Réf. : CJUE, 12 juin 2014, aff. jointes C-39/13, C-40/13 et C-41/13 (N° Lexbase : A2810MRI)
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N2809BUL
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par Thibaut Massart, Directeur du Master Fiscalité de l'entreprise, Université Paris-Dauphine et Michel Abitbol, Master Fiscalité de l'entreprise, Université Paris-Dauphine (1)
le 26 Juin 2014
Parmi elles, la jurisprudence "Papillon" a sensiblement modifié les dispositions législatives en matière d'intégration fiscale. Concluant à une restriction à la liberté d'établissement, garantie par l'article 49 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (N° Lexbase : L2697IPL), en ce qu'une société mère française ne pouvait pas intégrer une sous-filiale française détenue par l'intermédiaire d'une filiale étrangère établie dans l'Union européenne, le législateur français avait alors adapté son régime d'intégration national en effectuant une modification de la loi a minima. Ainsi, la loi avait été modifiée (5), de telle sorte que la seule configuration de l'arrêt "Papillon" était résolue, laissant le champ libre à de potentiels conflits futurs relatifs à des situations similaires en matière d'intégration fiscale.
De nouveaux bouleversements des régimes d'intégration fiscale européens étaient alors à prévoir. Si les affaires "Zambon" (6) en France ont précédemment ouvert la brèche, c'est véritablement l'arrêt rendu le 12 juin 2014 par la CJUE sur différentes affaires similaires aux Pays-Bas (7) qui est venu poser les fondations d'une modification du régime néerlandais -et très probablement français- d'intégration fiscale en faveur d'une possibilité de constituer des groupes fiscaux horizontaux.
Cette décision n'est pas véritablement une surprise. Plusieurs éléments conduisaient à penser que les juges de la CJUE, saisis par le tribunal d'Amsterdam, imposeraient aux législations européennes d'intégrer à leurs régimes de consolidation fiscale la possibilité de constituer des groupes fiscaux horizontaux. Un arrêt récent se prononçant sur la restriction à la liberté d'établissement induit par le "group relief" britannique (8), un avis de 2011 rendu par la Commission européenne se prononçant en faveur de l'intégration horizontale, mais surtout les conclusions de Mme Juliane Kokott, l'Avocat général auprès de la Cour européenne dans la présente affaire, constituaient un faisceau d'indices qui convergeaient vers l'intégration fiscale horizontale.
Malgré un refus des juges du fond français et néerlandais d'accéder à des demandes qui leur ont été faites d'intégrer des sociétés soeurs en France et aux Pays-Bas de sociétés mères étrangères établies dans l'Union, la CJUE se prononce en faveur d'une confirmation de la jurisprudence "Papillon" (I) dans une décision dont la finalité est l'extension du régime d'intégration fiscale aux groupes horizontaux, avec des conséquences en France qu'il faut d'ores et déjà évaluer (II).
I - Après l'arrêt "Papillon", un second aller-retour entre la France et les Pays-Bas ?
Tandis que les juges du fond français et néerlandais se bornaient à refuser le bénéfice d'une intégration horizontale dans leur pays (A), la question préjudicielle posée par la cour d'Amsterdam (9) était d'un enjeu capital : appliquer à notre problématique un raisonnement similaire à celui utilisé lors de l'affaire "Papillon" (B).
A - Un refus des juges du fond pour des raisons divergentes
Entre 2010 et 2013, les tribunaux français et néerlandais ont plusieurs fois dénié à des sociétés étrangères la possibilité de constituer sur leur sol des groupes fiscaux exclusivement composés de filiales. Les différentes juridictions amenées à statuer sur la question ont tour à tour avancé des arguments divergents, confirmant l'incohérence d'une telle interdiction au regard du droit de l'UE.
En France, saisis par deux fois pour des requêtes relatives à la même affaire, les tribunaux administratifs sont arrivés à la même conclusion : l'impossibilité de constituer en France un groupe fiscal intégré horizontalement est contraire aux Traités. Mais leurs arguments ne concordaient pas !
