Réf. : CE 4° et 5° s-s-r., 25 juillet 2007, n° 283000, Société France Télécom (N° Lexbase : A4782DXE) ; CE 4° et 5° s-s-r., 25 juillet 2007, n° 293882, Ministre d'Etat, ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire (N° Lexbase : A4836DXE)
Lecture: 32 min
N9134BCB
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Frédéric Dieu, Commissaire du Gouvernement près le tribunal administratif de Nice (1ère ch.)
le 07 Octobre 2010
Ces deux décisions sont l'occasion de rappeler les principales caractéristiques du pouvoir de substitution d'action du préfet en matière de protection de l'ordre public communal (I) et d'examiner la nature et l'étendue de la responsabilité qu'il fait encourir à l'Etat à raison de son action ou de son inaction (II).
I - Le pouvoir de substitution d'action du préfet porte atteinte à la répartition des compétences entre celui-ci et l'exécutif local et ne peut être mis en oeuvre que si l'inaction de ce dernier compromet l'ordre public local
A - Le pouvoir de substitution d'action du préfet a pour originalité de lui permettre d'exercer temporairement une compétence appartenant normalement au maire, mais que celui-ci s'abstient de mettre en oeuvre
1) Origine et objet du pouvoir de substitution du préfet
Le pouvoir de substitution d'action du préfet vis-à-vis de l'exécutif local trouve son origine dans la nécessité de remédier à la carence du maire à exécuter les lois ou à prendre les mesures qui s'imposent dans une situation donnée. Le pouvoir de substitution d'action concerne, ainsi, tout autant le maire pris en tant qu'agent de l'Etat que le maire pris en tant qu'exécutif local. A la suite de la loi du 18 juillet 1837, sur l'administration communale, ce sont les articles 85 et 99 de la loi du 5 avril 1884, relative à l'organisation municipale, qui ont prévu ce pouvoir et qui sont aujourd'hui codifiés aux articles L. 2122-34 (7) et L. 2215-1-1° (8) du CGCT. Dans l'esprit de ses concepteurs, il s'agissait de passer outre l'inertie dommageable (pour les tiers, l'ordre public, l'intérêt général) du maire, de "remplacer d'office le maire qui ne veut pas agir, quand les actes sont prescrits par la loi au maire, soit considéré comme agent de l'administration générale soit comme représentant de l'administration locale", ce droit du préfet ne s'étendant pas, toutefois, "aux actes que le préfet jugerait seulement utiles aux attributions de police municipale dont le maire a l'initiative" et ayant pour but, "non de confisquer indirectement l'autorité municipale au profit de l'autorité préfectorale, mais seulement de satisfaire aux exigences rigoureuses du service administratif" (9). L'étendue du pouvoir de substitution d'action et la durée de son exercice sont, ainsi, dès l'origine, étroitement circonscrites : le préfet ne peut user que de la seule compétence normalement dévolue au maire, sans pouvoir l'excéder, et seulement le temps nécessaire à la résolution du problème en cause.
