La lettre juridique n°542 du 3 octobre 2013 : Procédure administrative

[Chronique] Chronique de contentieux administratif - Octobre 2013

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

le 03 Octobre 2013

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose de retrouver cette semaine la chronique de contentieux administratif de Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz. Au sommaire de cette chronique, tout d'abord, un "énième" décret modifiant la partie réglementaire du Code de justice administrative en date du 13 août 2013 pris en catimini pendant l'été pour faire face à l'émergence des nouveaux contentieux de masse devant le juge administratif. L'arbitrage opéré par le Gouvernement fait la part belle à la célérité de la procédure au détriment de l'exercice effectif des droits fondamentaux (décret n° 2013-730 du 13 août 2013, portant modification du Code de justice administrative (partie réglementaire)). La deuxième partie de la chronique traite d'un arrêt du Conseil d'Etat qui détermine les conditions nécessaires à remplir pour que le pourvoi en cassation d'une personne intervenue volontairement en appel, qui n'est donc pas partie principale, soit déclaré recevable. Il faut en l'occurrence que la décision rendue en appel préjudicie bien aux droits de la personne intervenue en appel (CE 4° et 5° s-s-r., 17 juillet 2013, n° 347089, mentionné aux tables du recueil Lebon). Pour terminer, un arrêt, toujours du Conseil d'Etat, établit pour la première fois une exception à la jurisprudence "Danthony" mettant en place un contrôle concret du juge quant à l'appréciation de l'importance des vices de procédure comme moyen d'annulation. Le Conseil d'Etat annulant automatiquement, en l'espèce, pour défaut de saisine, des dispositions réglementaires dont le projet devait lui être obligatoirement soumis (CE 1° et 6° s-s-r., 17 juillet 2013, n° 358109, publié au recueil Lebon).
  • Généralisation du juge unique et suppression concomitante des juridictions d'appel : un équilibre très difficile à atteindre entre impératifs budgétaires et garanties des justiciables (décret n° 2013-730 du 13 août 2013, portant modification du Code de justice administrative (partie réglementaire) N° Lexbase : L7180IX9)

La justice, et la justice administrative en particulier, s'estime aujourd'hui plus ou moins engorgée ou saturée par l'ampleur des dossiers en souffrance et l'émergence de nouveaux contentieux de masse. Parmi ceux-ci, on peut citer la vague de recours en partie portée par le DALO (droit au logement opposable) (1), le contentieux du permis de conduire avec l'avalanche de plaintes concernant les points retirés (11 000 affaires en 2011), les contentieux sociaux avec les caisses de Sécurité sociale concernant le versement du RSA ou d'autres droits sociaux, les pensions de retraites (8 500 dossiers en 2011), les contentieux fiscaux liés aux mesures gracieuses à la disposition de l'administration, voire enfin l'accès aux documents administratifs ou le contentieux lié à la situation des étrangers entrés ou voulant entrer en France (2).

Les données du problème sont toujours les mêmes : alors que, parallèlement, la justice administrative s'est engagée à raccourcir les délais de traitement des affaires afin de parvenir à passer sous la barre des un an, elle doit faire face un accroissement des contentieux alors qu'il existe surtout un manque chronique de moyens matériels et humains. Le Gouvernement doit, en l'occurrence, procéder à un arbitrage entre le fait, d'un côté, de favoriser la célérité, la rapidité des procédures et le désengorgement des tribunaux et le fait, de l'autre côté, de ne pas mettre en péril l'exercice effectif des droits fondamentaux des citoyens, au premier rang desquels figure le droit à une justice équitable, impartiale et égale pour tous. Il semble qu'avec le décret n° 2013-730 du 13 août 2013 (3), les nécessités de l'équilibre budgétaire l'emportent, pour une grande partie, sur les garanties des justiciables. Le décret a, à ce sujet, très tôt fait l'objet de nombreuses polémiques au sujet des remèdes apportés (4), polémiques qui ne sont pas réellement compensées par les nouvelles garanties offertes par le décret.

Le remède essentiel apporté à la réduction des contentieux par le décret tient à la généralisation du juge unique dans certaines procédures afin de faire baisser le nombre des affaires, et à la suppression concomitante des juridictions d'appel pour les contentieux routiers, sociaux et fiscaux. En effet, dans son bilan d'activité 2012 (5), le Conseil d'Etat relève que, pour la justice administrative, si les délais ont fortement baissé s'agissant du délai moyen des affaires (passées de 1 an, 1 mois et 4 jours en 2011 à 11 mois et 14 jours en 2012), la différence avec le délai moyen des affaires ordinaires (2 ans, 18 jours en 2011 à 1 an, 10 mois et 6 jours en 2012) permettant de mesurer le désengorgement des tribunaux, repose, en définitive, quasiment exclusivement sur l'accélération des procédures à juge unique ou par ordonnance par rapport au traitement des dossiers sous forme collégiale.

