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par Tatiana Sachs, Professeure à l’Université Paris Nanterre
le 20 Novembre 2024
Mots-clés : droit du travail • environnement • dialogue social • transition écologique • directive CSRD • devoir de vigilance
La revue Lexbase Sociale inaugure une nouvelle rubrique consacrée à la prise en compte des préoccupations environnementales dans le droit du travail. Avant d'exposer l'actualité nationale et européenne de cette thématique, les raisons d'être d'une telle chronique méritent d'être explicitées. Au cours de la période couverte (janvier 2024-octobre 2024), les traits du dialogue social environnemental ont été précisés, que ce soit au moyen de l'extension de l'ANI sur la transition écologique et le dialogue social, de la transposition de la Directive CSRD ou encore des décisions de justice sur les compétences du CSE. C'est enfin la directive sur le devoir de vigilance qui sera évoquée, notamment dans son volet qui touche plus particulièrement aux droits des travailleurs.
I. Pourquoi une chronique droit social et environnement ?
Pourquoi inaugurer une chronique annuelle consacrée aux rapports qu’entretient le droit du travail avec les considérations environnementales ? Fruit d’un constat, cette création poursuit une ambition.
Du côté du constat, un diagnostic s’impose : si l’objet du droit du travail est de régir les rapports de travail salariés, les considérations environnementales n’en sont pour autant absentes. Certes, un tel constat n’est pas nouveau et ne peut justifier à lui seul de placer les projecteurs sur la place des considérations environnementales en droit du travail. Dès 1994, d’éminents auteurs ont consacré des travaux aux rapports qu’entretiennent le droit du travail et le droit de l’environnement [1] et à la catégorie de risque mixte [2]. Cette expression vise un risque professionnel qui a une dimension écologique. La catégorie de risque mixte est topique de la manière dont le droit du travail s’est ouvert aux questions environnementales : cette prise en compte demeure indirecte, médiatisée par des mécanismes de protection des salariés. À cet égard, la loi dite « Climat et résilience » [3] marque une rupture : la protection de l’environnement trouve droit de cité en tant que telle au sein du droit du travail. En érigeant « les conséquences environnementales » comme objet du dialogue social, elle ouvre la voie à la prise en compte, par le droit du travail, de la protection de l’environnement per se, indépendamment de ses conséquences sur les travailleurs. Voilà qui alimente « la vocation environnementale » [4] du droit du travail et qui, en conséquence, justifie d’inaugurer notre chronique.
Du côté de l’ambition, cette chronique vise à alimenter les réflexions sur la contribution du droit du travail, et plus largement, du droit social à la transformation écologique. Cette contribution a partie liée avec l’exigence de justice dans la répartition des efforts nécessaires aux mutations de l’appareil productif. L’ampleur de ces mutations ravive le conflit entre l’emploi et la protection de l’environnement. Le cas Ilva, aciérie de la région italienne des Pouilles est très instructif. Au nom de la préservation de l’emploi, l’État italien a permis la poursuite d’activités dangereuses pour la santé des travailleurs et des riverains, comme pour l’environnement. Les autorités européennes ont sanctionné l’État italien [5]. L’appel à une transition juste, inscrite dans les conventions internationales [6] vise précisément à dépasser cet antagonisme, qui constitue un des obstacles majeurs à la faisabilité de la bifurcation écologique. À n’en pas douter, comme l’a relevé l’Organisation internationale du travail dans un rapport récent [7], cette exigence de transition juste constitue un défi pour le(s) systèmes de protection sociale.
Toutefois, la justesse et la justice de la transition écologique se jouent également au niveau des branches et des entreprises, mettant notamment à l’épreuve le droit du travail. En 2021, le législateur a choisi d’ériger le dialogue social en vecteur privilégié de l’environnementalisation des relations professionnelles. Dans la même veine, l’accord national interprofessionnel du 11 avril 2023, relatif à la transition écologique et au dialogue social [8], affirme, dans son préambule que « le dialogue social occupe une place essentielle dans l’anticipation, l’appropriation, l’acceptabilité et l’accélération de la transition écologique, notamment au regard des impacts économiques et sociaux liés à la transformation des activités, des emplois et des qualifications. En effet, les acteurs du dialogue social élaborent une vision globale des enjeux à la fois économiques, sociaux et environnementaux. Il contribue aussi à la nécessaire implication des salariés dans la mise en œuvre de la transition écologique dans l’entreprise. [...]. Les acteurs du dialogue social ont un rôle décisif à jouer en la matière ; ils doivent construire des solutions conjuguant performance économique, sociale et environnementale ». On le voit, les partenaires sociaux entendent saisir la protection de l’environnement, non seulement au regard de ses conséquences sur les salariés, mais également comme une finalité, en avançant des propositions sur les moyens de la poursuivre [9].