Dans un article qu'il lui a consacré, B. Plessix définit le pouvoir de substitution d'action comme "une prérogative de puissance publique, un procédé de coercition interne à la puissance publique et de lutte contre sa propre inaction, ayant pour effet, en dehors de toute circonstance exceptionnelle, de perturber la répartition des compétences, en permettant à une autorité administrative d'agir au lieu et place d'une autre autorité, quelle qu'elle soit, déconcentrée ou décentralisée, dont le refus d'exercer la compétence liée qui lui est légalement dévolue est de nature à porter atteinte à la continuité de l'Etat et des services publics" (10). Cette définition a le mérite de mettre en lumière la principale originalité du pouvoir de substitution d'action qui est de permettre au représentant de l'Etat (en général) d'exercer à la place du maire la compétence de celui-ci : il n'y a, donc, nullement transfert de compétence du maire au préfet, mais substitution du préfet au maire dans l'exercice de la compétence de ce dernier. Autrement dit, ce n'est pas la compétence, mais l'autorité qui exerce cette compétence qui est modifiée et déplacée. Cependant, l'assimilation du pouvoir de substitution d'action à une prérogative de puissance publique n'est pas aussi convaincante : d'une part, parce que le pouvoir de substitution d'action peut (certes rarement) être exercé par une personne privée (CGCT, art. L. 2135-5 N° Lexbase : L8660AAY), qui permet au contribuable communal d'exercer, sous réserve de l'autorisation du tribunal administratif, les actions qu'il croit appartenir à la commune et que celle-ci, "préalablement appelée à en délibérer, a refusé ou négligé d'exercer"), d'autre part, parce que la notion de prérogative de puissance publique vise, en général, les rapports entre la puissance publique et les administrés et, précisément, ce qui manifeste la différence de nature et d'objet entre la première et les seconds, alors qu'en ce qui concerne le pouvoir de substitution d'action, la "prérogative de puissance publique" est exercée par la puissance publique (le préfet) sur la puissance publique (le maire comme exécutif local). A cet égard, si le pouvoir de décision unilatérale caractérise la prérogative de puissance, il faut souligner qu'en ce qui concerne le pouvoir de substitution d'action, notamment, du préfet vis-à-vis du maire, il n'y a de décision unilatérale du premier que parce qu'il n'y a pas eu de décision unilatérale du second ou, pour le dire autrement, il n'y a usage d'une prérogative de puissance publique par celui-là que parce qu'il n'y a pas eu recours à une prérogative de puissance publique par celui-ci.
Au total, le pouvoir de substitution d'action du préfet vis-à-vis du maire constitue, donc, un pouvoir de contrainte opérant une substitution du premier au second dans l'exercice de la compétence du second (c'est la nature de ce pouvoir) visant à remédier à l'inaction de ce dernier, alors que la situation exige pourtant une intervention, et, en général, une décision, de sa part. Soulignons, enfin, qu'à quelques exceptions près (11), le pouvoir de substitution est un pouvoir discrétionnaire du représentant de l'Etat, une faculté dont il dispose. La jurisprudence est, à cet égard, explicite qui use du terme de "faculté" (12) et rappelle que l'autorité substituante dispose toujours du pouvoir d'apprécier, dans les circonstances de l'espèce, si elle peut user de sa compétence de substitution (13).
2) Un pouvoir qui se distingue des pouvoirs habituels en ce qu'il permet au préfet d'agir aux lieu et place du maire
Le pouvoir de substitution d'action du préfet vis-à-vis du maire ne saurait, d'abord, et bien sûr, s'apparenter à un pouvoir hiérarchique, même s'il comporte une indéniable part de contrainte et s'il est, au fond même, essentiellement un pouvoir de contrainte. En effet, le pouvoir hiérarchique, à la différence du pouvoir de substitution, n'intervient que lorsque l'autorité subordonnée est déjà intervenue en prenant une décision ; en outre, il intervient sans bouleverser l'exercice des compétences, puisque l'autorité hiérarchique ne peut empiéter sur les compétences de l'autorité subordonnée, sous peine d'entacher sa décision d'illégalité (14). Enfin, il faut souligner, avec B. Plessix (15), qu'à la différence du pouvoir de substitution d'action, le pouvoir hiérarchique existe de plein droit (alors que chaque pouvoir de substitution doit être prévu par un texte), s'exerce aussi bien pour des raisons d'opportunité que de légalité, n'est pas subordonné à l'inaction de l'autorité subordonnée et ne nécessite nullement l'intervention d'une mise en demeure.