Les dispositions relatives aux contentieux sociaux, pour commencer, feront désormais l'objet d'un chapitre spécifique au sein du Code de justice administrative (CJA, art. R. 772-5 N° Lexbase : L0819IYY à R. 772-9), les litiges étant définis comme "les requêtes relatives aux prestations, allocations ou droits attribués au titre de l'aide ou de l'action sociale, du logement ou en faveur des travailleurs privés d'emploi". Les contentieux sociaux sont ajoutés à la liste des matières qui peuvent être soumises à un magistrat statuant seul (CJA, art. R. 222-13 N° Lexbase : L0863IYM), à celles qui peuvent faire l'objet d'une dispense de conclusions du rapporteur public (CJA, art. R. 732-1-1 N° Lexbase : L0864IYN) et à celles sur lesquelles le tribunal administratif statue en premier et dernier ressort (CJA, art. R. 811-1 N° Lexbase : L0865IYP).

C'est cette triple dérogation procédurale faite au détriment des populations les plus fragiles qu'ont notamment contesté les syndicats de magistrats administratifs. Les garanties d'instruction (par le rapporteur public) et de délibéré par la formation collégiale ne sont plus offertes au justiciable. Le retrait du second degré de juridiction désengorge effectivement les juridictions d'appel, mais implique pour les plaignants de ne pouvoir porter ensuite leur affaire qu'en cassation devant le Conseil d'État. Plus généralement, porter l'affaire devant le Conseil d'Etat interdit un second jugement sur les faits, celui-ci jugeant uniquement sur le fond du droit dans des contentieux où les circonstances de fait sont pourtant centrales. Par ailleurs, le ministère d'un avocat au Conseil sera alors obligatoire, or il est en pratique beaucoup plus cher qu'un avocat ordinaire. Cela introduit de facto une justice à deux vitesses, en privant d'un second examen de leur cas les personnes les plus fragiles, pour des chances de réussite extrêmement faibles. Mais la priorité est de faire face au risque d'accroissement des contentieux. Les contentieux, sociaux notamment, présentent un risque de croissance très important dans les prochaines années.

En dehors des contentieux sociaux, le décret revoit également les listes des litiges soumis au juge unique et de ceux insusceptibles d'appel. Le magistrat statuant seul devient compétent en matière de permis de conduire et sur le contentieux indemnitaire des refus de concours de la force publique. Dans la liste des litiges insusceptibles d'appel sont ajoutés, outre les contentieux sociaux, celui du permis de conduire, ainsi que les ordonnances de référé-provision portant sur un litige figurant dans la liste. Concernant le contentieux du permis de conduire, avocats et associations de défense dénoncent, tout comme à propos des contentieux sociaux, un traitement discriminatoire visant à faire baisser le nombre de procédures pour retrait de points, invalidation ou suspension de permis de conduire au détriment des droits élémentaires des justiciables. Mais, toujours comme les contentieux sociaux, il faut relever l'augmentation soutenue du nombre de contentieux liés au permis de conduire dont la croissance est directement corrélée au déploiement des radars (près de 11 000 affaires en 2011).

A noter que, de façon assez paradoxale, si dans l'ensemble le décret favorise ou encourage la procédure "accélérée" du juge unique, sans possibilité d'appel, les agents publics, eux, profitent, au contraire, du retour de la collégialité pour l'essentiel du contentieux relatif à la situation individuelle des fonctionnaires et des autres agents publics. Ainsi, l'article R. 222-13 prévoyait que le juge unique était compétent sur les litiges relatifs à la situation individuelle des fonctionnaires ou agents de l'Etat et des autres personnes ou collectivités publiques sauf pour les litiges concernant : l'entrée au service, la discipline, la sortie du service. Désormais et à compter du 1er janvier 2014, le juge unique ne sera plus compétent que pour les litiges relatifs : à la notation ou à l'évaluation professionnelle, aux sanctions disciplinaires prononcées à l'encontre des fonctionnaires et agents publics qui ne requièrent pas l'intervention d'un organe disciplinaire collégial. Si la distinction entre les différents personnels du service public a été gommée et n'est plus désignée que par le terme de fonctionnaire ou d'agent public en général (englobant une plus grande part des personnels que dans la rédaction antérieure), les nouvelles dispositions réduisent la compétence du juge unique au profit des formations collégiales. Autre nouveauté, le contentieux des pensions de retraite est désormais tranché en premier et dernier ressort par le tribunal administratif, avec suppression de la possibilité d'appel en cas de demande indemnitaire (CJA, art. R. 811-1), alors que l'appel est en revanche étendu à tout le contentieux de la fonction publique (6). Une nouvelle voie de recours est en conséquence ouverte en droit de la fonction publique dans le cadre du simple recours pour excès de pouvoir.