On le voit, un des enjeux est d’articuler la prise en compte des préoccupations environnementales et sociales. Voilà qui nous mène vers des contrées que les tenants du droit du travail devraient visiter davantage : celui des règles nationales et européennes inspirées des pratiques de responsabilité sociale des entreprises. Dans le sillon de la novatrice de la loi française sur le devoir de vigilance [10], l’Union européenne vient ainsi de se doter de la Directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité [11]. S’il ne s’agit pas de droit du travail au sens le plus étroit - dans la mesure où ne sont pas en cause les rapports entre l’employeur et les salariés - cette norme touche aux attributions des représentants des travailleurs des diverses entités de la chaîne de valeurs comme au respect des droits des travailleurs impliqués dans cette même chaîne. Les dispositifs sur le devoir de vigilance ont ceci de remarquable qu’ils portent sur la protection de l’environnement, la transformation écologique, le respect des droits humains et celui des libertés et droits fondamentaux des travailleurs. Les dispositifs sur le devoir de vigilance mettent en lumière que le couple travail-environnement ne peut être extrait du triptyque travail-environnement-économique. Les rapports entre droit du travail et environnement doivent ainsi être analysés et compris à la lumière des évolutions du droit de l’entreprise, pour ne pas dire le droit du capital.
II. L’extension de l’accord national interprofessionnel relatif à la transition écologique et au dialogue social : quels effets ?
Dans le sillage de l’adoption de la loi « Climat et résilience » et conformément à l’agenda social paritaire autonome, a débuté, à l’été 2022, un cycle de négociation sur les enjeux de la transition écologique. Le 11 avril 2023, a été signé l’accord national interprofessionnel relatif à la transition écologique et au dialogue social. Les syndicats signataires (CPME, le MEDEF, l'U2P, la CFDT et la CFTC) ont demandé l’extension de cet accord. Un arrêté du 22 janvier 2024 [12] y a procédé [13]. Probablement n’est-il pas inutile de souligner l’originalité de la séquence. Alors que la loi est parfois utilisée pour renforcer la normativité d’un ANI en le transposant, dans le cas présent, l’ANI est venu prolonger une loi. L’extension est ainsi utilisée pour renforcer un ANI censé servir l’implémentation de la loi. Les effets de cette extension ne sont pas aisés à cerner tant l’ANI en question est un objet juridique difficile à identifier.
D’emblée, l’objectif que s’étaient donné les partenaires sociaux était quelque peu iconoclaste. Selon les termes de la CFTC, « l'objectif de ces travaux [était] de formaliser un document de référence qui permette aux acteurs de l'entreprise et de la branche de se saisir des sujets environnementaux, qui les aide ainsi à mettre en œuvre les dispositions de la loi « Climat et résilience » de 2021 » [14]. « Un document de référence » : l’expression n’est pas anodine et témoigne de l’intention des signataires de ne donner aucune portée normative à l’accord. Du reste, cette (absence d’) ambition a justifié que certains syndicats aient refusé de signer cet accord (CGT, CFE-CGC et FO). La structuration de l’accord est la résultante de cette posture peu commune des partenaires sociaux qui entendent avant tout livrer un mode d’emploi pour l’implémentation du dialogue social environnemental impulsé par la loi dite « Climat et résilience ».
