Réf. : Cass. com., 29 janvier 2025, n° 23-20.784, F-B N° Lexbase : A39036SD
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N1720B34
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par Mathilde Foglia, Avocate associée, Amplitude Avocat.e.s
le 20 Février 2025
Mots clés : marchés publics • marchés privés • droit de suivi - contrat de substitution • titulaire défaillant
Confirmant l’existence d’un véritable dialogue des juges en matière de commande publique, la Cour de cassation aligne sa position sur celle du juge administratif en consacrant au bénéfice du titulaire d’un marché privé de la commande publique défaillant, un droit de suivi de l’exécution du marché de substitution conclu par l’acheteur privé (I) et fixe les conditions permettant d’assurer l’effectivité de ce droit (II).
I. Le droit de suivi du marché de substitution, pendant naturel de l’exécution aux frais et risques du titulaire
1. L’arrêt commenté pose en principe que si un acheteur privé, pouvoir adjudicateur ou entité adjudicatrice, peut « après vaine mise en demeure de son cocontractant d'exécuter les prestations qu'il s'est engagé à réaliser conformément aux stipulations du contrat, faire exécuter celles-ci, aux frais et risques de son cocontractant, par une entreprise tierce et [décider] que les montants découlant des surcoûts liés à l'achèvement des travaux par un nouvel entrepreneur seront à la charge du cocontractant défaillant, celui-ci doit être mis à même de suivre l'exécution du marché de substitution ainsi conclu afin de lui permettre de veiller à la sauvegarde de ses intérêts ».
C’est dire, en premier lieu, que la Cour de cassation admet que les personnes morales de droit privé soumises au Code de la commande publique puissent recourir à l’exécution aux frais et risques de leur cocontractant défaillant en reprenant à son compte, la jurisprudence désormais établie du Conseil d’État rendue dans le cadre de l’exécution des marchés publics [1].
Plus exactement, la portée de cette prérogative n’est pas tout à fait identique selon la nature du marché.
En effet, dans le cadre des marchés publics, elle existe même sans clause « en raison de l’intérêt général qui s’attache à l’exécution des prestations » qui en font l’objet et découle des « règles générales applicables aux contrats administratifs » [2]. Plus encore, elle constitue une règle d'ordre public [3] ce qui implique que l’acheteur ne peut y renoncer dans le cadre des contrats qu’il conclut [4].
Les marchés privés ne poursuivant a priori pas la même finalité d’intérêt général, le droit de faire exécuter le contrat aux frais et risques de son titulaire en concluant un marché de substitution ne peut, sauf hypothèse particulière [5], exister sans clause en ce sens.
La Cour de cassation admet en revanche qu’il puisse résulter « des stipulations du contrat liant les parties », en l’occurrence, du renvoi des documents particuliers du marché au cahier des clauses administratives générales applicables aux prestations de fournitures courantes et de services (ci-après « CCAG FCS ») approuvé par arrêté du 19 janvier 2009 [6].
Contrairement à l’argumentation des demandeurs au pourvoi, l’extension aux marchés privés du principe même de l’exécution aux frais et risques ne révèle pas une transposition à ces derniers des « règles générales applicables aux contrats administratifs » mais résulte simplement de l’application de leurs clauses et ainsi, de la volonté des parties.
Pour autant, sauf l’exigence de mise en demeure préalable, il est vrai que les stipulations du CCAG FCS ne reconnaissent pas au titulaire défaillant un droit de suivi de l’exécution du marché conclu avec une entreprise tierce et plus généralement, sont muettes sur les garanties dont il bénéficie en contrepartie de la décision de l’acheteur de faire exécuter le contrat à ses frais et risques.
Il faut donc admettre que la Cour de cassation découvre finalement, dans les marchés privés, un droit de suivi du marché de substitution applicable même dans le silence du contrat [7].
2. Pour autant, la consécration de ce droit ne paraît pas résulter d’une transposition par le juge judiciaire du régime général des contrats administratifs, transposition qui irait d’ailleurs à rebours de l’abandon de la proposition d’« administrativiser » [8] l’ensemble des contrats de la commande publique initialement formulée par l’article 5 du projet de loi de de simplification de la vie économique.
En réalité, pour la Cour de cassation, comme pour le juge administratif [9], ce droit semble plutôt faire partie intégrante du régime même de l’exécution aux frais et risques et en constituer le pendant naturel.
Il est la garantie du titulaire défaillant de pouvoir « veiller à la sauvegarde de ses intérêts » dès lors que les surcoûts découlant de l’achèvement des prestations seront mis à sa charge, la diminution des dépenses ne pouvant en revanche lui profiter [10].
3.Reste alors à interroger la portée de cette solution compte-tenu du fait que les nouveaux CCAG approuvés en 2021 excluent leur application aux marchés conclus par les acheteurs privés auxquels ils ne seraient pas adaptés [11]. Dans la pratique toutefois, force est de constater que de nombreux acheteurs privés continuent à faire référence à leurs clauses, y compris en matière de travaux pour lesquels la norme NF P03-001 permet une exécution contractuelle plus équilibrée entre les parties.
II. La volonté d’assurer l’effectivité du droit de suivi du titulaire défaillant
1. Une fois admis dans son principe, il appartenait au juge judiciaire de préciser les modalités selon lesquelles le titulaire serait réellement « mis à même » [12] d’assurer le suivi du marché de substitution.