Autre source de polémique, l'attribution des compétences de premier et dernier ressort aux cours administratives d'appel concernant trois matières. Toutes les cours administratives d'appel devraient d'abord connaître des décisions de la Commission nationale d'aménagement commercial (7). Cette disposition rallonge, pour certains, le délai de traitement contentieux des autorisations d'exploitation commerciale en dépit d'une volonté forte et affirmée d'accélérer la réalisation des projets de constructions, notamment par l'encadrement des règles de procédure contentieuses applicables en droit de l'urbanisme et la prévention des contestations dilatoires ou abusives (8). En tout cas, elle revient sur la modification précédente de confier au Conseil d'Etat cette compétence en premier et dernier ressort qui était justement motivée par des objectifs déclarés de raccourcissement des délais contentieux et de sécurisation juridique par l'homogénéité du droit sur l'ensemble du territoire national (9). Enfin, la seule cour administrative d'appel de Paris se voit attribuer les recours contre les arrêtés du ministre du Travail relatifs à la représentativité des organisations syndicales et contre une partie des décisions du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CJA, art. R. 311-2 N° Lexbase : L1890IUK).

Pour terminer, il existe des dispositions dans le décret qui ne font pas l'objet de polémiques. Par exemple, la refonte des règles d'établissement des tableaux d'experts devant les juridictions administratives rend obligatoire l'établissement d'un tableau auprès de chaque cour administrative d'appel. Le décret fixe les conditions d'inscription des experts aux tableaux et en organise la procédure en conformité avec la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne. La Cour de justice avait notamment objecté, à la suite d'une question préjudicielle posée par la Cour de cassation, que les modalités d'établissement des listes d'experts n'étaient pas conformes à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (N° Lexbase : L8117ANX) (10). Jusqu'à présent, un seul article faisait référence à l'établissement des tableaux d'experts par les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs (CJA, art. R. 222-5 N° Lexbase : L2794AL3). Cet article est remplacé par la section 4 du chapitre 1er du titre II du livre II du Code de justice administrative (CJA, art. R. 221-9 N° Lexbase : L0824IY8 à R. 221-21 CJA). Autre disposition à remarquer dans le décret, celle qui modifie la deuxième phrase de l'article R. 751-7 (N° Lexbase : L0880IYA) pour prévoir que les tiers peuvent se faire délivrer une copie simple d'une décision ayant fait l'objet, le cas échéant, d'une anonymisation. La version antérieure ne mentionnait pas l'anonymisation et elle précisait que cette délivrance avait lieu aux frais du tiers. La délivrance d'une copie de jugement à un tiers sera désormais gratuite puisque transmise par voie électronique.

Au final, si on peut dire que l'histoire de la justice administrative se confond avec celle de son encombrement et ainsi, par voie de conséquence, avec celle de son combat contre sa lenteur, la recherche de la célérité et son adaptation au contentieux de masse, si nécessaire soit-elle, ne doit pas faire en sorte que ce soit les justiciables qui en payent le plus lourd tribut. Cela affecte la qualité de la justice rendue et cela se réalise au prix d'une limitation toujours plus importante de l'accès au juge. La canalisation des flux et de l'abondance de recours est certes nécessaire, mais elle doit toujours se réaliser à travers un équilibre avec le strict respect du droit d'accès effectif au juge. Il semble, en ce sens, que le Gouvernement soit allé un peu trop loin, cette fois-ci, pour satisfaire ces impératifs budgétaires.