Pour ce faire, le document recense et expose de manière pédagogique l’ensemble du droit positif existant qui « [encadre] et [organise] le dialogue social relatif à la transition écologique entre interlocuteurs sociaux » (ANI). Dans le cadre de ces « repères juridiques », pour reprendre l’expression présente dans le texte, ce dernier se réfère aussi bien aux dispositifs spécifiquement dédiés au traitement des questions environnementales qu’à des dispositifs plus généraux qui peuvent ou pourraient servir dans le cadre d’un dialogue social à vocation environnementale. Les repères juridiques sont complétés par des « repères pratiques », à savoir des « bonnes pratiques » qui visent à « nourrir et approfondir le dialogue social ». Pour mieux saisir la tonalité de l’ANI, le mieux est de le citer, par exemple, lorsqu’il entend promouvoir un dialogue social à un niveau « approprié » : « il peut être pertinent d’aborder la question de la transition écologique des entreprises à un niveau supérieur à celui de l’entreprise. En effet, les entreprises, en particulier les TPE, n’ont pas toujours la faculté ou les moyens d’identifier seules les leviers de changement. Par ailleurs, les entreprises qui s’engagent seules dans la transition écologique peuvent rencontrer des problèmes de compétitivité par rapport à leurs concurrents moins avancés dans ce domaine ». L’accord prodigue ainsi des conseils de bonnes pratiques.
Cette structuration autour de repères juridiques et pratiques est conforme à l’ambition des signataires de l’accord. Ce dernier est surtout œuvre de pédagogie, avec en toile de fond l’idée que cette pédagogie puisse engendrer une dynamique dans les entreprises [15]. Signal envoyé aux acteurs du monde productif, l’accord collectif est censé produire des effets, moins en raison de sa portée normative, que de ses vertus de communication. Ce faisant, l’ANI sur la transition écologique s’apparente davantage à un instrument de nudging [16].
Dans un tel contexte, la demande d’extension peut paraître contradictoire et ses effets difficiles à déterminer. Conformément à l’article 2 de l’arrêté d’extension, celle-ci porte sur toutes les stipulations de l’accord, sans distinction aucune entre les repères juridiques et pratiques. Ces derniers deviennent donc…juridiques. On peut alors s’interroger sur la portée normative de ces bonnes pratiques qui, en réalité, viennent donner un sens aux énoncés législatifs : les interprétations proposées « des conséquences environnementales » qui délimitent les attributions du CSE (point 2.1.4. de l’ANI), les propositions relatives aux données qui peuvent figurer dans la BDESE (point 2.1.5 de l’ANI), etc. L’interprétation des partenaires sociaux s’impose-t-elle aux employeurs ? Une réponse positive ferait bien peu de cas de la distinction, pourtant instaurée par les négociateurs, entre les repères juridiques et les repères pratiques…les repères pratiques devenant juridiques…
III. La portée des attributions environnementales du CSE
A. Le domaine incertain des prérogatives environnementales issues de la loi dite « Climat et résilience »
L’environnementalisation des prérogatives du CSE constitue une des avancées la loi dite « Climat et résilience », qui a étendu la compétence du CSE aux questions écologiques, au titre de sa compétence générale et des procédures d’information-consultation récurrentes. Dans le cadre de ces procédures, les échanges avec le CSE doivent également porter sur les « conséquences environnementales » des opérations et décisions sur lesquelles cette institution a un droit de regard. D’emblée, doit être souligné un choix du législateur : celui de promouvoir une « approche transversale » de la compétence environnementale du CSE qui consiste à intégrer la discussion sur les aspects environnementaux aux autres dimensions, économiques et sociales, des choix patronaux. Il ressort de la lecture des débats parlementaires que certains amendements visaient à introduire une procédure d’information-consultation dédiée exclusivement au volet environnemental de l’action patronale. En réponse, les promoteurs du texte ont fait valoir les mérites d’une « approche transversale », rejetant ce qui a été nommé comme une « approche en silo » [17]. « Ainsi, la question écologique est présente à chaque instant dans toutes les têtes » argue une députée [18].
