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N9195BTQ
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par Pierre Tifine, Professeur à l'Université de Lorraine et directeur adjoint de l'Institut de recherches sur l'évolution de la Nation et de l'Etat (IRENEE)
le 07 Novembre 2013
1. Dans un arrêt du 4 juillet 2013 (1), la troisième Chambre civile de la Cour de cassation a saisi une nouvelle fois le Conseil constitutionnel d'une question prioritaire de constitutionnalité concernant des dispositions de la partie législative du Code de l'expropriation. Depuis l'entrée en vigueur de cette procédure, c'est déjà la neuvième décision rendue par le Conseil constitutionnel dans ce domaine, une seulement ayant abouti à une déclaration d'inconstitutionnalité (2). Cette fois-ci, ce sont les dispositions du premier alinéa de l'article L. 12-2 (N° Lexbase : L2906HL9) prévoyant que "l'ordonnance d'expropriation éteint, par elle-même et à sa date, tous droits réels ou personnels existant sur les immeubles expropriés" qui sont en litige.
Ce qui est contesté par les sociétés requérantes, qui sont titulaires d'un bail emphytéotique, c'est le fait que ces dispositions permettent à l'autorité expropriante qui n'aurait pas été informée de l'existence de titulaires de droits réels, de ne pas indemniser ces derniers, ce qui serait contraire à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1364A9E) garantissant le droit de propriété. En outre, selon elles, les dispositions du premier alinéa de l'article L. 15-2 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L9122IWR) seraient également contraires aux dispositions de l'article 16 de la Déclaration de 1789 (N° Lexbase : L1363A9D) relatif au droit au recours juridictionnel effectif, le titulaire de droit réels n'ayant pas été appelé à la procédure et ne pouvant, en conséquence, exercer un recours contre l'ordonnance d'expropriation. Ces deux griefs sont rejetés par le Conseil constitutionnel, qui considère que le premier alinéa de l'article L. 12-2 du Code de l'expropriation est conforme à la Constitution.
2. Concernant l'atteinte portée au droit de propriété, il est indéniable que le droit à l'indemnisation des titulaires de droits réels ou personnels dépend des diligences accomplies par le propriétaire ou l'usufruitier. Certes, l'alinéa premier de l'article L. 13-2 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2918HLN) précise qu'en vue de la fixation des indemnités, c'est à l'expropriant qu'il appartient de notifier "aux propriétaires et usufruitiers intéressés soit l'avis d'ouverture de l'enquête, soit l'acte déclarant l'utilité publique, soit l'arrêté de cessibilité, soit l'ordonnance d'expropriation". Mais, en revanche, c'est bien au propriétaire ou à l'usufruitier qu'il appartient, selon l'alinéa 2 du même article, "d'appeler et de faire connaître à l'expropriant les fermiers, locataires, ceux qui ont des droits d'emphytéose, d'habitation ou d'usage et ceux qui peuvent réclamer des servitudes". Si le propriétaire ou l'usufruitier manque à cette obligation, le preneur sera irrecevable à demander une indemnité à l'expropriant, alors même que celui-ci n'a pas eu connaissance de son existence (3). Dans ce cas, cependant, le preneur pourra se retourner contre le propriétaire ou l'usufruitier négligent qui devra lui verser des dommages et intérêts en vue d'obtenir réparation du préjudice subi du fait de cette négligence (4).
Ainsi, la négligence du propriétaire ou de l'usufruitier ne constitue pas un obstacle à la réparation du préjudice subi par le preneur, quand bien même celle-ci, dans l'hypothèse visée, ne résulte pas d'une décision du juge de l'expropriation mais d'une décision du juge judiciaire de droit commun. Mais surtout, ce ne sont pas les dispositions du premier alinéa de l'article L. 12-2 du Code de l'expropriation qui font dépendre l'indemnisation du preneur des diligences opérées par le propriétaire et l'usufruitier, mais bien celles de l'article L. 13-2. Comme le précise le Conseil constitutionnel, en effet, les dispositions litigieuses se bornent "à définir la portée de l'ordonnance d'expropriation sur les droits réels ou personnels existant sur les biens expropriés". En conséquence, les juges ont considéré que les griefs soulevés par les sociétés requérantes à l'encontre de ces dispositions sont relatifs à d'autres articles du même code, et plus particulièrement à son article L. 13-2 dont le Conseil constitutionnel n'était pas saisi. En conséquence, les griefs dirigés contre le premier alinéa de l'article L. 12-2 du même code sont jugés inopérants.