Le groupe Zambon s'est, tout d'abord, vu refuser le bénéfice d'une intégration horizontale pour les sous-filiales françaises -les sociétés Zambon France SA et Zach System SA- d'une holding italienne, la société Zambon Company SPA. Cette holding italienne, désireuse de compenser les pertes de sa seconde sous-filiale avec les bénéfices de la première, avait, dans un premier temps, saisi l'administration fiscale française, lui demandant la restitution rétroactive de l'excédent d'impôt payé et correspondant à l'imputation des pertes de sa sous-filiale sur les bénéfices de la seconde. Face au rejet de sa réclamation, Zambon France SA avait alors saisi le tribunal administratif de Cergy-Pontoise (10) qui avait confirmé le refus de l'administration fiscale en procédant à une analyse du régime de l'intégration fiscale tel que prévu par l'article 223 A du CGI (N° Lexbase : L5018IPK). Les juges ont fondé leur raisonnement sur l'objet de l'intégration fiscale qui, selon eux, repose sur une centralisation verticale des bénéfices et des pertes des filiales vers la société mère. Dès lors, les juges ont déduit qu'aucune restriction à la liberté d'établissement ne saurait être observée, puisqu'une telle intégration horizontale ne serait pas non plus accordée à des filiales françaises d'une société mère française.
Face au refus des juges, le groupe Zambon a rapidement formulé une nouvelle requête, modifiant le périmètre de l'intégration fiscale que le groupe demandait à l'administration fiscale française. Si la première requête du groupe portait sur une intégration purement horizontale de ses deux sous-filiales françaises, la seconde requête portait quant à elle sur une demande du bénéfice de l'intégration fiscale pour un groupe constitué des deux sous-filiales françaises ainsi que de la holding "grand-mère" italienne, mais dont les résultats seraient exclus du régime. Le tribunal administratif de Montreuil (11) a motivé son refus par la non-comparabilité de la situation de ce groupe avec un groupe d'intégration fiscale purement français. Les juges ont considéré que l'objectif principal de l'intégration fiscale était l'allègement de l'imposition supportée par la société mère via la prise en compte dans ses résultats des résultats de ses filiales. Or, le groupe Zambon poursuivant un objectif d'allègement de l'imposition de sociétés soeurs, le tribunal de Montreuil a considéré qu'il ne se trouvait pas dans une situation comparable à un groupe français dont l'allègement d'imposition bénéficierait à la société mère.
Parallèlement, les juges du fond néerlandais ont été amenés à juger trois litiges très proches de celui de l'affaire "Papillon" : les deux premiers (12) avaient trait à des sociétés mères néerlandaises qui souhaitaient former une "entité fiscale unique" (13) avec leurs sous-filiales néerlandaises détenues par l'intermédiaire d'une société allemande. La troisième (14) concernait quant à elle la possibilité pour une société mère établie en Allemagne de constituer une entité fiscale unique entre ses filiales néerlandaises. Si les deux premières affaires font inévitablement penser à la configuration "Papillon", la troisième comporte une différence majeure : le groupe néerlandais désirait constituer une "entité fiscale unique" horizontale, constituée uniquement de ses sous-filiales soeurs.
Dans ces affaires, les juges du fond néerlandais ont refusé le droit à ces sociétés mères de constituer tantôt un groupe fiscal avec leurs sous-filiales néerlandaises, tantôt un groupe fiscal horizontal entre leurs filiales néerlandaises, fondant leur raisonnement sur la nécessité de comparer ces situations avec celles de groupes exclusivement composés de sociétés néerlandaises. Dans les deux premières affaires, les juges ont comparé les sous-filiales néerlandaises détenues par une société intermédiaire allemande avec des sous-filiales néerlandaises détenues par une société intermédiaire néerlandaise et qui n'aurait pas opté pour le régime de l'entité fiscale unique. Dans ce cas précis, le droit de constituer un groupe fiscal composé exclusivement des sous-filiales néerlandaises et de la société mère -excluant donc la société intermédiaire- n'aurait pas été accordé.
