La lettre juridique n°542 du 3 octobre 2013 : Divorce

[Jurisprudence] Les méandres procéduraux des demandes concurrentes en divorce

Réf. : Cass. civ. 1, 11 septembre 2013, n° 11-26.751, FS-P+B+I (N° Lexbase : A9608KK3)

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par Jérôme Casey, Avocat associé au Barreau de Paris, Mulon & Casey Associés, Maître de Conférences à l'Université de Bordeaux

le 03 Octobre 2013

C'est un arrêt d'importance que celui ici commenté, et l'attention des avocats et des magistrats doit être clairement attirée sur la solution qu'il consacre, étant de pure procédure et totalement nouvelle. En effet, pour la première fois depuis l'entrée en vigueur de la loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 (N° Lexbase : L2150DYB), la Cour de cassation précise, dans un arrêt en date du 11 septembre 2013, comment s'articulent une demande principale en divorce pour altération du lien conjugal et une demande reconventionnelle en divorce pour faute. Au cas d'espèce, un mari forme une demande en divorce fondée sur l'article 237 du Code civil (N° Lexbase : L2793DZH) (altération définitive du lien conjugal). Son épouse, en réplique, présente une demande reconventionnelle en divorce pour faute aux torts du mari. Ce dernier sollicite alors le prononcé du divorce aux torts partagés des époux, mais sans abandonner pour autant sa demande en altération du lien conjugal. En première instance, le divorce est prononcé aux torts exclusifs du mari. En cause d'appel, celui-ci maintient sa demande de torts partagés, toujours sans abandonner sa demande en altération du lien. La cour d'appel d'Aix-en-Provence confirme le jugement entrepris et rejette la demande de torts partagés du mari, aux motifs que ce dernier n'a pas modifié le fondement de sa demande comme l'article 247-2 du Code civil (N° Lexbase : L2802DZS) le lui permet pourtant, et que l'article 1077, alinéa 1er, du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0230HP9) rend irrecevable toute demande en divorce fondée à titre subsidiaire sur un autre fondement que celui de la demande principale (CA Aix-en-Provence, 19 mai 2011, n° 10/08442 N° Lexbase : A0529HSE).

La décision aixoise est censurée par la Cour de cassation, aux motifs que l'article 247-2 du Code civil ouvre au demandeur la possibilité de solliciter le prononcé du divorce aux torts partagés pour le cas où la demande reconventionnelle en divorce pour faute de son conjoint serait admise, sans le contraindre à renoncer à sa demande principale en divorce pour altération du lien conjugal, pour le cas où cette demande reconventionnelle serait rejetée, de sorte que la demande du mari tendant au prononcé du divorce aux torts partagés ne pouvait être regardée comme une demande formée à titre subsidiaire au sens de l'article 1077, alinéa 1er, du Code de procédure civile. Par conséquent, en statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé, par fausse application, les articles 246 (N° Lexbase : L2799DZP) et 247-2 du Code civil, ensemble l'article 1077 du Code de procédure civile.

La grande nouveauté de l'arrêt tient à la lecture que fait la Cour de cassation de l'article 247-2 du Code civil, et à son affirmation selon laquelle le demandeur principal (à l'altération du lien) conserve la faculté de demander un "torts partagés", sans pour autant que cette dernière demande ne constitue une demande subsidiaire. Il faut le dire nettement, telle n'est pas la pratique usuellement suivie par les juges du fond, qui raisonnent dans leur immense majorité comme l'ont fait les conseillers aixois : le demandeur principal (en altération du lien) peut résister à une demande reconventionnelle en faute en invoquant à son tour les fautes de défendeur (devenu le demandeur reconventionnel), mais alors, la volte-face du demandeur principal constitue un changement du fondement de sa demande, spécialement admis par l'article 247-2 du Code civil. Il s'agit là de l'une des trois dérogations que l'article 1077 du Code de procédure civile donne au principe selon lequel le demandeur ne peut substituer un autre cas de divorce au choix qu'il a fait initialement. La jurisprudence du fond est bien fixée en ce sens (v., not., CA Orléans, 5 février 2013, n° 12/00497 N° Lexbase : A0797I7N ; CA Douai, 31 mai 2012, n° 11/05739 N° Lexbase : A0425IN3 ; CA Aix-en-Provence, 19 mai 2011, n° 10/08442, cassée par l'arrêt commenté, préc. ; CA Grenoble, 19 octobre 2010, n° 09/04906 N° Lexbase : A4282GDX ; CA Paris, 29 septembre 2010, n° 09/22187 N° Lexbase : A9331GAT ; CA Paris, 8 septembre 2010, n° 09/20590 N° Lexbase : A9964E8K ; CA Paris, 8 septembre 2010, n° 09/20265 N° Lexbase : A9963E8I ; CA Toulouse, 19 mars 2010, n° 12/00996 N° Lexbase : A1791KAL ; CA Aix-en-Provence, 10 décembre 2009, n° 08/22091 N° Lexbase : A1212GEM ; CA Aix-en-Provence, 25 novembre 2009, n° 08/17330 N° Lexbase : A0899GEZ ; CA Paris, 10 novembre 2009, n° 09/00797 N° Lexbase : A2057EPU).