3. S'agissant de la question de l'atteinte au droit au recours, les sociétés requérantes se sont également trompées de cible en visant les dispositions du premier alinéa de l'article L. 12-2 du Code de l'expropriation. En effet, sur ce point également, ce ne sont pas ces dispositions qui constituent, en tant que telles, une éventuelle limitation à ce droit, mais celles de l'article L. 12-5. Selon cet article, l'ordonnance d'expropriation "ne peut être attaquée que par la voie du recours en cassation et seulement pour incompétence, excès de pouvoir ou vice de forme". Or, en principe, seuls les propriétaires ou les titulaires de droits réels ont qualité pour former un pourvoi en cassation. Toutefois, cette possibilité est également ouverte à toute personne ayant intérêt à agir, par exemple le véritable propriétaire du bien (5). En revanche, la Cour de cassation a jugé que le titulaire d'un bail emphytéotique n'a pas intérêt à agir contre l'ordonnance d'expropriation (6).
Comme on l'a vu, cependant, les titulaires de droits réels ou personnels conservent la possibilité de se retourner contre le propriétaire devant le juge judiciaire de droit commun en vue d'obtenir réparation du préjudice subi. Mais surtout, ce sont encore une fois d'autres dispositions que celles du premier alinéa de l'article L. 12-2 du Code de l'expropriation qui sont à l'origine des griefs des requérants. En conséquence, les juges ont considéré que ces dispositions ne portent pas atteinte au droit au recours juridictionnel effectif. C'est donc à la constitutionnalité de ces dispositions que conclut finalement le Conseil constitutionnel.
La loi n ° 2013-431 du 28 mai 2013 fait suite à la décision n° 2012-226 QPC du 26 avril 2012 (7), dans laquelle le Conseil constitutionnel a considéré que les articles L. 15-1 (N° Lexbase : L9123IWS) et L. 15-2 du Code de l'expropriation, qui déterminent les règles de droit commun relatives à la prise de possession des biens, étaient contraires à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, qui exige le versement d'une indemnité "juste" et "préalable" aux personnes expropriées.
L'article L. 15-1 permettait au bénéficiaire de l'expropriation de prendre possession des biens dans le délai d'un mois soit du paiement ou de la consignation de l'indemnité, soit de l'acceptation ou de la validation de l'offre d'un local de remplacement. L'article L. 15-2 précisait, quant à lui, que lorsque le jugement fixant les indemnités d'expropriation est frappé d'appel, l'expropriant peut prendre possession des biens moyennant le versement d'une indemnité au moins égale aux propositions qu'il a faites et consignation du surplus de celle fixée par le juge.
Le Conseil constitutionnel avait considéré que, "si le législateur peut déterminer les circonstances particulières dans lesquelles la consignation vaut paiement au regard des exigences de l'article 17 de la Déclaration de 1789, ces exigences doivent en principe conduire au versement de l'indemnité au jour de la dépossession". Dès lors, la Haute juridiction avait estimé que les dispositions de l'article L. 15-1 relatives à la consignation de l'indemnité méconnaissent l'exigence selon laquelle nul ne peut être privé de sa propriété que sous la condition d'une juste et préalable indemnité.
Les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité ont toutefois été différés, le Conseil constitutionnel fixant au 1er juillet 2013 la date limite à laquelle le législateur devait intervenir. Il faut relever que ce n'est pas tant le fait que les articles L. 15-1 et L. 15-2 permettaient la prise de possession contre consignation de l'indemnité qui était condamné, mais la généralité des dispositions critiquées, cette possibilité devant être réservée à des hypothèses précisément circonscrites.