Si cette approche transversale n’est pas sans défaut - n’aurait-il pas été plus judicieux de consacrer une procédure spécifiquement dédiée aux questions environnementales pour s’assurer de leur prise en compte ? - , sa mise en texte n’est pas non plus exempte de critiques. Les modalités textuelles choisies pour imposer la thématique environnementale diffèrent dans l’article L. 2312-8 du Code du travail N° Lexbase : L6660L7S, siège de la compétence générale, et l’article L. 2312-17 du Code du travail N° Lexbase : L6659L7R, relatif aux procédures d’information-consultation récurrentes, suscitant de nombreuses interrogations. La consécration des attributions environnementales dans le cadre des procédures récurrentes se loge dans un alinéa autonome, lequel dispose que « le comité est informé des conséquences environnementales de l'activité de l'entreprise » au cours des procédures d’information-consultation dans les domaines visés. Est-ce à dire que le CSE se trouve simplement informé et n’est pas consulté sur les aspects environnementaux ? Une lecture littérale peut le suggérer. Toutefois, dans le cadre de ces procédures, la mission des experts a été étendue à la matière environnementale. La mission des experts étant précisément d’appuyer le travail du CSE pour émettre son avis, il semblerait que la matière environnementale relève de la procédure de consultation.
L’extension de la compétence du CSE dans le cadre de sa compétence générale souffre également d’une indétermination. S’il est acquis que les questions environnementales sont incluses dans la procédure de consultation, le CSE doit-il émettre un avis ad hoc sur ces aspects ? S’appuyant sur une interprétation littérale des différences de rédaction présentes au sein du même article, un auteur soutient que lorsque le CSE se prononce sur la prise en compte permanente des intérêts des salariés (alinéa 1er), les aspects environnementaux peuvent intégrer l’avis. À rebours, lorsque le CSE se prononce sur des décisions qui touchent à la marche générale de l’entreprise, un avis ad hoc est nécessaire. Toutefois, le choix de la transversalité, le refus d’isoler les questions environnementales, conduit plutôt à ne pas surinterpréter les différences de rédaction [19]. Le pragmatisme milite également en faveur de cette interprétation. Comment articuler, dans la pratique, deux modalités différentes d’information-consultation au sein d’un même article ?
Une troisième source d’indétermination doit être mentionnée : l’extension des compétences du comité social et économique au domaine environnemental affecte-t-elle les procédures de licenciement collectif ? Dans le silence de la loi dite « Climat et résilience », la question a été soulevée dès son adoption [20]. Cette question a fait l’objet de premières décisions [21] dans lesquelles les juges ont adopté des solutions divergentes. Si le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a considéré que la procédure d’information consultation du comité social et économique, au titre du projet de licenciement économique, inclut la dimension environnementale [22], celui de Montreuil a affirmé le contraire [23]. Saisis d’une contestation de l’homologation d’un plan de sauvegarde de l’emploi adopté par une filiale du groupe Schneider Electric, le tribunal administratif de Caen [24] et la cour administrative d’appel de Caen [25] ont adopté une position similaire. Selon la cour administrative d’appel de Caen, « il ne résulte cependant d'aucun texte qu'il appartiendrait à l'autorité administrative, saisie d'une demande d'homologation d'un document élaboré en application des articles L. 1233-24-4 et L. 1233-24-2 du Code du travail [...] de s'assurer que le CES a été régulièrement informé et consulté en application du III précité de l'article L. 2312-8 du Code du travail, relatif aux attributions générales du CSE » (pt. 42). Si l’administration doit s’assurer que l’employeur a présenté « tous les éléments utiles, en ce compris les éléments relatifs à l'identification et à l'évaluation des conséquences de la réorganisation de l'entreprise sur la santé ou la sécurité des travailleurs, ainsi que, en présence de telles conséquences, les actions projetées pour les prévenir et en protéger les travailleurs, de façon à assurer leur sécurité et protéger leur santé physique et mentale » (pt. 28), le contrôle de l’administration ne porte pas sur la prise en compte des conséquences environnementales du projet de réorganisation en elles-mêmes. Si la motivation demeure sommaire, il apparaît que les juges s’abritent derrière une interprétation littérale, soulignant l’absence de texte qui dispose explicitement l’obligation pour l’employeur d’informer le CSE sur les conséquences environnementales du projet de licenciement économique. Toutefois, comme l’a montré un auteur, l’interprétation littérale en la matière s’avère « réversible », le jeu de renvois entre textes pouvant conduire à adopter une solution contraire [26]. Face à cette indétermination, ne convient-il pas de s’appuyer sur la ratio legis des dispositions qui ont environnementalisé les attributions du CSE ? Comme cela a été souligné, celles-ci n’ont-elles pas vocation à rendre ces attributions transversales ? Dans cette perspective, l’interprétation selon laquelle la procédure d’information-consultation dans le cadre d’un projet de licenciement peut être vidée de sa dimension environnementale va à l’encontre de cette environnementalisation transversale.