Dans la troisième affaire, les juges néerlandais ont refusé le droit de constituer un groupe fiscal horizontal, fondant leur raisonnement sur la nécessité de comparer la situation de filiales néerlandaises détenues par une société allemande à celles de filiales néerlandaises détenues par une société néerlandaise. Dès lors, les juges néerlandais ont considéré qu'il n'existait nullement de différence de traitement : dans l'un et l'autre cas, l'intégration fiscale horizontale est refusée. La cour d'appel d'Amsterdam a, pour sa part, estimé préférable de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la CJUE.
Les juges du fond néerlandais et français ont donc fondé leur refus sur des fondements divergents, mais sur la base d'une analyse similaire : la situation de filiales nationales détenues par l'intermédiaire d'une société mère étrangère n'est pas objectivement comparable à celle de filiales nationales détenues par l'intermédiaire d'une société mère nationale. Tout l'enjeu de la question préjudicielle posée le 25 janvier 2013 par le Gerechtshof d'Amsterdam était, par conséquent, de savoir si la CJUE retiendrait un raisonnement similaire aux arrêts "Papillon" ou "X Holding BV" (15), afin d'autoriser l'intégration fiscale horizontale.
B - L'enjeu de la question préjudicielle : la confirmation de la jurisprudence "Papillon" aux Pays-Bas
Ainsi, l'enjeu de la question préjudicielle posée par la cour d'Amsterdam à la CJUE reposait, dans un premier temps, sur l'analyse que la CJUE allait opérer de la notion de situation objectivement comparable. Plus précisément il s'agissait, pour les juges européens, de trancher entre deux analyses opposées -celles des juges néerlandais et français ou celle précédemment retenue dans l'arrêt "Papillon"- et de répondre à la question suivante : une société mère nationale détenant des sous-filiales nationales par l'intermédiaire d'une filiale étrangère se trouve-t-elle dans une situation objectivement comparable à celle d'une société mère détenant ses sous-filiales nationales par l'intermédiaire d'une filiale nationale ?
Dans son analyse du litige qui lui est soumis, la CJUE reprend clairement les conclusions sans appel de Mme Juliane Kokott, l'Avocat général auprès de la CJUE, qui ont été rendues le 27 février 2014. La Cour adopte une réflexion fondée sur la comparaison d'un groupe fiscal créé de manière horizontale -exclusivement dans un cas (16), intégrant la société "grand-mère" résidente dans l'autre cas (17)- avec un groupe fiscal créé "classiquement" de manière verticale, au regard de l'objectif poursuivi par l'intégration fiscale. Autrement dit, celle-ci se demande si l'objectif de ces deux groupes est objectivement comparable dans leur démarche respective de constitution de groupe fiscal.
L'exposé de Mme Kokott s'inscrit dans la continuité de la position de la Commission européenne (18), qui avait rendu un avis motivé le 16 juin 2011, dans lequel l'instance supranationale estimait que le régime de l'entité fiscale unique n'était pas compatible avec le droit de l'Union européenne, dans la mesure où ce régime ne permettait pas à une société mère de constituer une entité fiscale exclusivement composée de ses filiales. Ensuite, l'Avocat général avait rappelé que l'objectif premier de l'intégration fiscale était de permettre une consolidation des résultats d'un groupe, sans qu'il soit nécessaire que la société mère soit établie dans le même pays que ses filiales soeurs et que les résultats de la mère soient compensés avec ceux des filiales soeurs.
Poursuivant son argumentaire tendant à démontrer la comparabilité des situations de filiales soeurs d'une société nationale et de filiales soeurs d'une société étrangère, Mme Kokott avait établi un parallèle avec deux jurisprudences majeures dont les conclusions avaient également été rédigées par ses soins : les jurisprudences "Papillon" et "X Holding BV" (19). L'Avocat général a ainsi d'abord établi un parallèle entre les deux premières affaires néerlandaises et l'affaire "Papillon", dont les configurations sont très proches, confirmant ainsi, comme elle l'avait fait auparavant avec les dispositions législatives françaises, l'incompatibilité du régime néerlandais actuel de l'entité fiscale unique. Mais l'exposé de Mme Kokott allait plus loin et présentait le régime de l'intégration fiscale de façon similaire à la présentation qui en avait été faite dans l'arrêt "X Holding BV".