C'est dans ce sens qu'a été rédigé l'article 42 de la loi du 28 mai 2013. Dans sa nouvelle rédaction, l'article L. 15-1 précise que, "dans le délai d'un mois, soit du paiement de l'indemnité ou, en cas d'obstacle au paiement ou de refus de recevoir, de sa consignation, soit de l'acceptation ou de la validation de l'offre d'un local de remplacement, les détenteurs sont tenus d'abandonner les lieux. Passé ce délai qui ne peut, en aucun cas, être modifié, même par autorité de justice, il peut être procédé à l'expulsion des occupants". Cet article ne présente pourtant pas de différences notables avec la législation antérieure. En précisant qu'en cas "d'obstacle au paiement ou de refus de recevoir l'indemnité", l'expropriant est autorisé à prendre possession du bien en procédant à la consignation de l'indemnité, la loi du 28 mai 2013 ne fait qu'intégrer dans la partie législative du Code de l'expropriation des hypothèses déjà visées par l'article R. 13-65 du même code (N° Lexbase : L3525IB8).
Plus substantielles, en revanche, sont les modifications apportées à l'article L. 15-2. Dans sa nouvelle rédaction, cet article précise qu'"en cas d'appel du jugement fixant l'indemnité, lorsqu'il existe des indices sérieux laissant présumer qu'en cas d'infirmation, l'expropriant ne pourrait recouvrer tout ou partie des sommes qui lui seraient dues en restitution, celui-ci peut être autorisé par le juge à consigner tout ou partie du montant de l'indemnité supérieur à ce que l'expropriant avait proposé. Cette consignation vaut paiement. La prise de possession intervient selon les modalités définies à l'article L. 15-1". Ces nouvelles dispositions veulent corriger le principal grief qui avait été formulé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 26 avril 2012, à savoir la possibilité ouverte, pour l'expropriant, de prendre possession du bien en cas d'appel contre la consignation de l'indemnité et cela "quelles que soient les circonstances". Désormais, le recours au mécanisme de consignation est strictement encadré. Il est réservé aux seules hypothèses où il existe "des indices sérieux" laissant présumer qu'en cas d'infirmation du jugement frappé d'appel, l'expropriant ne pourra recouvrer tout ou partie des sommes qui devraient lui être restituées. Si l'on peut penser que ces nouvelles dispositions sont conformes aux textes constitutionnels, il est loin d'être sûr qu'elles vont résoudre toutes les difficultés. En effet, le texte comprend de nombreuses zones d'ombre. Plus précisément, il ne définit pas ce que sont les "indices sérieux" qui permettront à l'expropriant de consigner l'indemnité et il n'organise aucune procédure devant être utilisée par celui-ci pour être autorisé à consigner. Il aurait été utile que la loi renvoie au moins au pouvoir réglementaire le soin d'apporter ces précisions indispensables.
Dans une décision fortement motivéedu 12 avril 2013, concernant une déclaration d'utilité publique relative à la construction d'une ligne électrique aérienne à très haute tension, le Conseil d'Etat précise les modalités du contrôle des déclarations d'utilité publique au regard du principe de précaution tel qu'il est proclamé par l'article 5 de la Charte de l'environnement (loi constitutionnelle n° 2005-205, relative à la Charte de l'environnement N° Lexbase : L0268G8G). Selon cet article, "lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage". Ce principe est également reconnu par l'article L. 110-1 du Code de l'environnement ([LXB=L7804IUL)]) dont il résulte que la protection et la gestion des espaces, ressources et milieux naturels s'inspirent notamment du "principe de précaution, selon lequel l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable".