Par la présente décision, la Cour de cassation modifie ce raisonnement en ouvrant une nouvelle voie, que l'on peut appeler une "voie moyenne" par rapport au régime assez catégorique du Code civil. Il s'agit d'une voie moyenne, car la Cour régulatrice refuse l'absolutisme de l'article 247-2, en estimant que le demandeur principal (en altération) peut défendre sereinement à la demande reconventionnelle en faute, sans devoir modifier le fondement de sa demande en divorce. Tirant argument des dispositions de l'article 246 du Code civil qui impose au juge d'examiner en premier lieu la demande reconventionnelle en faute, les Hauts magistrats ont ainsi créé un système qui permet un débat contradictoire sur le sujet, sans que le demandeur principal ne soit contraint de modifier le fondement de sa demande (et donc d'abandonner l'altération du lien). A partir de là, l'alternative est claire : soit le débat sur les torts conduit à un "torts partagés" (ou au débouté de la demande reconventionnelle, ce que le présent arrêt ne dit pas, mais qui a toujours été admis : v., not., Cass. req., 18 juillet 1892, DP 1893, 1, p. 392 ; Cass. req., 14 mai 1923, D., 1924, 1, p. 76 ; Cass. civ., 2 mai 1945, D., 1946, p. 49, note J. Carbonnier ; Cass. civ. 2, 29 janvier 1975, D., 1975, p. 365), soit le débat sur les torts ne mène à rien et la demande en faute est rejetée. Apparaît alors l'avantage de la présente décision : aucun double débouté n'est à craindre, puisque dans ce second cas, il restera l'altération du lien pour prononcer le divorce.

Faut-il approuver cette décision et la "voie moyenne" ainsi consacrée ? La réponse appelle une analyse nuancée de la question posée.

En faveur de la "voie moyenne" ainsi créée, on dira certainement qu'elle permet un procès plus juste. En effet, l'application stricte des textes, telle que pratiquée par les juges du fond, n'est pas pleinement satisfaisante car le demandeur principal (en altération) se trouve piégé, d'une certaine façon, par la demande reconventionnelle en faute du défendeur. Sa demande en altération devient "secondaire" en raison de l'article 246, et il ne lui reste plus qu'une alternative cruelle : défendre seulement à la faute mais sans en invoquer en retour (c'est un quitte ou double), ou modifier le fondement de sa demande et risquer un double débouté (c'est un pari dangereux). De la sorte, la demande reconventionnelle en faute prend le pas sur la demande principale et la dénature quelque peu. Pire encore, celui qui a joué l'apaisement en se bornant à recourir à l'altération du lien plutôt que d'invoquer une faute contre son conjoint se voit privé (sauf à changer sa demande) d'un débat complet sur la faute si d'aventure l'autre époux présente une demande reconventionnelle en faute. Au contraire, la solution ici consacrée permet l'examen complet et loyal de la demande reconventionnelle en faute. C'est un examen complet et loyal, car le demandeur principal (en altération) n'est pas cantonné à une simple défense sur les torts qui lui sont reprochés : il peut aussi passer à l'offensive et demander un "torts partagés" (ce qui le démange généralement) et ceci sans perdre le bénéfice de l'altération du lien, de sorte que si les torts sont rejetés par le juge, le divorce sera quand même prononcé. Où l'on constate aisément que l'examen préalable de la demande en faute ne réduit pas à néant la demande principale en altération. On peut même soutenir que l'arrêt commenté redonne tout son sens à cette forme de divorce (qui augmente année après année dans les statistiques de la Chancellerie).

