Le Quotidien du 7 avril 2025 : Électoral

[Point de vue...] Réflexions sur une réserve d’interprétation méconnue, une proportionnalité ignorée et des électeurs en colère

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N2003B3L

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[Point de vue...] Réflexions sur une réserve d’interprétation méconnue, une proportionnalité ignorée et des électeurs en colère. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/117795370-point-de-vue-reflexions-sur-une-reserve-dinterpretation-meconnue-une-proportionnalite-ignoree-et-des
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par Jean Pierre Camby, docteur en droit et Jean Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel

le 02 Avril 2025

Mots clés : assistants parlementaires • détournements de fonds publics • probité des élus • exécution provisoire • inéligibilité

Le 31 mars 2025, le tribunal correctionnel de Paris a largement confirmé les réquisitions du parquet en date du 13 novembre 2024 : contre Marine Le Pen, quatre ans de prison, dont deux avec sursis, 100 000 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité avec exécution provisoire ; des peines semblables contre les vingt-six autres prévenus, dont Louis Aliot, maire de Perpignan ; une amende de deux millions d’euros contre le parti lui-même.


 

S’agissant de l’exécution provisoire de l’inéligibilité, cette sévérité contraste avec la position prise par le Conseil constitutionnel trois jours auparavant [1]. Cette décision du Conseil a pu être diversement interprétée, les uns niant son incidence sur l’affaire des eurodéputés du RN, les autres insistant au contraire sur le lien entre les deux affaires, tout en soulignant la prudence et la finesse d’analyse du Conseil constitutionnel. Ces divergences d’interprétation s’expliquent si on veut bien tenir compte de ce qui était à juger de part et d’autre. Il n’en reste pas moins  que la réserve d’ interprétation émise par le Conseil a été méconnue par le juge pénal.

I. L’objet de la QPC   

« Les dispositions contestées [2]…. en tant qu'elles s'appliquent à des élus ayant fait l'objet d'une condamnation pénale déclarée exécutoire par provision sur le fondement de l'article 471 du Code de procédure pénale, alors que cette sanction n'est pas devenue définitive », soulèvent une question présentant un caractère sérieux, avait estimé le Conseil d’État en renvoyant la question au Conseil en décembre 2024.

Étaient contestés deux articles du Code électoral portant l’un sur l’inéligibilité aux élections municipales des individus privés d’éligibilité, l’autre sur sa conséquence : la déchéance immédiate du mandat en cours.  « Les dispositions en cause ne portent pas sur l'éligibilité à une élection présidentielle » nous dit-on.  

Toutefois, pour mesurer la portée de la décision du Conseil constitutionnel du 28 mars, et les incidences qu’elle aurait dû avoir sur la décision rendue trois jours plus tard par le tribunal judiciaire de Paris, on ne peut se borner à ce constat. Ce qui est essentiellement en jeu, depuis les réquisitions rendues dans l’affaire de l’emploi des assistants de députés européens du Rassemblement national , c’est l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité. Lorsque celle-ci est prononcée par le juge, en application de l’article 471 (quatrième alinéa) du Code de procédure pénale N° Lexbase : L7652LP4 [3], elle est d’effet immédiat : l’intéressé ne peut plus se porter candidat à une élection et ses mandats électoraux (autres que parlementaires), s’il en exerce, sont interrompus. Et ce, alors même qu’il n’est pas définitivement jugé. Le droit d’éligibilité et le droit au recours en sont nécessairement affectés.

Le Conseil constitutionnel intègre dans son contrôle la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à la loi [4]. À cet égard, le Conseil d’État juge qu’ « il résulte de ces dispositions que, dès lors qu'un conseiller municipal ou un membre de l'organe délibérant d'un établissement public de coopération intercommunale se trouve, pour une cause survenue postérieurement à son élection, privé du droit électoral en vertu d'une condamnation devenue définitive ou d'une condamnation dont le juge pénal a décidé l'exécution provisoire, le préfet est tenu de le déclarer démissionnaire d'office » [5].

La question de l’inéligibilité d’un élu municipal avec exécution provisoire est donc surplombée par celle, plus générale, du prononcé d’une mesure d’exécution provisoire d’inéligibilité, qui s’articule avec celle de la déchéance immédiate du mandat. Ces deux questions touchent tous les mandats, avec cette différence que la déchéance du mandat parlementaire n’est, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, jamais prononcée avant condamnation définitive [6].

La question posée au Conseil par la QPC soulevée par l’élu mahorais était de savoir si l’exécution provisoire d’une inéligibilité était conforme à la nature des mandats politiques – et plus particulièrement à la liberté de l’électeur. Était d’abord en cause la possibilité, pour le juge pénal, de suspendre « immédiatement » l’exercice d’un mandat, alors que l’inéligibilité prononcée n’est pas définitive. Mais, au-delà de l’effet immédiat de l’inéligibilité sur l’exercice du mandat, se posait la question de son incidence sur la possibilité de se présenter à une élection future. L’effet immédiat de l’inéligibilité résulte en effet, que ce soit pour la poursuite du mandat ou pour le droit de se présenter à une élection, des dispositions combinées de l’article 131-26-2 du Code pénal N° Lexbase : L8084MAN (issu de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique N° Lexbase : L6340MSM, dite « Sapin 2 »), qui punit le détournement de fonds publics de la peine complémentaire « automatique » d’inéligibilité, et de l’article 471 du Code de procédure pénale, qui permet de donner un effet immédiat aux peines complémentaires.