Il faut, par ailleurs, préciser que lorsque le préfet exerce le pouvoir qu'il tire des dispositions de l'article L. 2215-1-1° du CGCT, il ne se situe nullement dans l'exercice du contrôle de légalité, ce, d'abord, pour la bonne et simple raison qu'il n'y a aucun acte à contrôler, le maire s'étant précisément distingué par son abstention à prendre toute décision. Plus généralement, alors qu'en matière de contrôle de légalité, le préfet prend une décision qui lui est propre, il ne fait en matière de substitution d'action qu'exercer une compétence du maire aux lieu et place de celui-ci : l'on comprend, donc, qu'à défaut d'ôter une compétence au maire, et, donc, en n'opérant aucun transfert de compétence, le pouvoir de substitution d'action ne peut en lui-même porter atteinte au principe de libre administration des collectivités locales, ainsi que l'a indiqué le Conseil constitutionnel (16).
A cet égard, il faut souligner que le pouvoir de substitution d'action du préfet au maire ne peut trouver à s'exercer que sur le territoire d'une seule commune : il "ne peut être exercé par le représentant de l'Etat dans le département à l'égard d'une seule commune qu'après une mise en demeure au maire restée sans résultat" (CGCT, art. L. 2215-1-1°, alinéa 2). En d'autres termes, c'est seulement lorsque les mesures à prendre affectent le territoire d'une seule commune et n'ont pas été prises par le maire de cette commune que le préfet peut exercer la compétence que ce dernier n'a pas exercée en engageant éventuellement la responsabilité de la commune. C'est pourquoi les autres hypothèses d'intervention du préfet prévues par les dispositions de l'article L. 2215-1 du CGCT, qui trouvent à s'exercer lorsque les mesures à prendre affectent le territoire de plusieurs ou de toutes les communes du département, loin d'attribuer au préfet un pouvoir de substitution d'action, lui permettent seulement d'exercer une compétence, certes concurrente de celle des maires des communes, mais une compétence propre au représentant de l'Etat qu'il est.
Ainsi, les dispositions de l'article L. 2215-1-1°, alinéa 1, du CGCT, selon lequel "le représentant de l'Etat dans le département peut prendre, pour toutes les communes du département ou plusieurs d'entre elles, et dans tous les cas où il n'y aurait pas été pourvu par les autorités municipales, toutes mesures relatives au maintien de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité publiques", concernent une hypothèse, non pas de substitution d'action, mais de superposition de compétences entre le préfet et le maire (17) : la jurisprudence y voit clairement un pouvoir du préfet en tant que représentant de l'Etat (et non, si l'on peut dire, en tant que "maire", c'est-à-dire en tant qu'autorité agissant aux lieu et place du maire) (18). Il y a, donc, superposition de compétences, non pas tant au sens d'exercice simultané de leurs compétences par les maires et le préfet (puisque ce dernier n'intervient précisément que parce que les premiers n'ont pas pris les mesures nécessaires), qu'au sens de non-confusion de ces compétences : contrairement à ce qui se produit en matière de substitution d'action, la compétence exercée par le préfet ne se confond pas, ne s'identifie pas, avec la compétence exercée par les maires et, en particulier et en conséquence, elle n'engage pas la responsabilité de ces derniers et de leurs communes mais la responsabilité de l'Etat. C'est, d'ailleurs, pour cela qu'aucune mise en demeure n'est prévue lorsque les mesures à prendre affectent le territoire de plusieurs ou de toutes les communes du département : la compétence et la responsabilité sont, en effet, toujours celles de l'Etat, alors qu'en matière de substitution d'action, c'est l'existence ou l'absence mêmes d'une mise en demeure qui détermine l'autorité compétente et responsable. Dès lors qu'une mise en demeure régulière est adressée au maire et reste infructueuse, ce dernier engage la responsabilité de la commune. En revanche, si la mise en demeure est irrégulière et/ou fructueuse (19), le préfet engage la responsabilité de l'Etat en agissant.