Le principe de précaution, comme toutes les dispositions de la Charte de l'environnement, a valeur constitutionnelle (8) et il s'applique directement aux autorités administratives, sans qu'il soit nécessaire que sa mise en oeuvre soit précisée par des mesures légales ou réglementaires (9). Il y avait donc tout lieu de penser que le principe de précaution devait entrer dans le champ du contrôle de légalité des déclarations d'utilité publique. S'il ne s'agit donc pas d'une surprise, la façon dont est intégré le principe de précaution dans les modalités du contrôle juridictionnel des déclarations d'utilité publique, par une décision très motivée, présente une certaine originalité.
Il faut noter, au préalable, qu'il ne s'agit pas de la première affaire dans laquelle les juges administratifs ont l'occasion de contrôler une déclaration d'utilité publique au regard du principe de précaution. Avant même la consécration constitutionnelle de ce principe, le Conseil d'Etat avait considéré, dans un arrêt "Association intercommunale Morbihan sous très haute tension" (10), qu'il ressort des pièces du dossier "que l'atteinte aux paysages et aux sites ainsi qu'au patrimoine culturel, à la flore et à la faune ou au cadre de vie et au développement touristique de la zone intéressée n'est pas, compte tenu notamment des mesures prises pour la limiter et satisfaire aux exigences du principe de précaution énoncé à l'article L. 200-1 du Code rural, de nature à retirer à l'ouvrage son caractère d'utilité publique". Ainsi, dans cet arrêt, le Conseil d'Etat a intégré le principe de précaution parmi les éléments du bilan.
Cette approche n'est pas celle qui est retenue en l'espèce, les juges choisissant de définir des modalités de contrôle de ce principe autonomes. De la même façon qu'il a précisé, de façon très pédagogique, les différentes étapes du contrôle de légalité des déclarations d'utilité publique, dans son arrêt "Commune de Levallois-Perret" du 19 octobre 2012 (11), le Conseil d'Etat définit ainsi une méthodologie propre au contrôle juridictionnel du principe de précaution, lequel s'opère en deux temps. Les juges considèrent, d'une part, que la méconnaissance du principe de précaution s'oppose à la reconnaissance de l'utilité publique d'une opération d'aménagement (I). Ils estiment, ensuite, que le principe de précaution doit être intégré parmi les éléments de la théorie du bilan (II).
I - La méconnaissance du principe de précaution s'oppose à la reconnaissance de l'utilité publique d'une opération d'aménagement
Tout d'abord, les juges considèrent qu'une "opération qui méconnaît les exigences du principe de précaution ne peut légalement être déclarée d'utilité publique". Ainsi, le principe de précaution peut constituer, en tant que tel, un obstacle à la reconnaissance de l'utilité publique d'une opération d'aménagement.
Cette affirmation est complétée par la définition d'un véritable guide qui a vocation à permettre aux autorités compétentes d'assurer le respect du principe de précaution. Ainsi, il appartient à ces autorités -qu'il s'agisse du préfet, d'un ministre ou du Premier ministre (C. expr., art. L. 11-2 N° Lexbase : L2891HLN)- lorsqu'elles sont saisies d'une demande tendant à ce qu'un projet soit déclaré d'utilité publique, "de rechercher s'il existe des éléments circonstanciés de nature à accréditer l'hypothèse d'un risque de dommage grave et irréversible pour l'environnement ou d'atteinte à l'environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé, qui justifierait, en dépit des incertitudes subsistant quant à sa réalité et à sa portée en l'état des connaissances scientifiques, l'application du principe de précaution". Une fois que ce diagnostic est établi, il appartient aux même autorités "de veiller à ce que des procédures d'évaluation du risque identifié soient mises en oeuvre par les autorités publiques ou sous leur contrôle et de vérifier que, eu égard, d'une part, à la plausibilité et à la gravité du risque, d'autre part, à l'intérêt de l'opération, les mesures de précaution dont l'opération est assortie afin d'éviter la réalisation du dommage ne sont ni insuffisantes, ni excessives".