Comment ignorer que, si, au terme de la procédure, la peine d’inéligibilité est annulée, son exécution provisoire, en interdisant une candidature,  aura entraîné des effets irrémédiables sur les candidatures en présence et donc sur la liberté de l’électeur ?

La question posée au Conseil avait donc une portée dépassant celle du sort des mandats en cours des élus municipaux.  Elle concernait notamment l’élection présidentielle. La loi organique du 6 novembre 1962, relative à l’élection présidentielle N° Lexbase : L5341AGW, prévoit en effet qu’une personne inéligible ne peut concourir à cette élection. Elle le fait par renvoi à l’article L. 199 du Code électoral N° Lexbase : L7941I7A, aux termes duquel : « Sont inéligibles les personnes désignées à l'article L. 6 et celles privées de leur droit d'éligibilité par décision judiciaire en application des lois qui autorisent cette privation. »

II. La décision n° 2024-1129 QPC du 28 mars 2025

Le Conseil devait se prononcer sur l’exécution provisoire de l’inéligibilité et non pas seulement sur l’interruption immédiate du mandat à laquelle elle conduit. Il était appelé à le faire au regard « notamment du droit d'éligibilité, garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et l'article 3 de la Constitution ».

Les principes généraux du droit pénal ne sont pas principalement en jeu dans la QPC, puisque c’est l’exécution de la peine qui est en cause, et non sa nécessité ou sa proportionnalité.

Après avoir rappelé que l’individualisation de la peine d’inéligibilité était assurée, le Conseil écarte sans ménagement l’argument, avancé lors de l’audience, selon lequel le prononcé de l’exécution provisoire ne serait pas assorti de garanties suffisantes : « le juge décide si la peine doit être assortie de l’exécution provisoire à la suite d’un débat contradictoire au cours duquel la personne peut présenter ses moyens de défense, notamment par le dépôt de conclusions, et faire valoir sa situation» .

On en arrive ensuite au cœur de la décision. Il tient dans une réserve d’interprétation explicite, de portée « directive » : « Sauf à méconnaître le droit d’éligibilité garanti par l’article 6 de la Déclaration de 1789, il revient au juge, dans sa décision, d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure (l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité) est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur ».

Cette réserve une fois émise, le Conseil se prononce sur la déchéance du mandat, qui, pour être immédiate, ne prive pas de voie de recours : « l ’intéressé peut former contre l’arrêté prononçant la démission d’office une réclamation devant le tribunal administratif ainsi qu’un recours devant le Conseil d’État. Il résulte par ailleurs de la jurisprudence constante du Conseil d’État que cette réclamation a pour effet de suspendre l’exécution de l’arrêté ».

Preuve que la décision ne s’intéresse pas qu’au mandat municipal, il est également répondu au fait que la déchéance immédiate ne s’applique pas au mandat parlementaire. La différence de traitement est justifiée : « au regard de leur situation particulière et des prérogatives qu’ils tiennent de la Constitution, les membres du Parlement se trouvent dans une situation différente de celle des conseillers municipaux ».

Il résulte en outre de ses termes mêmes que la réserve d’interprétation s’applique non seulement aux mandats en cours, mais encore aux élections futures. Quel sens aurait sinon la référence à la liberté des électeurs ?

Conformément à sa jurisprudence antérieure, le Conseil constitutionnel ne censure pas, dans son principe, l’exécution provisoire de l’inéligibilité. Cette mesure, considère-t-il, a pour objet de prévenir la récidive, de garantir la bonne exécution des décisions de justice et de contribuer à « renforcer l’exigence de probité et d’exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants ». Mais il assortit cette bénédiction d’une forte réserve d’interprétation. Celle-ci est explicite et porte, de façon générale, sur l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité.

Quelle est  la valeur d’une telle réserve  au regard de la décision du juge pénal ? Dans la thèse qu’il  consacre au sujet  en 1998 , Alexandre Viala observe que « le juge ordinaire est alors tenu par des règles éthiques et des principes d’action bien déterminés dont le contenu ne renvoie pas à sa seule conscience. Ces règles servent d’étalon fixe et extérieur à l’interprète pour dégager la signification d’une règle de droit » [7]. Il ne s’agit, ajoute-t-il, que d’un « rétrécissement de la marge de subjectivité du juge ordinaire qui ne peut que dédramatiser son choix : l’embarras du choix du juge est moindre, sa discrétionnalité réduite, sa responsabilité sociale atténuée et la gravité de sa fonction minimisée » [8].

