Réf. : Cass. com., 6 décembre 2017, n° 16-19.615, FS-P+B+I (N° Lexbase : A6092W4E)
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N1949BXH
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par Dimitri Houtcieff, Agrégé des facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Saclay, Vice-Doyen de la Faculté d'Evry Val d'Essonne, Chargé des relations internationales, Directeur de l'Institut d'Etudes Judiciaires
le 04 Janvier 2018
Dans le cadre d'un moyen touffu et articulé en onze branches, le demandeur au pourvoi fit valoir que le contrat prévoyait que le distributeur "disposait d'un délai de quinze jours à compter de la livraison du progiciel pour dénoncer tout 'dysfonctionnement' en remplissant une 'fiche individuelle d'identification écrite' et qu'à défaut de réserves respectant ce formalisme, le progiciel devait être considéré comme tacitement 'recetté' "(sic). Ce formalisme n'ayant pas été respecté, le demandeur prétendait en déduire qu'aucun dysfonctionnement ne pouvait être invoqué pour justifier une quelconque résolution. La Cour de cassation rejette le pourvoi : "si les contrats sur la preuve sont valables lorsqu'ils portent sur des droits dont les parties ont la libre disposition, ils ne peuvent établir au profit de l'une des parties une présomption irréfragable".
Cette motivation est directement inspirée du nouvel article 1356 du Code civil (N° Lexbase : L1010KZG) : quoi qu'il n'ait pas été applicable à l'espèce, ses dispositions sont presque reprises à la lettre. Inspiré par le projet "Catala" (2), cet article dispose que "les contrats sur la preuve sont valables lorsqu'ils portent sur des droits dont les parties ont la libre disposition", tout en précisant que "néanmoins, ils ne peuvent contredire les présomptions irréfragables établies par la loi, ni modifier la foi attachée à l'aveu ou au serment [et qu'ils] ne peuvent davantage établir au profit de l'une des parties une présomption irréfragable". Si elle se garde de l'affirmer expressément, la Cour régulatrice interprète donc sans conteste le droit ancien à la lumière du droit nouveau. La solution étant inédite, l'arrêt comble ainsi rétrospectivement un vide jurisprudentiel en s'inspirant de la réforme. Cette décision mérite cependant aussi d'être étudiée sur le fond. À l'instar de l'article 1356 du Code civil -par hypothèse- elle fixe, en effet, le cadre de l'admissibilité des contrats portant sur la preuve (I) et précise le sort des clauses établissant des présomptions irréfragables (II).
I - Admissibilité des conventions portant sur la preuve
Les contrats portant sur la preuve ne sont licites que sous deux séries de restrictions : les unes tiennent à l'impérativité des droits sur lesquels ils portent (A), les autres résultent de ce que certaines règles de preuve sont d'ordre public (B).
A - Restrictions tenant à l'impérativité des droits
Les contrats sur la preuve sont donc valables lorsqu'ils portent sur des droits dont les parties ont la libre disposition. L'affirmation n'est sur ce point pas neuve (3). Dès 1970, la Cour de cassation a affirmé que "les dispositions de l'article 1341 [devenu 1359] (N° Lexbase : L1007KZC) du Code civil ne sont pas d'ordre public et que les parties peuvent renoncer à leur application" (4). La multiplication des conventions portant sur la preuve ont conduit quelques années plus tard la Cour régulatrice à préciser sa solution en affirmant que "pour les droits dont les parties ont la libre disposition, les conventions relatives à la preuve sont licites" (5).
La validité de la convention de preuve dépend donc de l'objet sur lequel elle porte. Les parties à un contrat de dépôt sont par exemple libres de convenir de mettre la preuve du manquement du dépositaire à la charge du déposant (6). La clause est en revanche inefficace si la matière est d'ordre public et les droits en jeu impératifs : ainsi la clause faisant peser sur le salarié la preuve du respect de la clause de non-concurrence est-elle inopérante (7). La "libre disponibilité" dont il est question se confond avec l'ordre public. Il n'est cependant pas indifférent de relever que cette notion est ordinairement utilisée en matière de contrôle de la renonciation. Après tout, une partie ne renonce-t-elle pas à invoquer des faits dont elle aurait pu se prévaloir en consentant à une clause restreignant le recours à certains moyens de preuve ? La restriction conventionnelle des moyens de preuve peut ainsi confiner à la renonciation à une prérogative pour l'avenir : quelles qu'en soient les modalités, on saurait admettre qu'elle porte sur un droit d'ordre public non encore acquis.