Reprenant les conclusions de Mme Kokott, la CJUE, dans sa décision du 12 juin 2014, argue ainsi que le régime d'intégration fiscale néerlandais est constitutif d'un avantage de trésorerie pour les sociétés membres du groupe, dont l'objectif est double : consolider les bénéfices et les pertes des sociétés membres du groupe et neutraliser les opérations internes au groupe de façon à ce qu'elles conservent un caractère fiscalement neutre (20). Dès lors, un groupe d'intégration fiscale horizontale constitué de ses seules filiales poursuit le même objectif qu'un groupe fiscal constitué verticalement, à savoir l'obtention de l'avantage de l'intégration fiscale du point de vue de ses seules filiales. L'objectif de ces deux groupes est donc bel et bien objectivement comparable.
Et si l'on déduit de l'arrêt que la jurisprudence "Papillon" est confirmée et donc transposable au régime néerlandais de l'entité fiscale unique, une possible extension du régime néerlandais aux sociétés soeurs nous mène à penser que la transposition réciproque en droit français ne devrait être qu'une formalité...
II - Vers une probable intégration horizontale de filiales françaises d'une société étrangère
Du point de vue néerlandais, cet arrêt, qui confirme les conclusions de l'Avocat général, nous enseigne d'abord que la jurisprudence "Papillon" est transposable au régime de l'entité fiscale unique. Ainsi, toute nouvelle harmonisation négative de la part du juge européen quant à l'un de ces deux régimes devrait logiquement s'appliquer au second. Du point de vue français, il nous semble donc nécessaire de connaître la position définitive de la CJUE quant à l'intégration horizontale (A), afin d'en évaluer l'éventuelle portée en France (B).
A - L'intégration verticale, simple modalité pratique de l'intégration fiscale
La position conjointe de la CJUE et de l'Avocat général Kokott sur l'eurocompatibilité du régime néerlandais de l'entité fiscale unique est claire : le refus de constituer des groupes fiscaux horizontaux constitue une entrave à la liberté d'établissement génératrice d'une inégalité de traitement vis-à-vis des filiales détenues par une société mère étrangère. Deux arguments phares sont avancés par cette dernière : l'aspect uniquement pratique de la remontée des résultats des filiales vers la société mère et l'inégalité de traitement entre une filiale et une succursale au regard de ce régime.
Sur le premier argument, la CJUE réfute le principal fondement du refus des juridictions néerlandaises : la nécessaire attribution du résultat d'ensemble à la société mère du groupe intégré. Tout comme les rapporteurs publics impliqués dans les affaires "Zambon" précédemment citées (21), les juges néerlandais décelaient dans l'intégration horizontale une difficulté pratique liée au fait qu'il serait impossible d'identifier le redevable des obligations déclaratives induites et du paiement de l'impôt dû (22). Or, Mme Kokott, soutenue par le juge européen, retient que "la question de savoir dans le chef de quelle société de l'entité fiscale se fera la consolidation est une question purement technique, dépourvue de pertinence s'agissant d'atteindre l'objectif du régime" (23). Dès lors, la condition de faire de la société mère le redevable de l'impôt n'est qu'une modalité pratique et secondaire de l'intégration fiscale, qui n'est en rien indispensable à l'atteinte de l'objectif premier du régime : la consolidation des bénéfices et des pertes des sociétés membres.
Sur le second argument, l'Avocat général avait développé une idée novatrice, et implicitement reprise dans l'arrêt, selon laquelle le régime de consolidation fiscale néerlandais actuel opère une différence de traitement entre filiale et succursale. L'Avocat général retient en effet que le régime néerlandais permet à la société étrangère qui souhaiterait intégrer ses deux filiales nationales de procéder à leur intégration par l'interposition d'une succursale nationale, ce qui ne serait pas possible via l'interposition d'une filiale nationale détenant les deux sous-filiales (24). Dès lors, le traitement défavorable attribué aux filiales serait de nature à justifier la possibilité de créer des groupes fiscaux composés des seules filiales soeurs. Par ailleurs, rappelons que la doctrine française permet de la même manière à une succursale française de la société étrangère de se constituer tête de groupe (25). Le raisonnement de Mme Kokott sur ce point semble donc transposable en tout point au régime français.