B. Les attributions du CSE en matière de durabilité
L’ordonnance n° 2023-1142 du 6 décembre 2023 N° Lexbase : L5068MKW a transposé la Directive 2022/2464 du 14 décembre 2022N° Lexbase : L1830MGU, dite « CSRD » (Corporate Sustainability Reporting Directive), imposant à certaines entreprises la publication et la certification d’informations sur les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance. Ces informations devront, pour les entreprises concernées, faire l’objet d’une section spécifique, le rapport de durabilité, au sein du rapport de gestion. Les nouveaux textes entrent en vigueur à compter du 1er janvier 2025 et font l’objet d’un calendrier d’entrée en application progressif [27]. Les premières entreprises concernées (à savoir les entreprises qui satisfont deux des trois critères suivants : plus de 500 salariés, plus de 50 millions d’euros de chiffres d'affaires ou plus de 25 millions d’euros de total de bilan) devront publier le rapport de durabilité, qui concerne l’exercice 2024, au premier semestre 2025.
S’il n’est pas le lieu ici d’entrer dans le détail des informations que doit contenir le rapport de durabilité, il convient d’insister sur une caractéristique majeure : l’adoption de la « double matérialité ». À l’inscription dans la comptabilité de l’impact financier des phénomènes sociaux et environnementaux, s’ajoute l’impact de l’entreprise sur le social et la naturel [28]. La double matérialité, qui se trouve au cœur du rapport de durabilité, tente ainsi d’inscrire, dans la comptabilité, la responsabilité de l’entreprise à l’égard de la nature et des travailleurs.
Parmi les multiples destinataires des informations contenues dans le rapport de durabilité (investisseurs, consommateurs, financeurs, partenaires commerciaux), les législateurs européens et nationaux ont mis l’accent sur le rôle des représentants des travailleurs. Ainsi, la directive souligne que « les États membres devraient veiller à ce que l’information en matière de durabilité soit réalisée dans le respect des droits des travailleurs à l’information et à la consultation. La direction de l’entreprise devrait dès lors informer les représentants des travailleurs au niveau approprié et discuter avec eux des informations pertinentes et des moyens d’obtenir et de vérifier les informations en matière de durabilité. Cela implique d’instaurer, aux fins de la présente directive modificative, un dialogue et un échange de vues entre les représentants des travailleurs et la direction centrale ou tout autre niveau de la direction qui pourrait être plus approprié, à des moments, selon des modalités et avec des contenus qui permettraient aux représentants des travailleurs d’exprimer leur avis. Leur avis devrait être communiqué, le cas échéant, aux organes d’administration, de direction ou de surveillance concernés » (pt. 52 du préambule de la directive). Dans le cadre de la transposition, le législateur français a choisi de faire coïncider la consultation du CSE sur les informations en matière de durabilité avec chacune des trois consultations récurrentes existantes et qui sont relatives respectivement aux orientations stratégiques, à la situation économique et financière et à la politique sociale de l’entreprise. Dans la version qui entrera en vigueur au 1er janvier 2025, l’article L. 2312-17 du Code du travail N° Lexbase : L5645MKB dispose désormais que, pour les entreprises soumises à l’obligation d’établir le rapport de durabilité, « Au cours [des] consultations [récurrentes], le comité est consulté sur les informations en matière de durabilité prévues aux articles L. 232-6-3 et L. 233-28-4 du Code de commerce et sur les moyens de les obtenir et de les vérifier ». L’information-consultation sur la durabilité s’ajoute à celle sur les conséquences sociales.