Au sein même des dispositions de l'article L. 2215-1-1°, alinéa 1, il faut, donc, distinguer le premier alinéa, qui concerne l'exercice par le préfet au nom de l'Etat d'une compétence concurrente des compétences normalement exercées par les maires des communes concernées, du second alinéa, qui concerne l'exercice par le préfet au nom de la commune d'une compétence appartenant en propre au maire de cette commune et qui seule relève du pouvoir de substitution d'action (20). La jurisprudence sanctionne, d'ailleurs, comme un détournement de pouvoir l'utilisation par le préfet de ses compétences concurrentes en matière de police municipale (CGCT, art. L. 2215-1-1°, alinéa 1) lorsqu'il ne les exerce qu'à l'égard d'une seule commune (21) : c'est qu'en effet une telle utilisation détournée lui permet de se dispenser illégalement de l'exigence d'une mise en demeure préalable indispensable à la mise en oeuvre du pouvoir de substitution d'action qui ne peut s'exercer qu'à l'égard d'une seule commune.
De même, les dispositions de l'article L. 2215-1-3° du CGCT, selon lesquelles "le représentant de l'Etat dans le département est seul compétent pour prendre les mesures relatives à l'ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publiques, dont le champ d'application excède le territoire d'une commune", concernent une hypothèse dans laquelle le préfet exerce une compétence qui lui est propre et ne s'identifie, donc, pas à l'exécutif municipal.
Au total, le pouvoir de substitution d'action prévu par les dispositions de l'article L. 2215-1-1°, alinéa 2, du CGCT opère une totale identification du préfet au maire : le préfet disparaît alors en tant qu'autorité étatique. Bien plus, même, il disparaît en quelque sorte en tant que préfet pour devenir maire. L'on ne peut, donc, parler ici de représentation du maire, puisque cela supposerait une distinction personnelle et organique entre préfet et maire : tout simplement, le préfet est maire le temps de prendre les mesures que celui-ci aurait dû prendre pour faire face à une situation donnée.
B - Le pouvoir de substitution d'action ne peut, cependant, être mis en oeuvre qu'à la suite d'une mise en demeure infructueuse, sous peine d'engager la responsabilité de l'Etat
1) Objet et nature de la mise en demeure adressée par le préfet au maire
Rappelons-le, le pouvoir de substitution d'action du préfet au maire ne peut trouver à s'exercer "qu'après une mise en demeure au maire restée sans résultat" (CGCT, art. L. 2215-1-1°, alinéa 2). Cette mise en demeure a, d'abord, pour objet d'interpeller le maire sur la nécessité de prendre des mesures face à une situation donnée, tout en lui laissant le temps de réfléchir à la nature de ces mesures : le maire est, donc, averti qu'il doit agir, mais il dispose d'un délai pour déterminer la nature de son action et, éventuellement, pour convaincre le préfet, soit qu'il a déjà pris les mesures appropriées et qu'aucune mesure nouvelle ne s'impose, soit que la situation n'appelle, en fait, aucune action particulière.
La mise en demeure a, ensuite, pour objet d'ôter au maire la possibilité d'invoquer ultérieurement un empiètement arbitraire sur ses compétences : en effet, à défaut d'avoir réagi à la mise en demeure, le maire consent, au moins implicitement, mais en tout cas nécessairement, à ce que le préfet agisse en ses lieu et place ; il accepte, donc, un tel empiètement.
Enfin, la mise en demeure a pour objet de déterminer l'autorité responsable en cas de dommages : si elle est régulière et infructueuse, les fautes éventuelles commises par le préfet agissant en lieu et place du maire engagent la responsabilité de la commune (22) ; si elle est irrégulière ou infructueuse, le préfet agit alors en tant que représentant de l'Etat, puisque le maire ne peut être regardé comme ayant consenti à ce qu'il exerce ses propres compétences en ses lieu et place, et il engage, alors, la responsabilité de l'Etat. Bien entendu, et à plus forte raison, lorsque le préfet n'a pas adressé de mise en demeure, seule la responsabilité de l'Etat peut être engagée : tel était le cas dans les affaires qui ont fait l'objet des décisions du 25 juillet 2007.
