La lettre juridique n°306 du 29 mai 2008 : Contrats et obligations

[Jurisprudence] La transmission aux héritiers du préjudice subi par leur auteur

Réf. : Ass. plén., 9 mai 2008, n° 05-87.379, M. Jacques Fortin c/ Mme Ana Ratinho, P+B+R+I (N° Lexbase : A4495D8Y)

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par David Bakouche, Professeur agrégé des Facultés de droit

le 07 Octobre 2010

A la faveur de deux arrêts de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 16 avril dernier (1), affirmant, sous le visa de l'article L. 781-1 du Code de l'organisation judiciaire (N° Lexbase : L3351AM3), devenu l'article L. 141-1 du même code (N° Lexbase : L7823HN3), "qu'il résulte de ce texte que l'Etat est tenu de réparer le dommage personnel causé aux victimes par ricochet par le fonctionnement défectueux du service public de la justice lorsque cette responsabilité est engagée par une faute lourde ou un déni de justice", et relevant, dans les deux affaires, que les demandeurs "invoquaient un préjudice par ricochet causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice", l'occasion était récemment donnée de rappeler que toute personne qui prouve avoir souffert d'un dommage personnel par contrecoup de celui qui a frappé la victime initiale (ou immédiate) peut en obtenir réparation et, par suite, de revenir sur l'autonomie du droit à réparation du dommage par ricochet par rapport au droit de la victime immédiate (2). Ce préjudice, personnel, subi par les victimes par ricochet elles-mêmes, ne doit pas être confondu avec le préjudice subi par les héritiers qui peuvent, eux aussi, en demander réparation, mais en exerçant cette fois non plus une action personnelle, mais une action à titre successoral. La mise en oeuvre de cette action n'est cependant pas sans poser quelques difficultés, particulièrement dans l'hypothèse où le de cujus n'aurait pas agi de son vivant. Bien que la jurisprudence se soit déjà prononcée sur la question, les résistances de certaines juridictions du fond ont conduit l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, par un arrêt du 9 mai dernier, à réaffirmer le principe de la transmission aux héritiers du droit à réparation du dommage subi par leur auteur.

En l'espèce, les héritiers avaient demandé réparation des préjudices matériels et moraux causés par les faits de falsifications de chèques et usage dont leur auteur avait été victime. Ils avaient, cependant, été déboutés de leur demande par la cour d'appel de Paris, statuant sur renvoi après cassation, les magistrats parisiens faisant, en effet, valoir que les héritiers ne pouvaient être considérés comme victimes directes de ces faits, alors même que leur auteur, bien qu'il en fût informé, n'avait jamais déposé plainte ni même manifesté l'intention de le faire. Leur décision est, néanmoins, cassée, sous le visa des articles 2 (N° Lexbase : L6998A4X) et 3 (N° Lexbase : L7014A4K) du Code de procédure pénale, ensemble l'article 731 du Code civil (N° Lexbase : L3338ABA).

La Haute juridiction, dans la droite ligne de sa jurisprudence antérieure, affirme, ainsi, que "toute personne victime d'un dommage, quelle qu'en soit la nature, a droit d'en obtenir réparation de celui qui l'a causé par sa faute ; que le droit à réparation du préjudice éprouvé par la victime avant son décès, étant né dans son patrimoine, se transmet à ses héritiers", pour en déduire, en l'espèce, qu'en statuant comme elle l'a fait, "alors que le droit à réparation des préjudices subis par [le de cujus], né dans son patrimoine, avait été transmis à ses héritiers qui étaient recevables à l'exercer devant la cour d'appel saisie des seuls intérêts civils, peu important que leur auteur n'ait pas introduit l'action à cette fin avant son décès, dès lors que le ministère public avait mis en mouvement l'action publique et que la victime n'avait pas renoncé à l'action civile, la cour d'appel a violé les textes susvisés" (3).