Suivant encore la position du juge administratif [13], la Cour de cassation impose à l’acheteur de « notifier le marché de substitution au titulaire du marché résilié », cette formulation devant être entendue, selon nous, comme visant plus largement le titulaire défaillant y compris lorsque l’exécution aux frais et risques a lieu sans résiliation préalable.
Dans les deux cas, il s’agit en effet pour ce dernier de pouvoir contrôler le montant des sommes qui seront finalement mises à sa charge par l’acheteur en s’assurant par exemple que le marché de substitution ne porte pas sur des prestations non prévues au marché initial.
2. Pour la Cour de cassation, cette notification n’est réellement utile au bénéficiaire du droit de suivi que si elle intervient avant le début de l’exécution du marché de substitution.
La notification tardive, effectuée au cours de l’exécution du contrat, est ainsi sanctionnée dans la mesure où elle place le titulaire défaillant « dans l'impossibilité de vérifier en temps et en heure le montant des sommes que [l’acheteur] aurait à verser au tiers substitué, et donc des indemnités dont [il] serait redevable ».
Autrement dit, pour le juge judiciaire, il importe qu’aucune partie des prestations exécutées à ses frais et risques n’échappe au contrôle du titulaire et que ce dernier puisse éventuellement s’opposer à leur principe et/ou à leur montant [14].
Il est intéressant de relever qu’une solution similaire a été rendue quelques jours plus tôt par la cour administrative de Versailles dans un cas où la notification était intervenue plus d’un mois et demi après la date de démarrage des prestations [15].
3. Dans cette dernière affaire, la sanction de la violation du droit de suivi du titulaire est également motivée par le refus de l’acheteur de communiquer au titulaire défaillant les bons de commande et les factures établies par l’entreprise tierce. L’on sait en effet que pour le Conseil d’État, si le droit du titulaire de suivre le marché de substitution n’implique pas que l’administration contractante communique spontanément les pièces justifiant la réalité des prestations exécutées en vertu du marché, elle est tenue de le faire si elle est saisie d’une demande en ce sens [16].
L’arrêt commenté ne dit rien sur les moyens permettant concrètement au titulaire défaillant de suivre « en temps et en heure » le montant des sommes versées au titulaire du marché de substitution une fois que ce dernier lui est notifié.
Ce point méritera d’être précisé par le juge judiciaire tant l’effectivité de la garantie de suivi du marché de substitution nous semble liée à la faculté pour le titulaire d’obtenir, plus que la notification de ce dernier, les pièces justifiant les sommes dont il sera finalement débiteur.
Il en va d’autant plus ainsi qu’en l’état de la rédaction de l’article L. 300-2 du Code des relations entre le public et l’administration N° Lexbase : L4910LA4, une telle obligation de communication des documents n’existe que pour les personnes morales de droit privé chargées d’une mission de service public, catégorie qui n’englobe pas l’ensemble des acheteurs privés.
Dit autrement, si le droit de suivi du titulaire défaillant est inhérent à l’exécution aux frais et risques, l’obligation de disposer, à la suite d’une demande en ce sens, des éléments permettant de s’assurer de la réalité des prestations exécutées par une entreprise tierce et de leur montant, est elle-même consubstantielle au droit de suivi.
[1] CE, 18 décembre 2020, n° 433386 N° Lexbase : A71524A7 ; CE, 27 avril 2021, n° 437148 N° Lexbase : A41214QP ; CE, 5 avril 2023, n° 463554 N° Lexbase : A10519NA.
[2] CE, 18 décembre 2020, n° 433386, préc.
[3] CE, 12 avril 2023, n° 461576 N° Lexbase : A00499PI.
[4] CE, 9 novembre 2016, n° 388806 N° Lexbase : A0614SGT.
[5] Dans le cadre des marchés privés de travaux, il est un cas dans lequel l’exécution aux frais et risques résulte de la loi elle-même. En effet, l’article 1792-6 du Code civil N° Lexbase : A00499PI admet que les travaux de levée des réserves émises à la réception ou à l’intérieur du délai de la garantie de parfait achèvement puissent être exécutés aux frais et risques du titulaire.
[6] L’article 36 du CCAG FCS consacre en effet la possibilité pour l’acheteur de décider de faire exécuter les prestations faisant l’objet du marché aux frais et risques du titulaire après mise en demeure restée sans effet.
[7] Voir en ce sens : CAA Versailles, 21 janvier 2025, n° 23VE00068 N° Lexbase : A33706RA.
[8] G. Clamour, Faudrait-il « administrativiser » l’ensemble des contrats de la commande publique ? Contrats-Marchés publ. 2024, repère 8.
[9] CE, 5 avril 2023, n° 463554, préc.
[10] Art. 36.4 du CCAG FCS 2009.
[11] Par exemple, le préambule du CCAG FCS approuvé par arrêté du 30 mars 2021 retient que « le présent CCAG s'applique aux marchés publics de fournitures courantes ou de services. Il n'est pas adapté aux marchés de fournitures courantes et de services des acheteurs privés ».
[12] CE, 9 juin 2017, n° 399382 N° Lexbase : A3917WHK.
[13] CE, 17 mars 1972, n° 76453 N° Lexbase : A1671B8E.
[14] En aucun cas, le droit de suivi ne peut aller jusqu’à permettre au titulaire d’entraver l’exécution du marché de substitution. Voir en ce sens, article 52.4 du CCAG TRAVAUX 2021.
[15] CAA Versailles, 21 janvier 2025, n° 23VE00068 N° Lexbase : A33706RA.
[16] CE, 5 avril 2023, n° 463554 N° Lexbase : A10519NA.
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