  • La personne intervenue volontairement en appel ne peut se pourvoir en cassation parce qu'elle ne justifie pas de l'existence d'un droit lésé (CE 4° et 5° s-s-r., 17 juillet 2013, n° 347089, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0032KKE)

Les arrêts rendus par les cours administratives d'appel et, de manière générale, toutes les décisions rendues en dernier ressort par les juridictions administratives peuvent être déférées au Conseil d'Etat par la voie du recours en cassation. Le juge de cassation, juge du droit, restreint néanmoins le pourvoi aux seules parties à l'instance. Les parties ou les personnes représentées devant le juge d'appel sont seules recevables à se pourvoir en cassation (11). Toutefois, il existe des procédures qui permettent à un tiers de former une demande qui vient se greffer sur un recours contentieux pendant devant la juridiction administrative et la question se pose des conditions et possibilités de pouvoir faire appel ou se pourvoir en cassation à ce titre.

L'intervention peut-être forcée, c'est-à-dire que l'une des parties au litige (requérant ou défendeur) demande au juge d'ordonner l'intervention d'un tiers. L'intervention peut-être volontaire, lorsque le tiers intervient spontanément dans la procédure engagée, c'est d'ailleurs le cas le plus fréquent. Ce sont les exigences du contradictoire, la nécessité de régler par une même décision toute une série de contentieux annexes au litige principal qui justifient que des personnes extérieures à l'instance puissent prendre part, de leur propre initiative, aux discussions contentieuses. En ce qu'elle contribue à éclairer l'objet du litige, l'intervention est soumise à un régime libéral (12), mais elle ne doit pas conduire le juge à s'écarter de cet objet et est en ce sens strictement bornée.

Depuis 1959, le juge a ouvert la voie de l'appel à la personne qui intervenue en défense ou en demande dans le cadre d'un contentieux d'excès de pouvoir, justifie, dans des conditions définies par le juge, d'un lien avec le procès plus ferme que celui invoqué pour intervenir (13). Dans un arrêt plus récent (14), c'est la voie de la cassation qui est alors offerte à l'intervenant présent en appel, plus précisément à celui s'associant au défendeur. L'exercice de la cassation par l'intervenant en défense devant la cour administrative d'appel est subordonné d'abord à deux conditions classiques : l'intervention en appel doit d'abord avoir été régulière et l'intervenant doit ensuite avoir un intérêt à se pourvoir en cassation, cet intérêt étant clairement déterminé à partir du moment où, comme le précise le Conseil d'Etat, l'arrêt d'appel a été rendu contrairement aux conclusions de l'intervention. La dernière condition, fondamentale, est celle qui permet au juge de distinguer parmi les intervenants ordinaires, ceux qui, en réalité, sont de véritables parties à l'instance, qualité nécessaire pour se pourvoir en cassation. Pour ce qui concerne l'intervenant en défense devant la cour administrative d'appel, cette qualité lui est reconnue lorsqu'il justifie d'un droit auquel préjudicie l'arrêt d'appel soit, selon la formule du Conseil d'Etat, quand l'intervenant aurait eu "qualité, à défaut d'intervention de sa part, pour former tierce opposition contre l'arrêt faisant droit à l'appel". A travers une jurisprudence constante, le Conseil d'Etat, pour qualifier cette situation, s'assure que la décision rendue en appel préjudicie bien au droit de la personne intervenue en appel.

C'est le cas encore dans la décision d'espèce. Il ressort ainsi des éléments du dossier qu'une communauté d'agglomération avait créé une zone d'aménagement concertée et planifié des aménagements afin d'accueillir le supermarché et la galerie marchande prévue par une société. Le tribunal administratif avait annulé la décision d'autorisation de la commission départementale d'équipement commercial et l'appel interjeté par la société, au soutien duquel était intervenue la communauté d'agglomération, avait été rejeté. Saisi d'un pourvoi par la communauté d'agglomération, le Conseil d'Etat rappelle donc tout d'abord sa jurisprudence traditionnelle selon laquelle : "la personne qui est régulièrement intervenue devant la [cour administrative d'appel] n'est recevable à se pourvoir en cassation contre l'arrêt rendu contrairement aux conclusions de son intervention que lorsqu'elle aurait, à défaut d'intervention de sa part, eu qualité pour former tierce opposition contre la décision du juge d'appel". Puis il estime, en l'espèce, que la communauté d'agglomération "ne justifie pas de ce que la décision rendue par le juge d'appel aurait préjudicié à ses droits" et que, dès lors, "elle n'aurait pas eu qualité, à défaut d'intervention de sa part, pour former tierce opposition contre l'arrêt attaqué et est, par suite, irrecevable à se pourvoir en cassation".

