Le Quotidien du 22 avril 2025 : Contrat de travail

[Questions à...] Quelle protection juridique pour les livreurs de repas à domicile ? Questions à Kevin Mention, avocat au barreau de Paris

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[Questions à...] Quelle protection juridique pour les livreurs de repas à domicile ? Questions à Kevin Mention, avocat au barreau de Paris. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/118356127-questions-a-quelle-protection-juridique-pour-les-livreurs-de-repas-a-domicile-questions-a-kevin-ment
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le 17 Avril 2025

Mots clés : contrat de travail • autoentrepreneurs • travailleurs indépendants • livraison à domicile • précarité

L’agence de sécurité sanitaire (Anses) a récemment rappelé les risques physiques et psychosociaux, pour les livreurs de repas à domicile liés à l’usage de l’intelligence artificielle pour l’attribution des courses. Pour faire le point sur les risques auxquels ces forçats du bitume sont confrontés, Lexbase a interrogé Kevin Mention, avocat au barreau de Paris*.


 

Lexbase : Que vous inspire le dernier rapport de l'Anses sur les livreurs de repas à domicile ?


Kevin Mention : Ce rapport confirme ce que nous dénonçons depuis bien longtemps devant les tribunaux contre les sociétés de type Uber, Deliveroo, Stuart ou encore Frichti.

Il y a d'abord une grande précarité, avec des rémunérations dérisoires, souvent en dessous du SMIC. Il y a quelques années ces « plateformes » se vantaient de proposer plus qu'un SMIC, une comparaison déjà douteuse alors que leur modèle disait écarter le salariat. Si on tenait compte de l'absence de congés payés, de prime de précarité, de mutuelle, de prise en charge des transports, du barème kilométrique et de tout le reste, on était en réalité proche du SMIC voire déjà en deçà.

Aujourd'hui, les rémunérations sont bien plus faibles encore. Ces sociétés paient à la course et ont recours à de plus en plus de travailleurs sans papiers, que ce soit en direct ou via des comptes qui sont « sous-loués » (ce que le rapport dénonce comme pouvant s'apparenter à de la traite de personne). Ces travailleurs, que le film l'Histoire de Souleymane met en avant, doivent réaliser un maximum de courses et les acceptent donc toutes, même celles payées une misère (parfois 2 euros la livraison, pour livrer en 10 minutes après 10 minutes d'attente). Les sociétés en profitent pour payer de moins en moins.

Il y a peu, ces sociétés se sont vantées de garantir 11,75 euros de l'heure minimum. Le ministre du Travail de l'époque s'en était félicité sur Twitter. C'était 11,75 euros en moyenne sur un mois, uniquement pour le temps en course. Le SMIC est à 11,88 euros, avec 10 % en supplément pour les congés payés, avec le temps d'attente entre deux courses (les coursiers attendent souvent une demi-heure entre deux courses sans rémunération) qui est obligatoirement rémunéré pour les salariés, avec tous les avantages du salariat.

Et cette précarité financière est amplifiée avec une suspension ou une rupture de contrat unilatérale qui peut survenir n'importe quand, au moindre faux pas. Un peu trop de temps pour livrer une commande sous une chaleur caniculaire? Un avertissement pouvant mener à une rupture de contrat. Des détours trop réguliers car le coursier essaie de survivre en travaillant sur plusieurs plateformes? L'algorithme et le suivi GPS peuvent le détecter et une rupture de contrat peut survenir. Parfois du jour au lendemain, sans même un préavis...

À cette précarité financière s'ajoute la précarité physique et mentale. Le job est très dur et usant, il est aussi très risqué, et extrêmement fermé à la gente féminine. Tous les coursiers ont déjà connu une chute à vélo, certains sont blessés à vie, certains ont été défigurés à travers un pare-brise, et d'autres sont même morts dans l'indifférence la plus totale.

Avec les algorithmes des systèmes d'emprise mentale sont mis en place, le coursier est toujours incité à en faire plus, à aller plus vite, il sait que son travail est précaire donc il prend ce qu'il y a à prendre lorsqu'une rémunération est proposée, même dérisoire. Il doit se nourrir et payer son loyer à la fin du mois. Souvent, on nous demande si c'est grave de ne plus verser les cotisations URSSAF, cotisations que la plateforme ne prend pas en charge puisqu'elle ne déclare pas le travailleur comme un salarié bien qu'elle le fasse travailler comme tel. Le coursier gagne si peu qu'il ne lui reste pas assez pour finir le mois s'il doit les payer. Il suffit de se faire voler son vélo ou de casser son portable pour repartir dans le rouge. Combien de courses doivent être acceptées pour les remplacer?

Avec maintenant quelques années de recul, on voit aussi que les maladies professionnelles explosent. Problèmes musculaires, cystites, problèmes de prostate, blessures qui n'ont pas du tout été suivis. Il y a quelques jours, un coursier me disait avoir encore des douleurs de cheville deux ans après un accident et une rupture de contrat.