Quoiqu’il puisse y avoir une impression de redondance avec les apports de la loi « Climat et résilience », l’ajout de la durabilité inscrit l’intervention du CSE dans une dimension nouvelle, si l’on veut bien prendre au sérieux l’évocation de la durabilité. Une conception exigeante de cette dernière mêle, en elle-même, les aspects sociaux et environnementaux. Elle est porteuse d’un dépassement de l’antagonisme social/environnement que la seule référence aux conséquences environnementales, introduite par la loi « Climat et résilience », opérait timidement. Chargé de rendre un avis sur la collecte et la vérification des informations contenues dans le rapport, le CSE est appelé à jouer un rôle actif dans l’établissement du rapport. Il faut saluer cette avancée qui donne la possibilité d’élargir le cercle des acteurs impliqués dans la production d’informations en matière de durabilité. Les services Compliance ou Développement durable des entreprises vont pouvoir associer les services spécialisés dans les relations sociales et les représentants du personnel. À l’heure où ces lignes sont écrites, ces avancées risquent de subir un ralentissement, des voix comme celles de M. Draghi ou de M. Barnier appelant à un « moratoire » dans la mise en œuvre de la directive.
IV. Les travailleurs et la Directive européenne « Corporate sustainability due diligence » (CS3D)
Sept ans après l’adoption de la loi française instaurant un devoir de vigilance, a été adoptée la Directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité [29]. Ce dispositif vise à responsabiliser les entreprises dominantes pour les atteintes graves aux droits humains et à l’environnement produites dans le cadre de la chaîne de valeurs. Parmi les nombreux apports de la directive, deux points, qui ont trait aux droits des travailleurs, retiennent l’attention. Le premier réside dans la tentative de préciser ce que recouvre les droits des travailleurs qui entrent dans le champ d’application du devoir de vigilance. Dans l’annexe 1 de la directive, sont ainsi spécifiés les droits fondamentaux des travailleurs couverts par la Directive. Sans surprise, les principaux droits sont bien présents : liberté syndicale, droit à des conditions de travail justes et favorables, etc.
Le second point touche à l’implication des représentants des travailleurs dans l’élaboration du plan de vigilance. En l’état du droit français, l’implication des parties prenantes dans l’élaboration du plan de vigilance n’est qu’une faculté. Des études ont ainsi montré que les plans de vigilance sont le plus souvent élaborés par les directions d’entreprise [30]. Tout au plus, l’information et la consultation du CSE interviennent-elles une fois le plan de vigilance fini, dans le cadre des attributions dites récurrentes. À cet égard, la transposition de la directive pourrait être l’occasion d’expliciter les modalités possibles d’intervention du CSE, et plus largement d’autres instances de représentation des salariés, en matière de vigilance. Ainsi, l’article 7 de la directive dispose que la politique de vigilance est « élaborée après concertation avec les salariés de l’entreprise et leurs représentants ». L’article 13 de la même directive prévoit des « échanges constructifs avec les parties prenantes ». La direction de l’entreprise doit adopter des « mesures appropriées pour mettre en place des échanges efficaces avec les parties prenantes ». La consultation des parties prenantes doit intervenir aux différentes étapes de la l’élaboration et de la mise en œuvre de la vigilance (collecte des informations, élaboration du plan d’action, décision de rompre des partenariats, construction des indicateurs).
Deux exigences ressortent du texte européen. La première est une implication effective des représentants du personnel au sein de la société débitrice du devoir de vigilance. Voilà qui devrait conduire à imaginer, au moment de la transposition, les voies d’une participation renforcée, non seulement du CSE, mais plus largement du comité de groupe et/ou du comité d’entreprise européen. La seconde est celle d’une participation des « autres » parties prenantes, que ce soient les salariés des entreprises de la chaîne de valeurs, les riverains, les consommateurs, etc. Si cette implication ne relève pas du seul droit du travail, ce dernier pourrait offrir des ressources pour élaborer le cadre d’une telle implication. La détermination des acteurs, le cadre de mise en place, les modalités de participation : les réponses offertes par le droit du travail pourraient servir de modèle [31] pour imaginer une instrumentalisation juridique et sociale innovante de la politique de vigilance.
[1] M. Despax, Droit du travail et droit de l’environnement, Droit et ville, 1994, p. 9.
[2] A. Supiot, L’alerte écologique dans l’entreprise, Droit et ville, 1994, n° 37, p. 9.
[3] Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021, portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets N° Lexbase : L6065L7R. Sur cette loi, v. le Dossier spécial, Droit du travail et environnement, Lexbase Social, février 2022, n° 894 N° Lexbase : N0354BZ7.