Enfin, une fois établi que l'impossibilité de constituer un groupe fiscal horizontal constituait une entrave à la liberté d'établissement, il convenait de s'interroger quant à l'éventuelle justification de cette entrave par une raison impérieuse d'intérêt général. Sur cette question, la Haute Juridiction européenne a balayé les justifications apportées par les Gouvernements néerlandais, allemands et français qui ont tous participé à la procédure (26), témoignant du grand intérêt qu'ils portent à la question. Deux principaux motifs avaient ainsi été apportés par les Etats : la nécessité de garantir la cohérence du système fiscal en lien avec la prévention du double emploi des pertes et le risque de fraude fiscale. Sur le premier, le juge a rappelé que, pour prospérer, une telle justification devait découler d'une rupture du lien direct existant entre l'avantage fiscal conféré et la compensation de cet avantage par un prélèvement fiscal déterminé (27). Appliquée à l'intégration fiscale, l'admission de cette justification suppose que le groupe fiscal bénéficie de l'avantage que constitue l'allègement de l'imposition du groupe, sans en supporter la charge directement liée, à savoir la neutralisation de certaines opérations dont l'objectif est d'éviter la double déduction. Considérant ce motif injustifié au regard de la situation d'une entité fiscale formée d'une société mère nationale et des sous-filiales nationales, la Cour l'a a fortiori rejeté dans le cadre d'un groupe formé des seules filiales nationales, aucune transaction ne nécessitant dans ce cas de neutralisation fiscale (28).
Sur le second motif, le Gouvernement néerlandais arguait que l'intégration horizontale pourrait mener à des montages frauduleux. Plus particulièrement, les filiales intégrées de manière horizontale pourraient pratiquer entre elles des transferts d'actifs à un prix anormalement élevé de manière à diminuer la valeur fiscale des créances détenues par la société mère étrangère. La réponse est cette fois lapidaire : tandis que l'Avocat général avait avancé que seul l'Etat du siège de la société mère étrangère est habilité à lutter contre la fraude fiscale (29), la CJUE relève simplement que cette justification ne peut être invoquée de façon autonome (30).
La décision de la CJUE est donc sans ambiguïté quant à la légalité du régime de l'entité fiscale néerlandais : l'impossibilité pour une société mère établie dans un Etat membre de constituer un groupe fiscal au sein d'un autre Etat membre, autrement que par le biais d'un établissement stable, génère une entrave à la liberté d'établissement injustifiable. Dès lors, il nous semble déraisonnable de penser que le régime français de l'intégration fiscale n'en subira pas les mêmes conséquences.
B - La portée de cette décision sur le régime français d'intégration fiscale
Cette jurisprudence autorisant l'intégration fiscale horizontale n'est assurément pas une bonne nouvelle pour les finances publiques françaises. En effet, la Commission européenne ayant sommé la France d'abaisser son déficit public au plus tôt (31), une telle décision devrait être annonciatrice de multiples réclamations contentieuses pour l'administration fiscale et donc de pertes de recettes fiscales pour notre Etat, compliquant davantage l'atteinte de cet objectif.
La grande similitude existant entre les régimes français et néerlandais d'intégration fiscale nous pousse à envisager la portée de cette décision en droit français. Car, rappelons-le, les dispositifs français et néerlandais sont très proches, l'ensemble des conditions donnant droit au bénéfice du régime étant partagé par les deux régimes. La principale différence relève du formalisme induit par le régime néerlandais : les sociétés françaises intégrées continuent à déposer leur liasse fiscale individuelle (32), tandis que les groupes néerlandais intégrés en sont dispensés et ne déposent qu'une liasse unique pour l'ensemble du groupe.