Ces précisions sont complétées par d'autres éléments à destination du juge administratif qui doit, en cas de contentieux "au vu de l'argumentation dont il est saisi [...] vérifier que l'application du principe de précaution est justifiée, puis de s'assurer de la réalité des procédures d'évaluation du risque mises en oeuvre et de l'absence d'erreur manifeste d'appréciation dans le choix des mesures de précaution". Ainsi, c'est un contrôle minimum qui opéré par le juge de l'excès de pouvoir sur les deux étapes de la réflexion que doit mener l'autorité compétente en amont de l'intervention de la déclaration d'utilité publique.
En l'espèce, les juges relèvent qu'aucun lien de cause à effet entre l'exposition résidentielle à des champs électromagnétiques de très basse fréquence et un risque accru de survenance de leucémie chez l'enfant n'a été démontré. Cependant, plusieurs études concordantes ont mis en évidence, en dépit de leurs limites, une corrélation statistique significative entre le facteur de risque invoqué par les requérants et l'occurrence d'une telle pathologie supérieure à la moyenne. Plus précisément, ce facteur de risque apparaît à partir d'une intensité supérieure à un seuil compris selon les études entre 0,3 et 0,4 microtesla, correspondant à un éloignement égal ou inférieur à une centaine de mètres d'une ligne à très haute tension de 400 000 volts. Les juges considèrent, compte tenu de ces éléments, que l'existence de ce risque doit être regardée comme une hypothèse suffisamment plausible en l'état des connaissances scientifiques pour justifier l'application du principe de précaution.
Au cas d'espèce, ils relèvent, tout d'abord, que l'autorité compétente n'a pas méconnu l'obligation d'évaluation des risques qui lui incombent. En effet, d'une part, l'étude d'impact figurant au dossier d'enquête publique a bien pris en compte de manière complète et objective l'état actuel des connaissances scientifiques relatives au risque. D'autre part, le maître d'ouvrage de la ligne électrique aérienne à très haute tension a prévu, en plus du dispositif de surveillance et de mesure des ondes électromagnétiques par des organismes indépendants accrédités, un dispositif spécifique de mesure de l'intensité du champ électromagnétique et de suivi médical après la mise en service de la ligne. Ensuite, s'agissant des mesures prises, les juges relèvent que le maître d'ouvrage a veillé à informer le public sur les risques potentiels associés à la construction d'une ligne à très haute tension. Il a également retenu un tracé minimisant le nombre d'habitations situées à proximité, en évitant tout établissement accueillant des personnes particulièrement exposées à ce risque potentiel. Par ailleurs, il a pris l'engagement de procéder au rachat des habitations situées à moins de cent mètres de la ligne. En conséquence, si les requérants invoquent, à titre de mesures de précaution alternatives, la possibilité de différer la construction de la ligne ou de procéder à son enfouissement partiel, "les mesures prises ne peuvent être regardées comme manifestement insuffisantes au regard de l'objectif consistant à parer à la réalisation du dommage susceptible de résulter de l'exposition résidentielle à des champs électromagnétiques de très basse fréquence".
II - L'intégration du principe de précaution parmi les éléments du bilan
Dans le cas où la première phase de contrôle n'aboutit pas à une annulation de la déclaration d'utilité publique, le juge va contrôler l'utilité publique de l'opération projetée au regard de la théorie du bilan. On rappellera à cet égard qu'en application de la célèbre jurisprudence "Ville nouvelle-est" (12), une "opération ne peut être légalement déclarée d'utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d'ordre social qu'elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l'intérêt qu'elle présente". Ce considérant de principe avait été quelque peu modifiée à l'occasion de l'arrêt de Section "Société civile Sainte-Marie de l'Assomption" du 20 octobre 1972 (13), le Conseil d'Etat ajoutant à la formule de l'arrêt de 1971 la prise en compte de "l'atteinte à d'autres intérêts publics". L'arrêt n° 342409 du 12 avril 2013 permet au Conseil d'Etat de faire évoluer une nouvelle fois sa jurisprudence en intégrant expressément, parmi les éléments du bilan, le principe de précaution. En effet, "dans l'hypothèse où un projet comporterait un risque potentiel justifiant qu'il soit fait application du principe de précaution, cette appréciation est portée en tenant compte, au titre des inconvénients d'ordre social du projet, de ce risque de dommage tel qu'il est prévenu par les mesures de précaution arrêtées et des inconvénients supplémentaires pouvant résulter de ces mesures et, au titre de son coût financier, du coût de ces derniers".
