La lettre juridique n°684 du 19 janvier 2017 : Responsabilité administrative

[Jurisprudence] Actualité de la notion d'attroupement ou rassemblement en droit administratif de la responsabilité

Réf. : CE 4° et 5° ch.-r., 30 décembre 2016, deux arrêts, mentionné aux tables du recueil Lebon, n°s 389835 (N° Lexbase : A4878S33) et 386536 (N° Lexbase : A4371SYK)

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par Pierre Serrand, Agrégé des Facultés de droit

le 19 Janvier 2017

"L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant de crimes et délits, commis à force ouverte ou par violence par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés soit contre des personnes soit contre des biens". C'est cette disposition que le Conseil d'Etat devait appliquer dans ses arrêts n°s 389835 et 386536 du 30 décembre 2016 par lesquels il a respectivement considéré qu'un groupe s'organisant pour commettre un délit d'entrave à la circulation ne peut être regardé comme un attroupement ou un rassemblement dont les agissements sont susceptibles de mettre en jeu la responsabilité de l'Etat, alors qu'un incendie provoqué par des personnes s'étant spontanément rassemblées pour manifester leur émotion après le décès des deux adolescents peut engager la responsabilité de l'Etat sur ce fondement. Cette disposition est ancienne (1). Si l'on peut trouver les traces d'une responsabilité collective des habitants du fait d'actes commis par des groupes d'individus sur les territoires des paroisses dans un édit de Clotaire de 595, c'est par la loi du 10 Vendémiaire an IV qu'est institué ce régime juridique permettant, en cas de troubles ou émeutes survenus sur le territoire communal, de faire jouer une responsabilité collective et privée des membres de la commune devant le juge judiciaire. L'objectif du législateur était alors moins de favoriser l'indemnisation des victimes, que de responsabiliser les habitants des communes sur le territoire desquelles était survenue une émeute, afin de les inciter à plus de vigilance dans le maintien de l'ordre public communal. A cette responsabilité collective des habitants, la loi du 5 avril 1884, relative à l'organisation municipale, substitua la responsabilité des communes -alors personnes morales de droit public- et institua un régime de présomption de faute. Avec la loi du 16 avril 1914, portant modification des articles 106 à 109 de la loi du 5 avril 1884, le système de présomption de faute fut remplacé par un régime de responsabilité sans faute, l'Etat devant contribuer au paiement de la réparation en supportant, en principe, 50 % de la charge indemnitaire finale. Ce régime juridique, alors codifié aux articles L. 133-1 (N° Lexbase : L5001AW7) et suivants du Code des communes (2), fut maintenu jusqu'à la loi n° 83-8 du 7 janvier 1983, relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l'Etat (N° Lexbase : L4726AQ4), qui vint substituer la responsabilité de l'Etat à celle des communes (3). L'abrogation, par la loi n° 86-29 du 9 janvier 1986, portant dispositions diverses relatives aux collectivités locales, de l'article L. 133-5 du Code des communes (N° Lexbase : L9525DHA), qui consacrait en cas de contentieux la compétence des "tribunaux de l'ordre judiciaire", eu pour conséquence de faire du juge administratif le juge compétent pour régler les litiges mettant en cause la responsabilité de l'Etat du fait des dommages commis par des attroupements ou rassemblements. Longtemps codifié à l'article L. 2216-3 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L8738AAU), le dispositif actuellement applicable l'est désormais à l'article L. 211-10 du Code de la sécurité intérieure (N° Lexbase : L5211ISS).

Trois conditions sont nécessaires pour que s'applique ce régime de responsabilité. Les dommages doivent d'abord avoir été commis à force ouverte ou par violence, comme c'est le cas de la destruction et de la dégradation de bâtiments publics (CE, Sect., 29 décembre 2000, n° 188974 N° Lexbase : A1983AIB). Il faut ensuite que les membres du rassemblement se soient livrés à des actes de violence constitutifs de "crimes" ou de "délits". C'est souvent le cas lorsque des violences sont commises par l'usage de la force. Il peut s'agir, comme l'illustre les arrêts rapportés, d'un délit d'entrave à la circulation puni par l'article L. 412-1 du Code de la route (N° Lexbase : L1633DKP) (n° 389835), ou d'un incendie (n° 386536). Enfin, le dommage doit être en relation avec un attroupement ou un rassemblement. C'est cette notion qu'il convient de préciser.

En préalable, il apparaît que les termes "attroupement" et "rassemblement" sont synonymes juridiquement, alors que, dans le langage courant, le premier terme a une connotation péjorative que ne possède pas le second : un attroupement est un rassemblement tumultueux, c'est-à-dire de nature à provoquer des troubles à l'ordre public. Si les deux termes désignent une même notion juridique, deux critères nécessaires (4) permettent de l'identifier.