Il y a là application d'une jurisprudence classique dans l'exigence du droit lésé qui s'apprécie comme en matière de tierce opposition ; or cette dernière est rarement reconnue recevable et aboutit encore plus rarement à un nouveau jugement contraire au précédent. L'évolution jurisprudentielle va pourtant dans le sens d'une conception très extensive de la notion de droit lésé. On peut citer, par exemple, le fait que préjudicie aux droits d'une commune l'arrêt du Conseil d'Etat qui annule une déclaration d'utilité publique dont était bénéficiaire cette commune (15). De même, préjudicie aux droits d'un département bénéficiaire de la cession gratuite de terrains prévue par un permis de construire le jugement qui réduit l'étendue de cette obligation (16). Le juge retient encore le fait que préjudicie aux droits de la société devenue propriétaire des terrains d'assiette d'un projet immobilier ayant fait l'objet d'un permis de construire l'arrêt qui annule ce permis (17).

Mais cette évolution n'empêche pas le fait que les hypothèses où l'existence d'un droit lésé n'a pas été retenue sont sans doute plus nombreuses que celles où l'existence d'un droit lésé a été retenue et, si possible, encore plus contingentes et donc inclassables que les hypothèses d'admission. La notion de droit lésé est, en effet, plutôt susceptible d'interprétations contingentes et diverses plutôt que l'objet d'une définition générale. Le juge définit de manière casuistique le "droit lésé". Dans un sens défavorable, on peut citer l'annulation par une décision juridictionnelle d'un certificat d'urbanisme négatif qui ne rend pas le demandeur titulaire d'un certificat positif et ne crée aucun droit à son profit. Une telle annulation ne saurait, dès lors, préjudicier à des droits détenus par les tiers qui, par suite, ne sont pas recevables à former tierce opposition contre elle (18). De même, ne sont pas recevables à former tierce opposition contre une décision du Conseil d'Etat déclarant qu'une portion d'un chemin ne constituait pas une dépendance du domaine public communal, les propriétaires de terrains riverains de la portion du chemin en cause et dont l'accès à leur parcelle ne dépend pas du passage par cette portion (19).

Enfin, pour un cas similaire de non-recevabilité d'un intervenant en appel à se pourvoir en cassation, on peut citer l'exemple d'une association locale spécialisée dans la lutte contre les "gaspillages locaux" qui justifiait d'un intérêt au maintien de l'annulation par le tribunal administratif de la décision de préempter un important domaine foncier et était, ainsi, recevable à intervenir en défense devant la cour administrative d'appel au soutien des acquéreurs évincés. Mais le maintien en appel de la décision de préemption ne faisant obstacle ni à ce qu'elle exerce un droit, ni à ce qu'elle en bénéficie, son pourvoi en cassation est déclaré irrecevable (20).

Au final, l'on peut juger sévère cette jurisprudence du juge dans l'accès au prétoire mais elle permet d'éviter à des personnes faiblement impliquées dans le contentieux de prendre la direction du procès et donc au Conseil d'Etat de déroger au principe de l'immutabilité de l'instance, la tournure du procès échapperait alors aux parties principales à ce stade ultime de la procédure. Le prolongement de l'instance principale en instance en cassation ne peut, en effet, que renforcer l'immutabilité du litige.

  • Le défaut de saisine du Conseil d'Etat entraîne l'illégalité des actes administratifs dont le projet devait lui être obligatoirement soumis (CE 1° et 6° s-s-r., 17 juillet 2013, n° 358109, publié au recueil Lebon)

Le vice de procédure est l'un des plus anciens cas d'ouverture du recours pour excès de pouvoir. Il vise à sanctionner l'administration lorsqu'elle ne respecte pas une formalité préalable à l'adoption d'un acte administratif, formalité destinée à éclairer l'auteur de l'acte ou à apporter des garanties aux administrés. Les annulations pour vices de procédure ont toujours paru exagérément formalistes dans le contentieux administratif. Mais si c'est la conception "objective" du recours pour excès de pouvoir qui commande, en effet, de sanctionner tout écart entre l'acte et la règle de droit, le juge administratif s'est toujours montré assez soucieux de se démarquer de cette image très rigide du contentieux d'excès de pouvoir. Il a, par exemple, fait preuve de pragmatisme en mettant en place, assez tôt, la distinction entre les vices à caractère substantiel et les vices à caractère accessoire, seule l'irrégularité affectant les vices à caractère substantiel étant de nature à entraîner l annulation de l'acte. Il n'y aura lieu à sanctionner l'irrespect de la forme prescrite que si, effectivement, ce manquement retentit, d'une manière ou d'une autre, sur le but en vue duquel ladite forme a été instituée. Dans l'un et l'autre cas, le juge ne se penche ni sur la nature du vice dont la formalité est entachée, ni sur son influence effective sur le sens de la décision. Le juge privilégie la méthode in abstracto consistant à apprécier la formalité par elle-même. En fonction du caractère plus ou moins déterminant du rôle que le juge lui accorde dans le processus de fabrication de l'acte, la formalité est qualifiée de substantielle ou de non substantielle. Cette distinction établie, le juge en tire alors mécaniquement les conséquences.