Il en va de même lorsqu'un droit fondamental est en cause. Un arrêt rendu le 10 mars 2004 par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation en atteste. Un contrat d'assurance imposait en l'espèce à l'assuré d'établir, en cas de vol de son véhicule, "une pénétration dans l'habitacle par effraction, le forcement de la direction ou de son antivol et la modification des branchements électriques". La décision des juges du fond ayant admis le jeu de la clause fut censurée sous le double visa de l'ancien article 1315 (N° Lexbase : L1426ABG) (8) du Code civil et de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L7558AIR) : selon la Cour régulatrice, "La preuve du sinistre, qui est libre ne pouvait être limitée par le contrat" (9). L'invocation de la référence à la Convention européenne des droits de l'Homme était peut-être excessive. Peut-être l'effectivité du droit de recours de l'assuré était-elle d'ailleurs davantage en cause que le droit au procès équitable de l'article 6 § 1 ? L'essentiel est sans doute ailleurs : pas plus qu'une autre convention, le contrat portant sur la preuve ne peut déroger à l'ordre public ou aux droits et libertés fondamentaux. On s'explique dès lors que certaines de ces conventions soient impossibles, non pas en raison des droits qui en sont l'objet, mais parce que les règles relatives à la preuve sont parfois elles-mêmes d'ordre public.
B - Restriction tenant à l'impérativité des règles de preuve
Certaines règles de preuve sont d'ordre public : indépendamment des droits en cause, les parties ne sauraient donc y déroger. Le Code civil affirme le caractère impératif de quelques règles de preuve. Il n'est pas besoin d'aller chercher bien loin : le nouvel article 1356, qui inspire la décision commentée, dispose en effet que les contrats portant sur la preuve "ne peuvent contredire les présomptions irréfragables établies par la loi, ni modifier la foi attachée à l'aveu ou au serment" et précise qu'"ils ne peuvent davantage établir au profit de l'une des parties une présomption irréfragable". Ici reprise par la Cour de cassation, cette intangible impossibilité d'établir conventionnellement une présomption irréfragable doit être approuvée. Contrairement à la présomption simple, qui opère un renversement de la charge de la preuve, la présomption irréfragable constitue une véritable fiction juridique. Ces présomptions sont en réalité de véritables règles de fond, puisqu'elles empêchent la démonstration d'un fait nécessaire à l'invocation d'un droit. Les présomptions irréfragables portent ainsi atteinte à l'office du juge en le privant de son pouvoir d'appréciation. Or, si l'on peut admettre que ce pouvoir puisse être restreint par les parties, on voit mal comment le juge pourrait être contraint de statuer au mépris d'une réalité qu'il connaîtrait et de refuser à une partie un droit qui lui appartiendrait.
Si le principe posé par cette décision doit être approuvé sans réserve, on relèvera cependant que la qualification de présomption irréfragable est plus discutable. Si l'invocation du dysfonctionnement était certes soumise à des conditions de forme et de délai, elle n'était pas pour autant exclue. La présomption n'était-elle pas plutôt mixte, dès lors que les moyens de preuve étaient restreints sans que la preuve soit impossible ? A mois qu'il faille considérer que le caractère irréfragable est susceptible de varier dans le temps, et que la présomption mixte est devenue irréfragable à l'expiration du délai ? Quoi qu'il en soit, cette qualification accorte n'est pas si dommageable aux prévisions légitimes des parties, dès lors que l'arrêt ne prive pas la stipulation de tout effet.
II - Le sort des clauses établissant une présomption irréfragable
En s'inspirant des dispositions consacrées par l'ordonnance, cette décision scelle le sort de la clause établissant une présomption irréfragable en droit commun (A). Il n'est cependant pas certain que la solution qu'elle fixe ne soit pas perturbée à l'avenir par certaines dispositions de droit spécial (B).