Mentalement, c'est pareil. On a du burn-out, une vulnérabilité très difficile à vivre, une rancœur contre ces sociétés qui exploitent et un sentiment d'impuissance. Le rapport de l'ANSES confirme ce que l'on voit chaque semaine.

Lexbase : Où en est-on de l'encadrement juridique de ces professions ?

Kevin Mention : Dans certains pays des décisions radicales sont prises, en Suisse ou en Espagne les Uber-eats et consorts doivent salarier les coursiers. Aux Pays-Bas les décisions en justice ont été rendues bien plus rapidement qu'en France et Deliveroo a dû quitter le pays tête baissée après un millier de requalifications en salariat.

En France, les juges peuvent participer à la sanction des abus. Mais sur un plan pénal (la dissimulation d'un emploi salarié sous un prétendu statut d'indépendant étant une infraction) c'est extrêmement long, les services sont débordés (énorme manque de moyens dans les juridictions ou encore chez les inspecteurs du Travail) et on voit parfois même des connivences des dirigeants français qui veulent que le système perdure (voir les « Uber Files » et l'enquête parlementaire qui a suivi). Une société comme Frichti a été prise la main dans le sac avec des livreurs quasiment tous sans papiers. On parle de centaines de personnes. Un autre employeur aurait subi une fermeture administrative immédiate : eux ont bénéficié de passe-droits, le ministère de l'Intérieur est même intervenu en leur faveur et les dirigeants ont pu céder leur société plusieurs millions d'euros quelques mois plus tard.

Sur le plan européen, une Directive (UE) n° 2024/2831 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2024, relative à l'amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme N° Lexbase : L3300MRN, vise à mettre en place plusieurs garde-fous comme une présomption de salariat et d'autres mécanismes de contrôle tel que sur le contenu des algorithmes qui contrôlent et dirigent les coursiers. Sauf que nos dirigeants français l'ont déjà quelque peu torpillée, comme en limitant le champ de cette présomption de salariat ou en s'opposant au contrôle automatique par l'inspection du travail dès lors qu'une décision de justice reconnaît du salariat déguisé.

Heureusement, quelques décisions devant les prud'hommes, les cours d'appel ou la Cour de cassation [1] viennent requalifier les contrats de prestation de service en contrats de travail avec toutes les conséquences financières que cela apporte. Mais c'est très long et toujours à titre individuel : le coursier doit faire la démarche et aller au bout. Il faut non seulement qu'il ait connaissance de ses droits, qu'il ait les moyens de les faire valoir, qu'il ait les preuves suffisantes pour démontrer être un salarié déguisé (à l'échelle de l'ensemble des coursiers, cette preuve est assez simple à apporter mais le travail dissimulé porte bien son nom. Depuis 2019, Deliveroo a par exemple supprimé quasiment tous les échanges écrits et privilégie encore les ordres à l'oral) et qu'il patiente plusieurs années.

Nous avons des coursiers qui ont déjà définitivement été reconnus victimes de travail dissimulé au pénal, qui travaillent encore en 2025 pour leur employeur condamné (Deliveroo en l'occurrence) et qui ne sont pour autant toujours pas déclarés !
 

Lexbase : Quelles sont les dernières décisions marquantes en la matière ?

Kevin Mention : Les décisions prud'homales condamnent régulièrement les pratiques des "plateformes". En ce début d'année 2025, nous avons par exemple déjà obtenu 24 décisions favorables contre Deliveroo et avons plaidé 80 autres dossiers qui sont en attente de délibéré.

Certaines sociétés et/ou dirigeants ont également été condamnés sur le plan pénal comme pour Take Eat Easy ou Deliveroo. Des poursuites sont en cours contre d'autres comme Frichti ou Foodora.

La Cour de cassation a déjà envoyé des signaux clairs comme dans ses arrêts « Uber » encore confirmés en mars 2025 [2].

Lexbase : Les pouvoirs publics sont-ils à la hauteur du problème selon vous ?

Kevin Mention : Malheureusement non, il y a une très claire complaisance entre les pouvoirs publics et ces sociétés. On ferme les yeux, ça fait baisser les chiffres du chômage et ça permet aux électeurs des grandes villes d'avoir leurs repas livrés pour pas cher. Mais avec des pseudo-indépendants aux cotisations quasi inexistantes (exit les cotisations patronales, exit les surcotisations en cas de multiplication des accidents du travail et des maladies professionnelles), c'est la collectivité qui paie sur le long terme.

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public

[1] Cass. soc., 25 janvier 2023, n° 21-11.273, F-D N° Lexbase : A44209AX.

[2] Cass. soc., 5 mars 2025, n° 23-18.431, F-D N° Lexbase : A8606637 ; Cass. soc., 5 mars 2025, n° 23-18.430, F-D N° Lexbase : A862463S.

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