C'est dire que l'exigence de mise en demeure est très importante en ce qu'elle permet de déterminer l'autorité responsable des éventuels dommages causés par les mesures de police et c'est pourquoi le juge administratif veille particulièrement à son respect. C'est ainsi qu'un refus formel de l'autorité substituée (du maire) ne saurait suffire à dispenser de cette exigence (23), tandis qu'une approbation de cette autorité ne saurait régulariser l'exercice du pouvoir de substitution d'action sans mise en demeure préalable (24).
Pour le reste, il faut souligner que la mise en demeure revêt la nature d'un acte préparatoire insusceptible de faire grief et, donc, de faire l'objet d'un recours en annulation (25). Par ailleurs, le juge se montre souple quant à sa forme, nécessairement écrite, mais, par ailleurs, très libre (26). Le juge est tout aussi souple, ou, du moins, tout aussi attentif aux circonstances de l'espèce, à propos du délai de carence (du maire) à l'expiration duquel le préfet peut estimer que la mise en demeure est restée infructueuse et agir en conséquence en ses lieu et place en engageant, s'il commet des fautes, la responsabilité de la commune : un délai de trois semaines a, par exemple, été accepté en matière d'installations dans une partie de camping située en zone inondable (27). En fait, la durée du délai de carence dépendra essentiellement du caractère d'urgence, ou non, de la situation et des mesures à prendre pour y faire face et y remédier : plus il y aura urgence, plus le délai de carence sera court.
Il faut, enfin, souligner que, selon la jurisprudence, l'urgence est de nature à justifier légalement l'emploi de la substitution d'action sans mise en demeure préalable (28). Il nous semble, toutefois, que seule une extrême urgence, appréciée au regard des risques et du danger encourus en cas d'inaction, justifie cette dispense de mise en demeure. En effet, les moyens de communication actuels (fax, courrier électronique) permettent au préfet de mettre en demeure le maire sans retarder le processus de prise de décision.
2) L'absence ou l'irrégularité de la mise en demeure conduit à l'engagement de la responsabilité de l'Etat
L'absence ou l'irrégularité de la mise en demeure, prévue par les dispositions de l'article L. 2215-1-1°, alinéa 2, du CGCT, présente, à cet égard, la particularité d'être une irrégularité formelle rejaillissant directement sur le fond du litige, puisqu'elle détermine l'autorité responsable du dommage que ce litige a pour but de réparer. Condition de forme qui touche au fond, cette mise en demeure conditionne, donc, la légalité de l'exercice de son pouvoir de substitution d'action par le préfet, puisque, à défaut d'exister ou d'être régulière, il n'y a pas, à proprement parler, de substitution, le préfet continuant d'agir (ou de s'abstenir) au nom de l'Etat et sous sa responsabilité. L'on rejoint, donc, ici, la jurisprudence relative à l'engagement de la responsabilité de l'autorité de tutelle (cf. infra II. A. 1)) et l'on peut dire que lorsqu'il n'a pas mis en demeure le maire concerné, ou lorsqu'il l'a irrégulièrement mis en demeure, de prendre les mesures nécessitées par une situation compromettant l'ordre public, le préfet, s'il agit tout de même, fait un usage illégal de son pouvoir de substitution d'action et il en est de même s'ilagit alors que le maire a répondu à la mise en demeure en donnant les explications appropriées sur son inaction ou en prenant les mesures appropriées à la situation.
