l'un des adversaires d'un candidat pouvait créer une confusion dans l'esprit des électeurs (6).
De cette jurisprudence, résultent deux conditions cumulatives qui, si elles sont remplies, conduisent à l'annulation du scrutin : une condition de date et une condition de contenu. La date de la diffusion du tract doit être si proche du scrutin qu'elle empêche toute réponse utile des autres candidats et le contenu du message doit être erroné car, s'il est exact, il n'a pas pour effet d'induire les électeurs en erreur. A travers cette seconde condition, le Conseil d'Etat est donc invité à apprécier la véracité des allégations mises en cause, à partir des éléments que les parties versent aux débats. On relève toutefois une exception à cette dualité de conditions. Lorsque le contenu des allégations d'un document excède de loin ce qui peut être normalement admis dans le cadre de la polémique électorale, le juge de l'élection n'exige plus la condition tenant à la date de diffusion car il estime que, eu égard aux propos tenus, toute réponse est de toute façon impossible. C'est, par exemple, le cas de tracts contenant des imputations injurieuses et diffamatoires mettant en cause l'honnêteté et la vie privée d'un candidat (7). Mais la condition, préalable à toute autre, tenant au faible écart de voix est maintenue y compris dans ce cas de figure. C'est ainsi qu'à la même époque, d'autres candidats eux aussi gravement diffamés -ils avaient été accusés de viol- n'avaient pas rencontré le même succès dans leur demande d'annulation en raison d'un trop grand écart de voix (8).
Depuis la codification de cette règle à l'article L. 48-2 du Code électoral, le Conseil d'Etat a déjà eu l'occasion de juger qu'un tract prêtant à un candidat de fausses consignes de vote avait été de nature à tromper les électeurs (9), comme un tract prétendant faussement l'échec commercial d'une opération d'urbanisme et une perte financière pour la commune (10), ou encore prêtant à un candidat la volonté d'ouvrir un camping (11). En revanche, un tract se bornant à reprendre des éléments de débat plus anciens (12), ou répondant à des attaques personnelles (13) n'avait pas un tel effet.
C'est dans ce contexte qu'a été rendu l'arrêt du Conseil d'Etat, statuant sur les élections municipales de la commune en cause. Au cas d'espèce, un tract avait été diffusé massivement le vendredi précédant le second tour, de 17 h à 23 h, par lequel la candidate élue s'est engagée à faire rouvrir un magasin "Leader Price" qui avait fermé quelques mois auparavant. Et le Conseil d'Etat, après avoir examiné les débats de la campagne électorale, a relevé qu'il n'avait pas été question de ce magasin, mais seulement du dynamisme commercial de la commune. Il souligne aussi, pour apprécier l'effet de ce tract, que la liste de cette candidate avait précisément enregistré dans ce bureau de vote sa plus forte progression entre les deux tours, déduction faite du report des voix d'une autre liste. Par ailleurs, il relève qu'un appel à voter pour ce même candidat avait été diffusé le samedi 29 mars 2014 sur la page Facebook d'un groupe dénommé "Tu sais que tu viens de [...] quand ...", au-delà de la clôture de la campagne électorale (C. élec., art. L. 49 N° Lexbase : L9940IPT), publié auprès d'un groupe alors constitué de 753 membres et sur une page qui était ouverte à la consultation publique. C'est de ces deux éléments que résulte, pour le Conseil d'Etat, l'altération des résultats du scrutin.
Cet arrêt est une illustration de deux phénomènes. D'abord, un fort degré d'appréciation par le Conseil d'Etat des faits de l'espèce, conduisant à leur qualification et à la mesure de leurs effets sur le résultat du scrutin. Ensuite, une volonté du Conseil d'Etat de ne pas inscrire son contrôle dans un canevas prédéterminé, qui nuirait à sa liberté de mouvement. C'est ainsi qu'il ne suggère aucun calcul arithmétique, aucun pourcentage, aucun seuil numérique en nombre de voix, par rapport auquel il conviendrait de considérer qu'il y aurait une altération des résultats du scrutin ou non. La part de subjectivité qui est ainsi sauvegardée dans l'office du juge de l'élection lui permet, certes, d'adopter la position qu'il croit juste vis-à-vis de telles circonstances de fait. Mais elle éloigne, moins heureusement, l'occasion pour les plaideurs de lui présenter des griefs ou des moyens de défense plus en phase avec l'exercice de son office. C'est finalement l'assurance que le contentieux de l'élection, comme l'élection elle-même, continuera à offrir des surprises.
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