En sens inverse, on fera sans doute valoir que l'arrêt commenté constitue une incitation à la discussion des torts respectifs des parties, redonnant à la faute un regain de vigueur que le législateur a pourtant cherché à éviter. On dira encore que l'article 245 du Code civil (N° Lexbase : L2797DZM) permet d'arriver à un résultat semblable à celui ici consacré. En effet, le juge peut très bien retenir des fautes contre le demandeur reconventionnel en faute, conduisant à un divorce aux torts partagés, et ceci quand bien même l'autre époux n'aurait pas conclu sur ce point. C'est là un pouvoir discrétionnaire du juge : il peut l'utiliser mais aucun reproche ne peut lui être adressé s'il n'en use pas (v., not., Cass. civ. 2, 6 mai 1987, n° 86-12.316 N° Lexbase : A7682AAR, Bull. civ. II, 1987, n° 100 ; Cass. civ. 2, 16 janvier 1991, n° 89-19.584 N° Lexbase : A4792AHX, Bull. civ. II, 1991, n° 18). N'est-ce pas aussi bien que le système consacré par l'arrêt sous examen ? Enfin, et peut-être surtout, n'est-il pas un peu exagéré d'affirmer que la demande de torts partagés sollicités par le demandeur principal (en altération) ne constitue pas une demande subsidiaire justiciable de l'alinéa 3 de l'article 247-2 ?

On le voit, les arguments ne manquent pas dans les deux sens. Pourtant, il nous semble que la solution dégagée par la Cour de cassation dans la présente décision doit être approuvée. L'argument sur la nature de la demande de torts partagés (subsidiaire ou non) n'est pas pleinement convaincant. En effet, en présentant une demande de torts partagés, le demandeur principal ne hiérarchise pas ses demandes ab initio. Il ne fait que répondre à la demande reconventionnelle en faute de l'autre époux, que le Code civil impose de traiter en premier. Mais sa demande reste bien une altération du lien. La demande de torts partagés n'est finalement qu'une défense pleine et entière en réaction à la priorité que la loi donne à la demande reconventionnelle en faute. Ce n'est manifestement pas une demande "au cas où" la demande d'altération échouerait (comment le pourrait-elle ?!). De sorte que la solution se trouve dans la notion même de demande reconventionnelle en faute. Par cette demande, celui qui était défendeur au principal devient temporairement demandeur, le temps que le juge statue sur les mérites de sa demande reconventionnelle. En bonne logique, l'autre époux, qui est demandeur au principal (en altération) devient alors défendeur à la demande reconventionnelle. Il est alors parfaitement logique qu'il lui soit permis de présenter une défense complète, et donc qu'il puisse alléguer des griefs et former une demande. C'est une sorte de "demande reconventionnelle sur demande reconventionnelle" si l'on nous pardonne ce barbarisme. Il nous semble donc que c'est l'article 246 qui justifie la solution actuelle : puisque le Code impose de traiter d'abord la demande reconventionnelle, comme une sorte de "procès dans le procès", il faut que ce débat préalable soit loyal. Or, en l'état actuel des textes, cette loyauté des débats est malmenée, puisque le demandeur reconventionnel en faute ne se verra reprocher des fautes que dans le cas où l'autre époux accepte de modifier le fondement de sa demande principale, ce qui est très risqué, ainsi que nous l'avons vu. Quant à l'argument tiré de l'article 245, il nous semble faible. Ce texte est rarement invoqué côté magistrats, sans doute parce que les juges redoutent toujours le grief d'ultra petita (même si cela ne serait pas fondé au cas présent) et rechignent généralement à se lancer dans un débat sur les griefs de leur propre mouvement. Le principe d'indisponibilité du litige, auquel l'article 245 déroge clairement, possède sans doute aussi sa part explicative dans le peu d'usage que les magistrats font de l'article 245. Côté plaideurs, l'invocation de cet article dans le contexte d'une demande principale en altération du lien n'est pas évidente, le risque étant grand que l'article 247-2 soit opposé par l'adversaire pour soutenir que la demande est irrecevable (toujours ce quitte ou double : changer le fondement de sa demande ou se taire sur les torts de l'autre). L'utilisation de l'article 245 n'est donc pas chose évidente. Plus sérieux, quoique non déterminant, est l'argument tiré de la revivification de la faute. Il est certain que cet arrêt va rendre plus denses les discussions sur les griefs, chaque époux pouvant en jeter à la figure de l'autre. Mais comme nous l'avons déjà dit, il n'est pas satisfaisant que celui qui se "contente" de l'altération du lien soit à la merci d'une demande reconventionnelle en faute, à laquelle il ne pourra défendre correctement qu'en modifiant le fondement de sa propre demande. Sans doute aurait-il été plus sage que le législateur déclare irrecevable toute demande en faute une fois l'assignation fondée sur l'altération du lien délivrée, mais c'est là un autre débat...

Toutes ces raisons conduisent à approuver la solution, réellement très novatrice, posée en l'espèce par la Cour de cassation. Reste que les habitudes des juges du fond sont très ancrées, et l'annotateur ne peut s'empêcher de s'inquiéter de l'incertitude que cette jurisprudence va provoquer. Combien de temps faudra-t-il pour que les juges du fond adoptent la solution nouvelle ? La réponse sera donnée ici dans les mois qui viennent...

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