Le premier critère est matériel, de telle manière qu'un attroupement ou un rassemblement est un regroupement de plusieurs personnes. Il peut s'agir d'une foule d'habitants d'un quartier regroupant plusieurs centaines de personnes (n° 386536), ou d'un ensemble de producteurs de lait constituant un groupe suffisamment important pour bloquer l'accès à une plateforme d'approvisionnement de magasins de grande distribution (n° 389835). Ce premier critère est une constante dans la jurisprudence puisque, avant d'être utilisé par le juge administratif, il était exigé par le juge judiciaire. La Cour de cassation estimait en effet que la notion d'attroupement ou de rassemblement imposait la présence sur les lieux de l'infraction d'individus en nombre suffisant, ce qui avait pour conséquence d'exclure l'action de personnes isolées, agissant à titre personnel, et non comme membre d'une manifestation collective. Un meurtre commis par une bande de jeunes gens qui se livraient à des violences fut ainsi regardé comme le fait d'un attroupement ou rassemblement, la Cour de cassation précisant que, en adoptant cette solution, "la cour d'appel a par là-même exclu que le crime ait été le fait d'individus isolés agissant à titre personnel" (Cass. civ. 1, 4 février 1986, n° 84-13.982, F-P+B N° Lexbase : A3087AAL). Faute de critère numérique précis, il fallait s'appuyer sur l'idée de groupe, indépendamment du nombre de ses membres.

Le second critère de l'attroupement ou du rassemblement est finaliste. C'est surtout à lui qu'il convient de s'intéresser car c'est à son propos que la jurisprudence a évolué. Selon le juge judiciaire, il y avait attroupement ou rassemblement lorsque "se trouvent des personnes animées d'un même esprit, groupées en un nombre tel que la personnalité de chacun des individus tend à disparaître derrière celle du groupe" (Cass. civ. 1, 13 novembre 1979, n° 78-13.570, F-P+B N° Lexbase : A3497CHY), ou lorsque des personnes "se groupent en un nombre tel qu'il est de nature à faire disparaître la personnalité de chacun des individus faisant partie du groupe derrière la personnalité propre de celui-ci" ( n° 84-13.982, préc.). Il convenait donc que les individus assemblés agissent de concert, collectivement, de telle manière que leur action commune couvre la personnalité de chacun. Appliquant cette définition, le juge judiciaire regarda comme provoqués par un attroupement ou un rassemblement : la destruction de la porte d'un chai et de cuves contenant du vin par un groupe de personnes (n° 78-13.570, préc.), l'occupation d'une usine par du personnel en grève (Cass. civ., 2 janvier 1951, Ville de Lille, Bull. civ., n° 1), le meurtre d'un individu par un groupe de jeunes (n° 84-13.982, préc.), des dégâts provoqués par plusieurs personnes dans le cadre de manifestations viticoles (Cass. civ. 2, 5 mars 1980, n° 78-14.096 et 78-15.023 N° Lexbase : A5572S8U), des destructions et des vols commis par un groupe de manifestants agissant dans le cadre d'un festival musical (Cass. civ. 1, 20 janvier 1987, n° 85-10.173 N° Lexbase : A6303AAP).

Puis, sous l'influence du Tribunal des conflits, la notion d'attroupement ou rassemblement commença à se resserrer. Dans une formulation de principe, le Tribunal des conflits considère, d'abord à propos d'un attentat commis à l'explosif dans le hall de l'aéroport d'Orly (T. confl., 24 juin 1985, n° 02401 N° Lexbase : A8437BDT), ensuite à propos de la détérioration d'un chargement de viande transporté par camion (T. confl., 26 juin 1989, n° 02581 N° Lexbase : A8455BDI), que, alors même que l'acte dommageable "aurait été perpétré dans le cadre d'une action concertée et avec le concours de plusieurs personnes, il n'a pas été commis par un attroupement ou un rassemblement". Le Tribunal des conflits distingue en cela l'attroupement ou le rassemblement du commando de terroristes ou de casseurs. Le juge administratif, désormais compétent, confirme exactement dans les mêmes termes cette solution à propos de l'interception d'un camion et la destruction de la viande qu'il transportait par un groupe d'une trentaine d'individus (CE, 25 mars 1992, n° 102632 N° Lexbase : A5520ARU). Cela lui permet d'évacuer de la catégorie "attroupement" ou "rassemblement" les groupements de personnes organisés pour réaliser une action : transporteurs ou agriculteurs interceptant un camion et détruisant la marchandise transportée (CE, 26 mars 2004, n° 248623 N° Lexbase : A6449DBH), syndicalistes ou salariés occupant des locaux (CE, 18 mai 2009, n° 302090 N° Lexbase : A1805EHC). Antérieurement regardés comme des attroupements ou rassemblements, ces regroupements de personnes ne sont donc plus considérés ainsi. Nous avons bien assisté à un resserrement de la notion.