A vrai dire, la question de la transmission du droit à réparation aux héritiers s'est surtout posée à propos du dommage moral, bien plus que pour le préjudice matériel, dont le caractère patrimonial est sans doute apparu plus nettement évident. On n'ignore pas, en effet, que, s'agissant du dommage moral, certains ont entendu contester la transmission du droit à réparation aux héritiers, en faisant valoir, d'une part, qu'il s'agirait d'un préjudice de nature extrapatrimoniale et, d'autre part, qu'il pouvait sembler contestable de permettre aux héritiers d'agir dans l'hypothèse dans laquelle leur auteur n'aurait pas lui-même agi de son vivant. Cette argumentation a cependant été condamnée par la Cour de cassation : si le préjudice moral est extrapatrimonial, le droit à réparation a, lui, une valeur patrimoniale, qui justifie sa transmission aux héritiers, peu important que la victime immédiate ait ou non agi de son vivant : un arrêt rendu par une Chambre mixte, le 30 avril 1976, a posé le principe selon lequel "le droit à réparation du dommage résultant de la souffrance physique éprouvée par la victime avant son décès, étant né dans son patrimoine, se transmet à ses héritiers" (4). Ce à quoi il faut au demeurant ajouter que cette même question, qui a divisé les chambres de la Cour de cassation et qui divisait encore récemment les différentes juridictions de l'ordre administratif (5), est également résolue de manière définitive depuis que le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 29 mars 2000, s'est aligné sur la jurisprudence civile : "considérant que le droit à la réparation d'un dommage, quelle que soit sa nature, s'ouvre à la date à laquelle se produit le fait qui en est directement la cause ; que si la victime du dommage décède avant d'avoir elle-même introduit une action en réparation, son droit, entré dans son patrimoine avant son décès, est transmis à ses héritiers" (6).


(1) Cass. civ. 1, 16 avril 2008, 2 arrêts, n° 07-16.286, Mme Catherine Dalmais, épouse Jacquiot, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9367D73) et n° 07-16.504, M. Jean-Claude Perrin, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9368D74).
(2) Voir nos obs., Responsabilité de l'Etat pour faute lourde ou déni de justice et réparation du préjudice subi par ricochet, Lexbase Hebdo n° 303 du 8 mai 2008 - édition privée générale (N° Lexbase : N8896BE9).
(3) Pour l'affirmation du principe de la transmission du droit à réparation : Cass. mixte, 30 avril 1976, 2 arrêts, n° 73-93.014, Consorts Goubeau c/ Alizan (N° Lexbase : A5436CKK) et n° 74-90.280, Epoux Wattelet c/ Le Petitcorps (N° Lexbase : A5437CKL), D., 1977, p. 185, note M. Contamine-Raynaud ; Cass. civ. 1, 13 mars 2007, n° 05-19.020, Mme Viviane Saastamoinen, agissant tant en son nom personnel qu'en qualité d'ayant droit de sa fille Cindy Picard, FS-P+B (N° Lexbase : A6869DUX).
(4) Voir les arrêts cités supra.
(5) Auparavant, le Conseil d'Etat faisait naître le droit à réparation du dommage au moment du déclenchement de l'action en justice : CE, 11 décembre 1946, Sieur Pochon, Rec., p. 305 ; CE, 17 juillet 1950, Sieur Mouret, Rec., p. 447 ; CE, 29 janvier 1971, n° 74941, Association "Jeunesse et Reconstruction" (N° Lexbase : A9609B8E), Rec., p. 81. Contra : CAA Nantes, 22 février 1989, n° 89NT00011, Centre hospitalier régional d'Orléans c/ Fichon (N° Lexbase : A7747A8G), AJDA, 1989, p. 276, note J. Arrighi de Casanova ; CAA Paris, 12 février 1998, n° 95PA02814, Mmes X et Y (N° Lexbase : A9453BHL), AJDA, 1998, p. 234.
(6) CE, 29 mars 2000, précité, D., 2000, p. 563, note A. Bourrel. V. également : CE contentieux, 15 janvier 2001, n° 208958, AP-HP (N° Lexbase : A8879AQW), D., 2001, IR, p. 597.

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