[4] A. Casado, Le droit social à vocation environnementale, LGDJ, coll. « Droit et professionnel », 2024.
[5] V. en dernier lieu, CJUE, gr. ch., 25 juin 2024, aff. C-626/22 N° Lexbase : A47505LI.
[6] V., par ex., le préambule de l'accord historique sur le climat de 2015, dit « Accord de Paris ».
[7] OIT, Rapport mondial sur la protection sociale 2024-26 : Protection sociale universelle pour l'action climatique et une transition juste, septembre 2024 [en ligne].
[8] A. Casado, Projet d'ANI relatif à la transition écologique et au dialogue social, JCP S, 2023, n° 21, act. 17.
[9] À titre d’illustration, v. le rapport publié par la CFDT en 2021, consacré aux mutations de la filière automobile [en ligne].
[10] Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017, relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre N° Lexbase : L3894LDL.
[11] Directive 2024/1760 du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité N° Lexbase : L0909MNY.
[12] Arrêté du 22 janvier 2024, portant extension de l'accord national interprofessionnel du 11 avril 2023, relatif à la transition écologique et au dialogue social N° Lexbase : L4595MLR.
[13] A. Casado, JCP S, 2024, n° 6, act. 90.
[14] DGT, La négociation collective en 2022, Bilan et rapport, éd. 2023, p. 47.
[15] Sur le besoin de pédagogie, v. O. Chabrol, D. Jouanneaux, R. Michelot, Quelles pratiques pour le dialogue social en entreprise sur la transition écologique ?, Rapport réalisé par le cabinet Syndex et la CFDT, octobre 2023 [en ligne].
[16] Ce terme désigne une modalité de gouvernement destinée à modifier les actions des acteurs sociaux par la conformation des objets techniques. Sur l’usage du nudging en droit du travail, v. C. Wolmark, Les politiques d’entreprise, RDT, 2023, p. 241.
[17] Sur cette distinction, v. P. Tomassetti et A. Bugada, From a Siloed Regulation to a Holistic Approach ? Labour and Environmental Sustainability Under EU Law, The Italian Law journal, vol. 8, n° 2, 2022, p. 683 ; F. Géa, Droit du travail et écologie, RDT, 2014, p. 17.
[18] C. Motin, Rapporteure du projet de loi [CR n° 24, séance du 12 mars 2021, 14h30]
[19] Contra J.-Y. Kerbouch, Les prérogatives d’ordre environnemental du comité social et économique, JCP S, 2021, n° 1316.
[20] A. Casado, Focus sur la consultation du CSE en matière de licenciement pour motif économique après la loi Climat et résilience, Bull. Joly Travail, février 2022, n° BJT201b8.
[21] L. Marquet de Vasselot et A. Martinon, Licenciement pour motif économique - Les contrôles administratifs et judiciaires, JCP S, 2023, 1120 ; F. Géa, Procédure de licenciement collectif : quid des conséquences environnementales ?, RDT, 2023, p. 553.
[22] TA Cergy-Pontoise, 10 mars 2022, n° 2115613, JCP S, 2022, 1100, note A. Casado.
[23] TA Montreuil, 2 mai 2022, n° 2202445 N° Lexbase : A330479A, JCP S, 2022, 1171, note A. Casado ; TA Montreuil, 6 décembre 2023, n° 2310692, JCP S, 2024, 1049, note A. Casado.
[24] TA Caen, 26 janvier 2024, n° 2302945 N° Lexbase : A10892I8.
[25] CAA Nantes, 18 juin 2024, n° 24NT00899 N° Lexbase : A86185IZ.
[26] F. Géa, Procédure de licenciement collectif : quid des conséquences environnementales ?, préc..
[27] B. Lecourt, Transposition de la directive CSRD, RTD Com., 2024, 01, pp.99.
[28] A. Rambaud, spéc. Normes extra-financières, pourquoi l’Europe doit l’emporter, publié sur le site de l’AGEFI en septembre 2023 [en ligne].
[29] Directive 2024/1760 du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité N° Lexbase : L0909MNY.
[31] V. en ce sens, v. G.-J. Martin, Droit de l'environnement, négociation et représentativité. Variations sur la rencontre entre négociations écologiques et négociation sociale, Revue Justice et Cassation, 2024, p. 101.
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