Ceci étant, il est loin d'être sûr que cette évolution conduira à de plus fréquentes annulation de déclarations d'utilité publique au titre de la théorie du bilan. En effet, si cette théorie paraît avantageuse pour les requérants, elle aboutit assez peu fréquemment, dans la pratique, à des annulations. Une étude approfondie de la jurisprudence permet ainsi d'observer que plus une opération est d'envergure, plus le juge aura tendance à estimer que les avantages qu'elle présente sont supérieurs aux inconvénients occasionnés. Dans la plupart des cas, seules les erreurs manifestes sont sanctionnées ce qui, de façon tout à fait paradoxale, rapproche le contrôle maximum du contrôle restreint. De fait, depuis l'arrêt "Ville nouvelle-est", le juge administratif n'a censuré que très peu de projets d'envergure sur le fondement de la théorie du bilan (14).
La présente affaire constitue une nouvelle illustration de cette tendance jurisprudentielle qui ne semble pas devoir être singulièrement affectée par l'introduction, parmi les éléments du bilan, de la problématique du principe de précaution. Les juges considèrent, en effet, que les travaux déclarés d'utilité publique ont pour objet de limiter, tant à l'échelle locale que sur un plus vaste périmètre, les risques immédiats de rupture de synchronisme, d'écroulement de tension et de surcharge sur le réseau de transport d'électricité. Ils doivent également limiter les risques d'accroissement de ces risques qui résultera de la mise en service de l'installation nucléaire de base "Flamanville 3". Ainsi, compte tenu des mesures qui sont prévues pour atténuer ou compenser l'impact de cette ligne sur l'environnement et ses risques potentiels d'impact sur la santé, "ni les inconvénients subis par les personnes résidant à proximité du tracé de la ligne [...] ni l'impact visuel des ouvrages sur les paysages traversés, ni leurs éventuels effets sur la faune et la flore, ni enfin le coût de l'opération, y compris les sommes consacrées aux mesures visant à assurer le respect du principe de précaution, ne peuvent être regardés comme excessifs et de nature à lui retirer son caractère d'utilité publique".
Au final il apparaît clairement que les nouveautés introduites par l'arrêt du 12 avril 2013 ne devraient pas permettre d'obtenir plus facilement l'annulation de projets d'envergure nationale. Une fois encore, le principal apport de cet arrêt se situe sur un plan méthodologique : pour l'administration, qui devrait mieux comprendre quelles sont les implications du principe de précaution et pour le juge, dont les méthodes de contrôle de la légalité des déclarations d'utilité publique sont rénovées.
(1) Cass. QPC, 4 juillet 2013, n° 13-11.884, FS-D (N° Lexbase : A3962KIL).
(2) Cons. const., décision n° 2012-226 QPC du 6 avril 2012 (N° Lexbase : A1495II9), concernant les articles L. 15-1 (N° Lexbase : L9123IWS) et L. 15-2 relatifs à la consignation de l'indemnité d'expropriation.
(3) Cass. civ. 3, 27 juin 1979, n° 78-70.143 (N° Lexbase : A2214CK9), Bull. civ. III, 1979, n° 144.
(4) Cass. civ. 3, 16 octobre 1991, n° 90-70.007 (N° Lexbase : A3949CUS), JCP éd. G, 1991, IV, p. 438, AJPI, 1992, p. 211.