La distinction entre les deux catégories de vice est essentiellement une question d'espèce qui laisse un pouvoir considérable au juge qui fait souvent ici oeuvre prétorienne et, malgré cette distinction, dans bien des cas, l'annulation des actes administratifs pour non respect d'une formalité substantielle, continue d'apparaître comme exagérément formaliste. De plus, un mode d'appréciation in concreto a coexisté, petit à petit, avec le premier mode d'appréciation. Dans ce cas là, le juge, se dispensant de classification a priori, n'apprécie pas la formalité par elle-même mais le vice, ainsi que ses effets. Cette méthode concrète concernait aussi les formalités obligatoires sans que l'on puisse déterminer ce qui dictait le choix du juge en faveur de l'une ou l'autre méthode. La ligne de partage devenant très floue, le droit positif souffrait d'une indétermination chronique que le législateur a alors tenté de supprimer en faisant un nouveau pas vers plus de pragmatisme à travers la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011, de simplification et d'amélioration de la qualité du droit (N° Lexbase : L2893IQ9) (21), dont l'article 70 dispose dorénavant, dans le domaine particulier des consultations, que "lorsque l'autorité administrative, avant de prendre une décision, procède à la consultation d'un organisme, seules les irrégularités susceptibles d'avoir exercé une influence sur le sens de la décision prise au vu de l'avis rendu peuvent, le cas échéant, être invoquées à l'encontre de la décision".

L'Assemblée du contentieux a estimé qu'il fallait aller encore plus loin et couvrir un plus large spectre d'hypothèses en dégageant, à travers sa jurisprudence et de façon très déterminée, un principe général : "si les actes administratifs doivent être pris selon les formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d'une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n'est de nature à entacher d'illégalité la décision prise que s'il ressort des pièces du dossier qu'il a été susceptible d'exercer, en l'espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu'il a privé les intéressés d'une garantie" (22).

On a vu que la jurisprudence précédente combinait d'une façon assez compliquée deux clivages, respectivement entre formalités obligatoires et facultatives et entre formalités substantielles et non substantielles aux contours particulièrement difficiles à saisir, l'ensemble offrant peu de garanties en matière de sécurité juridique. Le nouveau système met en place un contrôle concret auquel le juge administratif devra maintenant se livrer. Le législateur impose au juge d'examiner, dans chaque cas, la situation qui est portée devant lui et les conséquences réelles qu'a pu avoir l'irrégularité constatée. La distinction qui parfois était faite selon que l'irrégularité concernait une procédure obligatoire ou facultative est abandonnée, quelle que soit l'hypothèse, la règle est désormais la même. Le principe pourra également s'appliquer en cas d'omission d'une procédure obligatoire, "à condition qu'une telle omission n'ait pas pour effet la compétence de l'auteur de l'acte" (ce qui sera le cas, par exemple, des avis conformes).

L'observation de la pratique qui a suivi la jurisprudence "Danthony" (23) a tout de suite pu mettre en avant le champ d'application très large de cette jurisprudence. Comme peuvent le relever Xavier Domino et Aurélie Bretonneau, "c'est ainsi non seulement les consultations préalables qui sont concernées, domaine de prédilection des annulations parfois vilipendées comme inutiles et platoniques, mais également toutes les procédures préalables à l'édiction d'un acte ou d'une prise de décision [...]" (24). Pour autant, il peut exister des exceptions à ce constat de généralité d'application de cette nouvelle jurisprudence, ce dont témoigne l'arrêt d'espèce.