En l'état actuel du droit, il apparaît que les actes ayant un "caractère clandestin et organisé" (CE, 16 juin 1997, n° 145139 N° Lexbase : A0131AEL), les actes "prémédités" (n° 248623, préc.), les actions présentant "un caractère prémédité et organisé" (CE, 11 juillet 2011, n° 331665 N° Lexbase : A0267HWS) ne peuvent pas provenir d'un attroupement ou rassemblement. L'arrêt n° 389835 du 30 décembre 2016 le confirme. Le Conseil d'Etat y considère que des producteurs de lait ayant bloqué l'accès à une plateforme d'approvisionnement de magasins révèle, au regard des moyens matériels mis en oeuvre pour réaliser ce blocage, "une action préméditée, organisée par un groupe structuré", lequel ne peut dès lors pas être regardé comme un attroupement ou un rassemblement. A contrario, un attroupement ou un rassemblement apparaît comme un regroupement de personnes agissant dans des conditions peu organisées et de manière spontanée. C'est ce qu'a jugé le Conseil d'Etat, en formation solennelle, à propos d'un regroupement de jeunes gens dans un quartier à la suite du décès accidentel d'un jeune homme poursuivi par la police (CE Sect., 29 décembre 2000, n° 188974 N° Lexbase : A1983AIB), et d'un groupe de jeunes massés à l'entrée d'une discothèque dont on leur refusait l'entrée (CE, Sect., 13 décembre 2002, n° 203429 N° Lexbase : A6742C9L). L'arrêt n° 386536 du 30 décembre 2016 ne fait qu'appliquer cette jurisprudence. Le Conseil d'Etat regarde en effet comme un attroupement ou un rassemblement une foule d'habitants d'un quartier s'étant spontanément rassemblée sur les lieux d'un accident dans lequel ont péri deux adolescents à la suite d'une collision avec un véhicule de police. L'incendie dommageable est bien le fait d'un attroupement ou rassemblement car il a été "provoqué par des personnes qui étaient au nombre de celles qui s'étaient spontanément rassemblées, peu de temps auparavant, pour manifester leur émotion après le décès des deux adolescents". Un attroupement ou un rassemblement apparaît donc désormais comme un regroupement de personnes agissant de manière spontanée.

Le critère finaliste de la notion d'attroupement ou rassemblement a non seulement évolué, il est aussi d'un maniement délicat car la distinction entre ce qui est spontané et ce qui est organisé et prémédité est parfois ténue. C'est ce qu'illustrent les appréciations différentes des juges saisis successivement par l'effet des voies de recours dans les deux affaires qui nous intéressent. C'est déjà ce qu'illustrait l'arrêt n° 242720 du Conseil d'Etat du 3 mars 2003 (N° Lexbase : A3957A7P) : le regroupement spontané d'une centaine de personnes devant un commissariat de police à la suite du décès accidentel d'un jeune homme poursuivi par les forces de l'ordre est un attroupement ou un rassemblement, alors que le regroupement d'une vingtaine d'individus le lendemain, à l'appel d'une association, n'en est pas un "dès lors que les actes de vandalisme ont eu lieu plusieurs heures après la dispersion de la manifestation et ont été le fait d'une vingtaine d'individus agissant par petits groupes de trois ou quatre personnes et de manière organisée".

On peut regretter l'imprécision de cette jurisprudence et les incertitudes qu'elle fait peser (5). On se consolera peut-être en considérant que c'est le lot de très nombreuses notions juridiques dont l'identification dépend des faits et de l'appréciation qu'en font les juges. N'est-il pas également difficile de déterminer si un signe d'appartenance religieuse est ou non ostensible, ou bien si le retard de quinze minutes d'un fonctionnaire à son travail est constitutif d'une faute ? Laissons au lecteur le soin de réfléchir au caractère nécessairement artificiel -et non pas naturel- des notions juridiques (6) en lui soumettant ces questions.


(1) Sur l'histoire de ce dispositif, v. C. Bréchon-Moulènes, Les régimes législatifs de responsabilité publique, Paris, LGDJ, 1974.
(2) "Les communes sont civilement responsables des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis à force ouverte ou par violence sur leur territoire, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit envers des personnes, soit contre les propriétés publiques ou privées" (C. communes, art. L. 133-1, alors en vigueur.
(3) "L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens" (loi 7 janvier 1983, art. 92).
(4) Par "critère nécessaire", nous entendons un élément sans lequel la qualification n'est pas possible. L'intérêt général est ainsi un critère nécessaire de la notion de service public car, faute d'intérêt général, il n'y a pas de service public. Un critère nécessaire est moins qu'un critère déterminant qui, à lui seul, permet la qualification. C'est le cas du critère finaliste, qui permet de distinguer police administrative et police judiciaire. Un critère nécessaire est cependant plus qu'un indice, lequel, sans être nécessaire, doit être associé à d'autres indices pour permettre la qualification. C'est par exemple à l'aide de cette technique dite du "faisceau d'indices" que l'on peut qualifier d'"administrative" ou d'"industrielle et commerciale" une mission de service public, ou que l'on peut identifier un contrat administratif. Sur toutes ces notions, v. P. Serrand, Droit administratif, PUF, 2015, Tome 1.
(5) En ce sens, A. Lockhart et A. Ramel, La responsabilité du fait des attroupements, La Gazette, 5 mars 2012, p. 56.
(6) "Les dispositions de la loi sont ajoutées, celles de la nature, nécessaires ; celles de la loi sont établies par convention et ne se produisent pas d'elles-mêmes, celles de la nature se produisent d'elles-mêmes et ne sont pas établies par convention" (Platon, La République, 358 e- 359 b).

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