Ainsi, les conséquences de cette décision européenne favorable à l'intégration de sociétés soeurs sont potentiellement nombreuses. En premier lieu, le législateur devra adapter les dispositions françaises du régime de l'intégration fiscale par une réforme de l'article 223 A dont l'étendue n'est pas simple à déterminer. Nous pouvons aisément imaginer que, souhaitant réduire l'impact budgétaire d'une telle réforme, le législateur envisagera d'imposer des conditions restrictives aux sociétés mères désireuses de constituer entre leurs filiales une intégration fiscale. Dès lors, la première question qui se posera sera celle de l'Etat d'implantation de la société mère. Il semblerait logique que le législateur restreigne l'accès à une éventuelle intégration fiscale horizontale aux mêmes sociétés auxquelles la jurisprudence "Papillon" s'était appliquée, à savoir les Etats membres de l'Union ou partie à l'accord sur l'Espace économique européen ayant conclu avec la France une convention fiscale qui contient une clause d'assistance administrative en matière fiscale. Par ailleurs, une autre question relative à l'Etat d'implantation de la société mère pourrait se poser au législateur : sera-t-il possible d'exclure du dispositif les filiales françaises dont la société mère est implantée en France ? En effet, le législateur pourrait être inspiré d'exclure du périmètre du dispositif les filiales soeurs dont la société mère est française et, ainsi, d'éviter la constitution de groupes fiscaux horizontaux purement français qui, bien que respectant les conditions d'exercice du régime d'intégration fiscal "classique" intégrant la mère, pourraient voir d'un bon oeil une intégration fiscale horizontale. Bien qu'a priori compatible avec le droit de l'Union européenne, un tel traitement de faveur accordé aux sociétés non-résidentes -appelé "discrimination à rebours" par les instances européennes- nous paraît cependant hypothétique.
En second lieu, il semble probable que le législateur impose des conditions relatives au régime juridique et fiscal de la société mère. Une condition d'assujettissement de la société mère à l'impôt sur les sociétés de son Etat -de plein droit ou sur option- ou encore une condition de forme juridique conformément à une liste énumérative de formes juridiques autorisées ne semble pas improbable. A titre de comparaison, la modification de l'article 223 A consécutive à l'affaire "Papillon" a posé des conditions restrictives pour la qualification de "société intermédiaire", entre autres l'implantation de la société dans un Etat de l'Union européenne ou partie à l'accord sur l'Espace économique européen et la soumission à un impôt équivalent à l'impôt sur les sociétés sans en être exonérée (33).
Et si les conséquences d'une telle décision s'annoncent majeures pour le législateur qui devra, une fois de plus, remettre en cause son régime de l'intégration fiscale, la portée d'une extension de l'intégration fiscale française aux sociétés soeurs devrait également intéresser un certain nombre d'entreprises françaises. Les filiales françaises intéressées par une intégration fiscale horizontale doivent dès à présent évaluer l'opportunité d'introduire une réclamation contentieuse pour les exercices passés et, en second lieu, demander l'exercice de l'option pour l'intégration fiscale pour les exercices futurs.
Concernant les exercices passés, les groupes qui détiennent des filiales françaises peuvent estimer que l'incompatibilité du régime français de l'intégration fiscale avec le droit européen les a privés d'une opportunité fiscale importante. Dès lors, les groupes concernés devront chiffrer le montant de l'impôt payé jugé excédentaire et en demander la restitution auprès de l'administration. La question qui se pose alors pour ces contribuables porte sur les formalités et les exercices concernés par une telle demande. En premier lieu, l'établissement d'une ou de plusieurs liasses fiscales rectificatives "pro forma" mettant en évidence le dégrèvement d'impôt sollicité nous semble nécessaire (34). Ensuite, il convient de rappeler aux contribuables intéressés que, contrairement aux réclamations consécutives à l'affaire "Papillon", le délai de recours ne pourra porter sur des exercices antérieurs aux délais de droit commun (35). En effet, depuis une refonte de l'article L. 190 du LPF (N° Lexbase : L9530IYM) (36), un arrêt portant sur la non-conformité d'une disposition nationale à une règle de droit supérieure n'est plus de nature à porter le délai de recours pour présenter une réclamation au-delà des délais de droit commun. Une réserve doit cependant être émise sur la question de ces réclamations contentieuses. Bien qu'impossible du fait de l'état actuel de la législation française, il ne nous semble pas impossible que l'administration reproche aux demandeurs de ne pas avoir effectué, pour les exercices dont l'imposition est contestée, l'option pour l'intégration fiscale des sociétés concernées (37).