Il ressort des éléments de fait qu'un décret a été pris en application d'une loi relative à l'organisation de la médecine du travail. Ce décret a, notamment, inséré dans le Code du travail des articles relatifs à l'établissement par le médecin du travail d'une fiche d'entreprise ou d'établissement, des articles relatifs au rapport annuel d'activité du médecin du travail, un article relatif au dossier médical en santé au travail et, enfin, un article relatif à la participation du médecin du travail aux recherches, études et enquêtes entrant dans le cadre de ses missions. L'ensemble de ces dispositions ainsi introduites ayant pour objet de préciser les modalités d'action des personnels concourant aux services de santé au travail, elles devaient, par suite, être prises par décret en Conseil d'Etat en application de l'article L. 4624-4 du Code du travail (N° Lexbase : L8081IQD). Le Conseil d'Etat n'ayant pas été saisi du projet de texte les concernant, les articles sont entachés d'illégalité et, par suite, le syndicat national des professionnels de santé au travail est fondé à demander l'annulation du décret en cause en tant qu'il insère dans le Code du travail les dispositions entachées d'illégalité.

Sanction sans nuance donc pour le Conseil d'Etat : si la loi prévoit un décret en Conseil d'Etat pour ses conditions d'application et si le texte règlementaire est adopté sans saisine de ce dernier, le règlement est illégal. Cette illégalité est même d'ordre public et le juge doit donc, au besoin, la soulever d'office. Cette décision a été prise eu égard au rôle particulier du Conseil d'Etat en matière consultative tel qu'il découle de l'article L. 112-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3836IES) (24) et qui s'analyse comme un rôle actif, qui s'attache à la forme mais aussi au fond du texte adopté à l'issue de la procédure.

Pour autant, l'irrégularité établie suite à cette absence de consultation concernant le Conseil d'Etat se présente comme un refus d'application voire un désaveu de la jurisprudence "Danthony". Le Conseil d'Etat ne réservant pas aux procédures qui le concernent le même sort que les autres. L'application de la jurisprudence "Danthony" s'est pourtant faite depuis deux ans à travers un souci d'acclimatation aux spécificités procédurales très fortes qui marquent certains pans de l'action administrative, témoignant ainsi d'une grande cohérence dans la jurisprudence et d'une volonté de ne laisser échapper aucune irrégularité de procédure.

On peut citer, par exemple, une affaire où un ministre avait omis de publier au Journal officiel son intention d'abroger un arrêté d'extension d'une convention collective. Cette publication a pour objet de permettre aux organisations et personnes intéressées de faire connaître leur observation sur le projet. Avant de sanctionner un manquement de cette nature, le juge administratif vérifie désormais s'il y a eu une influence sur le sens de la décision prise ou s'il a privé les intéressés d'une garantie (26). De même, très tôt après la jurisprudence "Danthony", il a pu être jugé, dans le contentieux fiscal, qu'une irrégularité dans la procédure d'imposition demeure sans conséquence sur le bien fondé de cette dernière s'il est établi que, n'ayant privé le contribuable d'aucune garantie, elle n'a pu avoir d'influence sur la décision de redressement (27). Enfin, une application a également été faite dans le contentieux des "procédures lourdes" liées à une déclaration d'utilité publique concernant les formalités de publicité de l'ouverture de l'enquête publique préalable à la procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique. L'avis au public doit être publié huit jours avant le début de l'enquête et rappelé dans les huit premiers jours du début de celle-ci dans deux journaux régionaux et locaux. Si ces prescriptions sont méconnues, le juge administratif n'en déduit la nullité de la décision d'expropriation qu'après avoir apprécié les conséquences de cette irrégularité formelle. Il n'y a annulation, précise le Conseil d'Etat, que si le manquement a nui à l'ensemble des personnes intéressées par l'opération ou s'il a exercé une influence sur les résultats de l'enquête et donc sur la décision prise (28).

On peut dire, au final, que la jurisprudence "Danthony", au-delà des querelles et critiques, a permis un contrôle du respect du principe de légalité plus réaliste et moins automatique qu'auparavant tout en apportant plus de cohérence et d'unification à l'office du juge dans ces méthodes d'examen. Il ne faudrait peut-être pas repartir dans les travers de l'ancienne jurisprudence en apportant, à nouveau, trop d'exceptions à une jurisprudence désormais bien établie. Le chemin sur lequel s'engage le juge n'est pas nécessairement facile, mais les principes de grande valeur qui l'ont conduit à s'y engager devraient lui permettre de surmonter, a priori, la plupart des obstacles rencontrés.