A - Droit commun
Si l'article 1356, alinéa 2, du Code civil interdit la stipulation d'une présomption irréfragable, il ne prévoit guère de sanction à la règle qu'il édicte. Il n'est donc possible d'admettre que le contrat peut être expurgé de cette clause. Aussi cette décision adopte-t-elle un raisonnement plus subtil et mieux équilibré. En effet, selon la Cour de cassation, "ayant estimé que [le distributeur] rapportait la preuve que [la société éditrice] ne lui avait pas livré un progiciel qui pouvait fonctionner et être commercialisé, ce dont il résulte qu'elle avait renversé la présomption de recette tacite résultant de l'absence de réserve respectant le formalisme contractuellement prévu", la cour d'appel n'avait pas à vérifier que le formalisme contractuel avait été respecté. La présomption contractuelle ne disparaît donc pas, mais sa portée est réduite : la présomption irréfragable est ravalée à une présomption simple.
Cette solution permet de concilier les impératifs en cause. L'office du juge lui est d'abord restitué : il lui revient d'apprécier et de se convaincre de la réalité des faits. La volonté des parties n'est pas pour autant méconnue : la présomption demeure, à ceci près qu'il est permis de la renverser. La démarche doit être approuvée. Les clauses restreignant la liberté de preuve ont après tout leur légitimité : à l'instar des clauses limitatives de responsabilité, elles permettent de cantonner un risque économique qui serait sinon répercuté sur le contractant, à moins qu'il ne dissuade purement et simplement de la prestation. Il faut donc se satisfaire de ce que l'économie du contrat et la clause portant sur la preuve soient, l'une et l'autre, un tant soit peu préservées. Ces considérations ne valent cependant que pour autant que les deux parties sont de même force : aussi le législateur a-t-il, dans certains cas, opté pour des règles différentes, notamment en droit de la consommation.
B - Droits spéciaux
La clause restreignant la liberté de la preuve stipulée entre un professionnel et un consommateur -ou un non professionnel- est soumise à l'article L. 212-1 du Code de la consommation (N° Lexbase : L3278K9B), qui prévoit que "dans les contrats conclus entre professionnels et consommateurs, sont abusives les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat". Les clauses abusives au sens de cette disposition sont, comme on sait, réputées non écrites (10). Plus spécifiquement, le caractère abusif de la clause est présumé si elle a pour objet ou pour effet d'"imposer au consommateur la charge de la preuve, qui, en application du droit applicable, devrait incomber normalement à l'autre partie au contrat" (11). Une telle clause est dite "noire" : la présomption du caractère abusif est irréfragable. Le Code de la consommation considère également qu'est abusive la clause qui conduit à "limiter indûment les moyens de preuve à la disposition du non-professionnel ou du consommateur" (12). La clause est cette fois dite "grise" : la présomption est simple. Si la frontière entre les deux types de clauses n'est pas aisée à tracer en pratique, la qualification de clause abusive débouche quoi qu'il en soit sur des effets tout différents de ceux de l'article 1356 du Code civil. La clause étant réputée non écrite, plus rien n'existe de la présomption : les parties sont renvoyées à l'application du droit commun. Un tel anéantissement de l'économie probatoire de la convention peut sans doute se comprendre, si l'on considère que les parties ne sont pas de même force. Il se pourrait cependant que la solution pratique déborde ce cadre en même temps que les dispositions du Code de la consommation.
La réforme du droit des contrats a conduit à la consécration de quelques dispositions qui régissent moins le droit commun des obligations que certains contrats spéciaux. Le nouvel article 1171 du Code civil (N° Lexbase : L0875KZG) dispose ainsi que "dans un contrat d'adhésion, toute clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite". Par évidence, l'appréciation du déséquilibre significatif ne sera pas indifférente aux solutions admises dans le cadre des clauses abusives du Code de la consommation. Il n'y a donc pas de raison de penser qu'une clause établissant une présomption ne devrait pas être qualifiée d'abusive au sens de ce texte. La partie souhaitant échapper à la clause disposerait ainsi de deux moyens ne tendant pas aux mêmes fins pour y faire échec : l'article 1356 lui permettrait de renverser la présomption, quand l'article 1171 lui offrira de la faire disparaître tout à fait. Le choix devrait être vite fait ! Peut-être se consolera-t-on de cette incohérence en observant que l'hypothèse des contrats d'adhésion recouvre largement celle des conventions entre consommateurs et professionnels. On aurait tort. Non seulement cet article saisit également les conventions passées entre professionnels, mais il pourrait être relayé, au-delà même des contrats d'adhésion, par le nouvel article 1170 du Code civil (N° Lexbase : L0876KZH), selon lequel "toute clause qui prive de sa substance l'obligation essentielle du débiteur est réputée non écrite". N'est-ce pas en effet précisément ce qui est reproché aux clauses restreignant la liberté de la preuve ?