Soulignons, enfin, que la distinction binaire responsabilité de la commune/responsabilité de l'Etat ne doit pas faire oublier que la responsabilité de l'autorité substituante peut être également engagée vis-à-vis de l'autorité substituée, en cas de faute lourde de la première, et pas seulement vis-à-vis des tiers. Ainsi, en matière de tutelle et de contrôle -mais la jurisprudence est transposable aux rapports entre autorité substituante et autorité substituée-, ce principe a été reconnu de longue date (29) et appliqué dans le cas où la personne contrôlée a subi un préjudice à raison de l'obligation dans laquelle elle s'est trouvée d'indemniser un tiers par suite des fautes commises par l'autorité de tutelle ou de contrôle agissant au nom de la personne contrôlée (30). De même, l'abstention des organes de tutelle ou de contrôle peut donner lieu à l'engagement de leur responsabilité vis-à-vis de la personne contrôlée si elle a entraîné pour elle un dommage dans la réalisation duquel elle n'a eu aucune part (31). Si l'on revient au sujet qui nous préoccupe, le préfet qui s'abstient d'exercer son pouvoir de substitution d'action peut, donc, engager la responsabilité de l'Etat, non seulement vis-à-vis des tiers (comme dans les affaires faisant l'objet des décisions du 25 juillet 2007), mais, en outre, envers la commune si son abstention lui a causé un dommage dans la réalisation duquel elle n'a eu aucune part. Cette hypothèse est, toutefois, rare : la jurisprudence considère, en effet, traditionnellement que, de même qu'un agent public auteur d'une faute personnelle ne peut invoquer contre son administration l'insuffisante surveillance dont il a fait l'objet (32), de même et plus généralement l'auteur d'une faute ne peut reprocher à une autre personne la faute qu'elle a commise en ne l'ayant pas empêché de commettre cette faute (33). L'on voit, donc, mal comment le préfet qui s'abstient d'exercer son pouvoir de substitution d'action en matière de police municipale pourrait être en partie ou totalement responsable des fautes commises par le maire dans l'exercice de ses compétences en la matière. En revanche, il est tout à fait possible que le préfet, exerçant illégalement ce pouvoir en l'absence de mise en demeure ou en présence d'une mise en demeure régulière et/ou fructueuse, commette une faute causant un dommage, non seulement à des tiers, mais encore à la commune concernée (34). Autrement dit, l'action du préfet sera plus souvent fautive vis-à-vis de la commune que son inaction.
II - Proche de la responsabilité de l'autorité de contrôle, la responsabilité de l'Etat a raison de l'exercice par le préfet de son pouvoir de substitution d'action est assez rarement mise en cause
A - La responsabilité encourue par l'Etat à raison de l'exercice par le préfet de son pouvoir de substitution d'action peut être rapprochée de la responsabilité encourue par les autorités de contrôle
1) L'autorité responsable en matière de contrôle
De manière générale, et en principe, donc, l'usage du pouvoir de substitution conduit, en cas de fautes, à l'engagement de la responsabilité de l'autorité substituée. Il en est ainsi en matière de tutelle et de contrôle, l'autorité de tutelle agissant pour le compte de l'autorité décentralisée et engageant la responsabilité de celle-ci lorsque les décisions qu'elle prend provoquent des dommages (35). En revanche, l'autorité de tutelle ou de contrôle engage sa propre responsabilité lorsqu'elle s'abstient d'exercer son pouvoir de substitution d'action (36), ce qui fut précisément le cas dans les affaires qui ont fait l'objet des deux décisions du 25 juillet 2007, ou lorsque qu'elle fait un usage illégal de ce pouvoir, cette hypothèse étant même prévue par les dispositions de l'article L. 2216-1 du CGCT (37), ou, enfin, lorsqu'elle a utilisé un pouvoir de substitution qu'elle ne détenait pas (38).
L'exigence de la faute lourde demeure, ici, en raison de la difficulté du contrôle, en termes d'actes contrôlés et de moyens. L'Etat continue d'engager sa responsabilité pour faute lourde, vis-à-vis des tiers, dans l'exercice de la tutelle sur les établissements publics et les collectivités locales (39), de contrôle de légalité des actes des collectivités locales (40) ou de contrôle exercé par des autorités administratives indépendantes (41).
2) La justification de l'exigence d'une faute lourde
Nous l'avons vu, la jurisprudence fondatrice en matière de responsabilité des autorités de contrôle est l'arrêt d'assemblée du 29 mars 1946, "Caisse départementale d'assurances sociales de Meurthe-et-Moselle", par lequel le Conseil d'Etat a jugé que la mise en jeu de responsabilité de l'Etat et d'une commune dans l'exercice de leur mission de tutelle sur une caisse de crédit municipal ne pouvait intervenir qu'en cas de faute lourde.