De manière à éviter cet écueil pour les exercices futurs, il paraît opportun pour les groupes intéressés par un dispositif d'intégration horizontale de ne pas attendre une modification du régime français et d'exercer d'ores et déjà l'option pour l'intégration fiscale. Ainsi, il nous semble judicieux que les sociétés déposent, dès à présent à la clôture de chaque exercice, une déclaration fiscale de groupe, en plus de leurs déclarations fiscales individuelles, de manière à déterminer l'impôt susceptible de faire l'objet d'une restitution. Cependant, par mesure de précaution, nous pensons que tant que la position française sur l'intégration fiscale horizontale ne sera pas connue, il conviendra pour les contribuables de continuer à payer l'impôt séparément comme si l'intégration fiscale ne leur était pas applicable.
Pour finir, nous pouvons nous demander si le législateur français optera pour une réforme a minima, comme il l'avait fait à la suite de l'affaire "Papillon", en procédant simplement à l'introduction des sociétés intermédiaires dans le périmètre de l'intégration fiscale, ou s'il choisira de moderniser véritablement l'article 223 A, de manière à le rendre définitivement conforme au droit communautaire, pour ainsi éviter de nouveaux remous à l'avenir...
(1) Les auteurs remercient Arnaud Chastel, Avocat chez Landwell et associés, pour ses précieux conseils.
(2) CJCE, 4ème ch., 27 novembre 2008, aff. C-418/07 (N° Lexbase : A4435EBU) : Rec. CJCE, 2008, I, p. 8947 ; Dr. fisc., 2008, n° 52, comm. 644, note J.-L. Pierre ; RJF, 2/2009, n° 180 ; BDCF, 2/2009, n° 16, concl. J. Kokott. Sur cet arrêt, V. également P. Dibout, Le périmètre des groupes de sociétés et la liberté d'établissement. A propos de CJCE, 27 novembre 2008, aff. C-418/07, Sté Papillon, note sous CJCE, 4ème ch., 27 novembre 2008, aff. C-418/07, Sté Papillon : Dr. fisc., 2008, n° 52, 640.
(3) CJUE, 12 juin 2014, aff. jointes SCA Group Holding BV (C-39/13), X AG (C-40/13) et MSA International Holdings BV (C-41/13) (N° Lexbase : A2810MRI) ; L. Leclercq, A.-M. Merle et J. Du Pasquier, Groupes de sociétés : après les soeurs jumelles, les soeurs intégrées ?, Dr. fisc., 2014, n° 12, act. 183.
(4) L'article 115 TFUE (N° Lexbase : L2413IP3) prévoit l'adoption par le Conseil, statuant à l'unanimité conformément à une procédure législative spéciale, et après consultation du Parlement européen et du Comité économique et social, de dispositions pour le rapprochement des lois, règlements ou dispositions administratives des Etats membres en ce qui concerne les autres impôts, lorsque ceux-ci ont une incidence directe sur l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur.
(5) Loi de finances rectificative pour 2009 (loi n° 2009-1674 du 30 décembre 2009, art. 33-I et XIII N° Lexbase : L1817IGE).
(6) TA Cergy-Pontoise, 2ème ch., 3 octobre 2012, n° 1102790 (N° Lexbase : A4588I4P). TA Montreuil, 10ème ch., 19 octobre 2012, n° 1103097 (N° Lexbase : A5545IXN) : Dr. fisc., 2012, n° 46, comm. 516, concl. N. Peton-Philippot, note N. Chayvialle.
(7) CJUE, 12 juin 2014, aff. jointes SCA Group Holding BV (C-39/13), X AG (C-40/13) et MSA International Holdings BV (C-41/13), précité.
(8) CJUE, 1er avril 2014, aff. C-80/12 (N° Lexbase : A2882MIL) : Liberté d'établissement et transfert de pertes au sein d'un consortium, Droit de l'Union européenne, Dr. fisc. 2014, n° 15, act. 240.