III. La décision du tribunal correctionnel de Paris du 31 mars 2025

Pourquoi les commentateurs (à commencer par l’AFP) ont-ils autant nié le lien entre la QPC jugée le 28 mars par le Conseil constitutionnel et le jugement rendu trois jours plus tard par le tribunal correctionnel ? Et pourquoi ont-ils autant minimisé la réserve, pourtant claire, du Conseil sur la nécessité, pour l’exécution provisoire d’une  inéligibilité, de ne pas emporter de conséquences excessives sur la liberté de l’électeur et les mandats en cours? Il résulte pourtant de ses termes mêmes que, en se référant à la liberté des électeurs, la réserve s’applique non seulement aux mandats en cours, mais encore à toutes les élections futures. 

Comment expliquer ce déni du lien entre les deux affaires? Incompréhension ? Mauvaise grille de lecture soufflée aux organes de presse ? Information puisée auprès d’ « experts » s’enferrant dans une analyse à courte vue ? Volonté de soutenir par avance l’autorité judiciaire quelle que soit sa décision ? Souhait de voir le tribunal interdire la candidature de Marine Le Pen à la prochaine présidentielle? Un peu de tout cela à la fois ? Toujours est-il que le juge pénal a pu se sentir encouragé à ne pas en tenir compte.

La réserve émise le 28 mars 2025 par le Conseil est-elle impérative ou seulement « persuasive » ? On peut en discuter. En tout état de cause, qu’il s’agisse des assistants des eurodéputés du RN ou de futures autres affaires du même type, le juge pénal doit se demander si l’exécution provisoire de l’inéligibilité n’emporte pas de conséquences disproportionnées sur la liberté de l’électeur aux prochaines élections. Éluder cette question le 31 mars revenait à ignorer la réserve d’interprétation et, ce faisant, à méconnaître l’autorité conférée par l’article 62 de la Constitution N° Lexbase : L0891AHH à la chose jugée par le Conseil constitutionnel.  

La décision QPC du 28 mars 2025 devrait pourtant conduire le juge pénal à plus de retenue dans les affaires impliquant des élus, alors surtout que prononcer l’inéligibilité avec exécution provisoire semble devenu un réflexe, au nom du « devoir d’exemplarité [9].

Sur un sujet aussi sensible que celui de la participation de Marine Le Pen à la prochaine élection présidentielle, qui conditionne la suite de sa carrière et le devenir de son parti, le  tribunal judiciaire de Paris a choisi d’entrer en conflit avec le Conseil constitutionnel. Il a en outre pris le risque de frustrer et d’indigner une partie importante de ce « peuple français » au nom duquel il statue. Comment ne pas voir que les conséquences d’une décision aussi clivante que celle qu’il a prise peuvent être délétères sur le climat politique de ce pays ?  Comment ne pas comprendre que l’émotion provoquée par cette décision va nourrir la révolte contre l’État de droit et ceux qui doivent en être les garants  ?

Déjà ici incertaine par sa finalité (prévenir la récidive ? assurer un bon fonctionnement de la justice ?), l’exécution provisoire de l’inéligibilité est  en porte-à-faux manifeste avec la réserve d’interprétation. Elle va  en effet à l’encontre de la « liberté de l’électeur», essentielle à la démocratie, que cette réserve  vise précisément à garantir.

En décidant d’exclure de l’élection présidentielle une de ses candidates de premier plan , le tribunal correctionnel de Paris s’est placé dans une position intenable : celle d’arbitre de la compétition électorale.  


[1] Cons. const., décision n° 2025-1129 QPC, du 28 mars 2025 N° Lexbase : A50490CY.

[2] Selon l’article L. 230 du Code électoral N° Lexbase : L0449IZN : « Ne peuvent être conseillers municipaux : / 1 ° Les individus privés du droit électoral (...) ». Selon l’article L. 236 du même code N° Lexbase : L2591AA9 : « Tout conseiller municipal qui, pour une cause survenue postérieurement à son élection, se trouve dans un des cas d'inéligibilité prévus par les articles L. 230, L. 231 et L. 232 est immédiatement déclaré démissionnaire par le préfet, sauf réclamation au tribunal administratif dans les dix jours de la notification, et sauf recours au Conseil d'État, conformément aux articles L. 249 et L. 250 ».

[3] « Les sanctions pénales prononcées en application des articles 131-4-1 à 131-11 et 132-25 à 132-70 du Code pénal peuvent être déclarées exécutoires par provision ».

[4] Cons. const., décision  n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010. P. Deumier, L'interprétation de la loi : quel statut ? quelles interprétations ? quel(s) juge(s) ? quelles limites ? RTDciv. : revue trimestrielle de droit civil, janvier-mars 2011, n° 1, p. 90-96. D. Rousseau, L'art italien au Conseil constitutionnel : les décisions des 6 et 14 octobre 2010, La Gazette du Palais, 27 octobre 2010, n° 293-294, p. 12-15

[5] CE, 29 mai 2024 n° 492285 N° Lexbase : A99565D4.

[6] Cons. const., décision n° 2022-27 D du 16 juin 2022 N° Lexbase : A500677K

[7] Les réserves d’interprétation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, LGDJ , 1998 , 235

[8] Idem, p. 263

[9] J.-E. Schoettl, Le Figaro, 29 mars 2025.

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