Au bout du compte, s'il faut approuver la Cour régulatrice d'interpréter le droit d'hier à la lumière de celui d'aujourd'hui, ce dernier suscite des sentiments mélangés. Si l'article 1356 du Code civil est satisfaisant, qui concilie de manière équilibrée l'office du juge à la liberté contractuelle, il n'est pas certain que l'économie de ce dispositif ne sera pas perturbée par la lutte contre les clauses abusives ou les dérives de l'obligation essentielle. Le nouvel article 1356 doit donc encore faire ses preuves à l'examen.
(1) Cass. mixte, 24 février 2017, n° 15-20.411, P+B+R+I (N° Lexbase : A8476TNA) : D., 2017. 793, obs. N. explicative de la Cour de cassation, note B. Fauvarque-Cosson ; ibid. 1149, obs. N. Damas ; AJDI, 2017. 612, obs. M. Thioye ; AJ Contrat, 2017. 175, obs. D. Houtcieff ; RTDCiv., 2017. 377, obs. H. Barbier ; Gaz. Pal. 2017, n°15, p.33, obs. D. Houtcieff ; Cass. 1ère civ., 20 septembre 2017, n° 16-12.906, FS-P+B (N° Lexbase : A7608WSL), Lexbase éd. priv., 2017, n° 715, nos obs. (N° Lexbase : N0576BXM) ; Cass. soc., 21 septembre 2017, deux arrêts, n° 16-20.103 (N° Lexbase : A7544WS9) et n° 16-20.104 (N° Lexbase : A7687WSI), FS-P+B+R+I, obs. C. Radé, in Lexbase éd. soc., 2017, n° 714 (N° Lexbase : N0431BXA) ; D., 2017. 2007, D. Mazeaud ; AJ contrat, 2017, p.480, C.E. Bucher.
(2) Avant-projet de réforme du droit des obligations, art. 1289 : "Les conventions relatives à la preuve sont licites. Néanmoins, elles ne peuvent ni écarter ni affaiblir les présomptions établies par la loi et ne peuvent davantage modifier la foi que la loi attache à l'aveu ou au serment. Elles ne peuvent davantage établir au profit de l'une des parties une présomption irréfragable attachée à ses propres écritures".
(3) V. not. M. Lamoureux, Les limites des clauses de preuve, RLDC, 2010, n° 71, p.10 et s. ; A. Aynès, Conventions sur la preuve : validité limitée, Dr.et Pat., 2015, n° 250, p.45 et s..
(4) Cass. soc., 9 avril 1970, n° 69-40.144 (N° Lexbase : A7479CG4), Bull. civ. V, n° 234.
(5) Cass. civ. 1, 8 novembre 1989, n° 86-16.197 (N° Lexbase : A2014AH3), Bull. civ. I, n° 342, D., 1990. 369, note M. Gavalda; JCP éd. G, 1990. II. 21576, note G. Virassamy; D., 1990. Somm. 327, obs. J. Huet.
(6) Cass. civ. 1, 30 octobre 2007, n° 06-19.390, F-P+B (N° Lexbase : A2395DZQ), Bull. civ. I, n° 328, D., 2008, p. 2820, obs. Ph. Delebecque.
(7) Cass. soc., 25 mars 2009, n° 07-41.894, F-P+B (N° Lexbase : A1978EEY), Bull. civ. V, nº 85.
(8) Selon cet article, "Celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver ; Réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation". Cette disposition est désormais reprise au nouvel article 1353 du Code civil (N° Lexbase : L1013KZK).
(9) Cass. civ. 2, 10 mars 2004, n° 03-10.154, F-P+B (N° Lexbase : A4966DBK), Bull. civ. II, n° 101, RDC, 2004, p. 1080, obs. A. Debet. RDC, 2004, p. 938, obs. Ph. Stoffel-Munck, RTDCiv., 2005, p. 133, obs. J. Mestre et B. Fages.
(10) C. consom., art. L. 241-1 (N° Lexbase : L1415K7K).
(11) C. consom., art. R. 212-1, 12°(N° Lexbase : L0546K94).
(12) C. consom., art. R. 212-1, 9°.
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