(9) Gerechtshof Amsterdam, Kenmerk 11/00180.
(10) TA Cergy-Pontoise, 2ème ch., 3 octobre 2012 n° 1102790 (N° Lexbase : A4588I4P) : RJF, 2/2013, n° 143, Concl. Mmes Colombani.
(11) TA Montreuil, 10ème ch., 19 octobre 2012, n° 1103097 : RJF, 2/2013, n° 144, Concl. MM. Le Goff.
(12) Aff. jointes C-39/13 et C-41/13, précitées.
(13) "Fiscale eenheid" est le régime d'intégration fiscale néerlandais, prévu par l'article 15, paragraphe 1 de la "loi sur l'impôt des sociétés" néerlandaise.
(14) Aff. C-40/13, précité.
(15) CJUE, 25 février 2010, aff. C-337/08 (N° Lexbase : A2536ESQ) : Liberté d'établissement et fiscalité de groupe, Olivier Debray, Dr. fisc. 2013, n° 24, 319.
(16) Aff. C-40/13, précité.
(17) Aff. C-39/13 et C-41/13, précité.
(18) Point 77 des conclusions.
(19) Point 32 des conclusions ; points 21 à 24 de l'arrêt.
(20) Point 21 de l'arrêt.
(21) TA Cergy-Pontoise, 3 octobre 2012, n° 1102790 et TA Montreuil, 19 octobre 2012, n° 1103097 : Dr. fisc. 2012, n° 46, comm. 516, concl. N. Peton-Philippot, note N. Chayvialle.
(22) L. Leclercq, A.-M. Merle et J. Du Pasquier, Le régime fiscal de groupe est-il applicable aux sociétés soeurs ? Les régimes français et néerlandais en question..., Dr. fisc., 2013, n° 7, act. 82.
(23) Points 77 à 86 des conclusions, repris par le point 51 de l'arrêt.
(24) Point 40 des conclusions ; point 56 de l'arrêt.
(25) BOI-IS-GPE-10-30-30 du 12 septembre 2012 (N° Lexbase : X9194AL4).
(26) Point 14 des conclusions.
(27) Point 33 de l'arrêt.
(28) Points 33 à 40 de l'arrêt ; point 84 des conclusions.
(29) Point 85 des conclusions.
(30) Point 55 de l'arrêt ; voir également Laurent Leclercq, Pauline Trédaniel, Déduction des pertes transfrontalières et liberté d'établissement : où en est-on ?, Dr. fisc., 2013, n° 21, 295.
(31) La Commission européenne a demandé à la France de ramener son déficit public à 3 % à la fin 2015.
(32) Imprimé n° 2065.
(33) BOI-IS-GPE-10-30-30-20120912, précité.
(34) L. Leclercq, A.-M. Merle et J. Du Pasquier, Groupes de sociétés : après les soeurs jumelles, les soeurs intégrées ?, Dr. fisc., 2014, n° 12, act. 183.
(35) Consécutivement à l'arrêt "Papillon", les réclamations contentieuses des groupes pouvaient porter sur des exercices clos entre le 1er janvier 2005 et le 31 décembre 2009. V. sur les conséquences de l'arrêt "Papillon" : Yves Rutschmann, Patrick Dibout, Laetitia de La Rocque, Arrêt Sté Papillon : quelles incidences pratiques ?, Dr. fisc., 2009, n° 16, 277.
(36) Loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013, relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, art. 48 (N° Lexbase : L6136IYW) ; voir sur cette réforme : Eric Davoudet, Omar El Arjoun, Action en restitution de l'article L. 190 du LPF : deux réformes et de nombreuses interrogations, Dr. fisc., 2014, n° 21, 334.
(37) Conformément aux articles 223 A du et 46 quater-0 ZE de l'annexe III du CGI (N° Lexbase : L3488IEW), l'option pour l'intégration fiscale doit être adressée au plus tard à l'expiration du délai de dépôt de la déclaration de résultats de l'exercice précédent.
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