(5) Cass. civ. 3, 18 décembre 1996, n° 93-70.143 (N° Lexbase : A9564ABT), Bull. civ. III, 1996, n° 242, D. 1998, somm. p. 89, chron. P. Carrias, RD imm., 1997, n° 1, p. 123, chron. P. Capoulade et C. Giverdon et n° 2, p. 215, chron. C.M.
(6) Cass. civ. 3, 30 janvier 2008, n° 06-19.731, FS-P+B (N° Lexbase : A6013D4H), Bull. civ. III, 2008, n° 19, AJDA, 2008, p. 660, RD imm., 2008, p. 151, obs. C.J.M., Gaz. Pal., 25-26 avril 2008, p. 15.
(7) Cons. const., décision n° 2012-226 QPC du 6 avril 2012 (N° Lexbase : A1495II9).
(8) CE, Ass., 3 octobre 2008, n° 297931, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5992EA8), AJDA, 2008, p. 2166, chron. E. Geffray et S.-J. Lieber, Environnement, 2008, comm. 153, note P. Trouilly, JCP éd. A, 2008, act. 872, JCP éd. A, 2008, 2279, note Ph. Billet, RD imm., 2008, p. 563, obs. P. Soler-Couteaux, RFD adm., 2008, p. 1147, concl. Y. Aguila.
(9) CE 2° et 7° s-s-r., 19 juillet 2010, n° 328687, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9950E4B), Rec. CE, 2010 p. 333, JCP éd. A, 2010, act. 625, JCP éd. A, 2011, 2119, note Ph. Billet, JCP éd. G, 2011, note 55, D. Del Prete et J.-V. Borel ; voir également CE 2° et 7° s-s-r., 30 janvier 2012, n° 344992, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6872IB7).
(10) CE 7° et 10° s-s-r., 28 juillet 1999, n° 184268, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5151AX3), CJEG, 2000, p. 31, Dr. env., 10/1999, n° 72, p. 13 ; voir, dans le même sens, CE 1° et 6° s-s-r., 16 avril 2010, n° 320667, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0169EW8), Constitutions, 2010, p. 433, note Y. Aguila, LPA, 2010, n° 149, p. 11, note O. Le Bot, RFDA, 2010, p. 1257, chron. A. Roblot-Troizier.
(11) CE 1° et 6° s-s-r., 19 octobre 2012, n° 343070, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7055IUT), Constr.-Urb., 2012, comm. 174, note L. Santoni, RD rur., 2013, comm. 65, note P. Tifine.
(12) CE, Ass., 28 mai 1971, n° 78825, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9136B8U), Rec., p. 409, concl. G. Braibant, D. 1972, jurispr., p. 194, note J. Lemasurier, RDP, 1972, p. 454, note Waline, AJDA, 1971, p. 404, chron. Labetoulle et Cabanes, concl. G. Braibant, Rev. adm. 1971, p. 422, concl. G. Braibant, JCP 1971, II, 16873, note A. Homont, CJEG, 1972, p. 35, note J. Virole.
(13) CE, Ass., 20 octobre 1972, n° 78829, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3887B8H), Rec. p. 657, concl. J. Morisot, RDP, 1973, p. 843, concl. J. Morisot, AJDA, 1972, p. 576, chron. P. Cabanes et D. Léger, JCP éd. G, 1973, II, 17470, note R. Odent, CJEG, 1973, p. 60, note J. Virole.
(14) CE Ass., 28 mars 1997, n°17085 et n° 170857, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9069ADA), Rec. p. 127, AJDA, 1997, p. 545, obs. P. Chrestia, RDP, 1997, p. 1433, note M. Waline, RFDA,1997, p. 739, concl. M. Denis-Linton, note F. Rouvillois, RJE 1997, p. 397, concl. M. Denis-Linton (construction d'une autoroute) ; CE, S., 22 octobre 2003, n° 231953, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9588C9Y), Rec. p. 417, AJDA, 2004, p. 1193, note R. Hostiou, Collectivités-intercommunalité, 2004, 5, obs. L. Erstein (construction d'un barrage).
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