(1) Introduit en France par la loi n° 2007-290 du 5 mars 2007, instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale (N° Lexbase : L5929HU7) (JO, 6 mars 2007, p. 4190). L'observatoire des inégalités dans son rapport annuel sur l'exercice du DALO met en exergue un contentieux administratif à flux tendu : près de 2  831 recours pour excès de pouvoir déposés entre le 1er septembre 2011 et le 1er septembre 2012 et 2 400 jugements rendus dont 88 % rien qu'en Île-de-France, sur la même période.
(2) Voir en ce sens, l'article de Samuel Frédéric Servière, Justice administrative, attention à l'éloignement du justiciable, Ifrap.
(3) Décret n° 2013-730 du 13 août 2013, portant modification du code de justice administrative (partie réglementaire) (JO, 15 août 2013, p.13960).
(4) Tant du côté des avocats (notamment l'Automobile club des avocats), que du côté des organisations syndicales de magistrats administratifs, notamment au travers des représentants du SJA (syndicat de la juridiction administrative) et de l'USMA (l'union syndicale des magistrats administratifs).
(5) Conseil d'Etat, Bilan d'activité 2012, p. 32, Evolution du stock d'affaires traitées et en souffrance.
(6) Précédemment et jusqu'en janvier 2014, la voie de l'appel est ouverte uniquement lorsque la contestation d'une décision est assortie d'une demande indemnitaire au-delà d'un certain seuil.
(7) La cour administrative d'appel compétente étant celle dans le ressort de laquelle siège la commission départementale qui a pris la décision d'origine.
(8) Cf. notamment la loi n° 2013-569 du 1er juillet 2013, habilitant le Gouvernement à adopter des mesures de nature législative pour accélérer les projets de construction (N° Lexbase : L2703IXE) (JO, 2 juillet 2013, p. 10985).
(9) Décret n° 2011-921 du 1er août 2011, modifiant le Code de justice administrative (partie réglementaire) (N° Lexbase : L8882IQZ) (JO, 3 août 2011, p. 13237).
(10) CJUE, 17 mars 2011, aff jointes C-372/09 et C-373/09 (N° Lexbase : A0093HCG).
(11) CE, 6 février 1931, Syndicat normand de la filature de coton, Rec. CE, p. 154 ; CE, 30 juillet 1949, Faucon, Rec. CE, p. 409 ; CE, 19 février 1951, Delaiville et Association syndicale des biologistes pharmaciens, Rec. CE, p. 99.
(12) L'intervenant est, par exemple, affranchi d'un certain nombre de contraintes, notamment en matière de délais (CE, S., 16 décembre 1994, n° 105798, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4003AS3, Rec. CE, p. 563) et dispose de quelque latitude pour développer son argumentation puisqu'il peut présenter des moyens propres, distincts de ceux produits par les parties principales (CE, Ass., 7 février 1958, Syndicat des propriétaires de forêts de chênes-lièges d'Algérie, Rec. CE, p. 74).
(13) CE, S., 9 janvier 1959, De Harenne, Rec. CE, p. 23.
(14) CE 5° et 7° s-s-r., 3 juillet 2000, n° 196259, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2365B7Q).
(15) CE 10° et 7° s-s-r., 9 février 1994, n° 136530, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9994ARL), Rec. CE, Tables, p. 1154.
(16) CE 2° et 6° s-s-r., 29 décembre 1999, n° 177074, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4880AXZ).
(17) CE 3° et 8° s-s-r., 22 février 2002, n° 190696, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1757AYQ), Rec. CE, p. 62.
(18) CE 9° et 10° s-s-r., 5 avril 2006, n° 275742, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9506DNE), Rec. CE, Tables, p. 1042.
(19) CE, S., 16 décembre 2005, n° 268872, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1046DMP).
(20) CE, S. 26 février 2003, n° 231558, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3418A7Q), DA, 2003, n° 8, comm. n° 178, C. Broyelle.
(21) Loi n° 2011-525 du 17 mai 2011, de simplification et d'amélioration de la qualité du droit (N° Lexbase : L2893IQ9) (JO, 18 mai 2011, p. 8537).
(22) CE Ass., 23 décembre 2011, n° 335033, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9048H8M), Rec. CE, p. 649.

(23) CE Ass., 23 décembre 2011, n° 335033, publié au recueil Lebon, préc..
(24) X. Domino et A. Bretonneau, Jurisprudence Danthony : bilan après 18 mois, AJDA, 2013, p. 1733.
(25) La Haute assemblée "participe à la confection des lois et ordonnances". Elle donne son avis sur les projets de texte et "propose les modifications qu'il juge nécessaires".
(26) CE 1° et 6° s-s-r., 19 juin 2013, n° 352898, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2100KHA).
(27) CE, S., 16 avril 2012, n° 320912, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8471IIL).
(28) CE 1° et 6° s-s-r., 3 juin 2013, n° 345174, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3359KGI).

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