Pour autant, il faut rappeler que cette jurisprudence a dû faire face au recul de la faute lourde dans certains domaines. Ainsi, la nécessité d'une faute lourde a été abandonnée, en ce qui concerne la tutelle de l'Etat, sur les centres de transfusions sanguines (42), le contrôle de l'inspection du travail sur le licenciement des salariés protégés (43), le contrôle par l'ordre des architectes du respect par ses membres de l'obligation d'assurance professionnelle (44), ainsi que le contrôle technique des navires (45). En revanche, la nécessité d'une faute lourde fut, notamment, confirmée, nous l'avons vu, s'agissant de la responsabilité de l'Etat dans l'exercice du contrôle de légalité des actes des collectivités territoriales.
Il semble, au vu de cette jurisprudence, que la mise en jeu par les tiers de la responsabilité administrative du fait des activités de tutelle et de contrôle obéit, en principe, à un régime de faute lourde, mais que cette présomption peut être renversée dans trois cas : lorsque l'activité de contrôle présente un caractère purement mécanique, lorsque les intérêts en jeu font l'objet d'une protection particulière ou lorsque les pouvoirs de tutelle traduisent une réelle emprise du contrôleur sur le contrôlé.
Dans le cas de la tutelle sur les centres de transfusion sanguine, le passage à la faute simple était motivé, indépendamment de l'extrême sensibilité de la matière, par "l'étendue des pouvoirs" dont disposait l'Etat "en ce qui concerne l'organisation générale du service public de la transfusion sanguine, le contrôle des établissements qui sont chargés de son exécution et l'édiction des règles propres à assurer la qualité du sang humain, de son plasma et de ses dérivés". C'est, donc, le fort degré d'immixtion du contrôleur dans l'activité du contrôlé qui justifiait la solution. Pour ce qui concerne le licenciement des salariés protégés, le passage à la faute simple s'explique, sans doute, par la nature et la portée des garanties que le législateur a entendu octroyer à ces salariés. Le contrôle de l'obligation d'assurance des architectes est, quant à lui, purement automatique. Le contrôle technique des navires ne semble, enfin, présenter aucune difficulté particulière. Laurent Touvet, dans ses conclusions sur la décision "Améon", indiquait que cette activité consistait à "effectuer des visites techniques sur des navires et des calculs sur plans, pour s'assurer que les normes de sécurité sont respectées". Il ajoutait : "il s'agit d'un travail administratif normal qu'une administration digne de ce nom doit pouvoir effectuer sans défaillance".
Plus généralement, le rôle de l'équité dans la jurisprudence du Conseil d'Etat a été mis en évidence par Alain Séban, dans ses conclusions sur l'arrêt d'assemblée de novembre 2001, "M. Kechichian". Ce dernier explique que les différents arrêts du Conseil d'Etat de 1992 à 2001 ont en commun d'avoir mis fin à la faute lourde lorsque étaient en cause des intérêts humains essentiels qui plaidaient en faveur d'un service infaillible, quelles que fussent les difficultés d'exercice de celui-ci. A l'inverse, cette difficulté restait une justification possible au maintien de la faute lourde lorsque les intérêts en cause étaient moins impérieux, donc souvent pécuniaires : c'est l'exemple des dommages résultant des erreurs de l'administration fiscale, qui reste encore largement protégée par la faute lourde.
Ainsi, en ce qui concerne le contrôle des autorités administratives indépendantes, les intérêts en jeu ne sont généralement que pécuniaires. Par ailleurs, si les activités de contrôle exercées par elles ne peuvent être qualifiées d'extrêmement difficile, on ne peut davantage affirmer qu'elles présentent un caractère purement mécanique. Enfin, les pouvoirs conférés aux autorités de régulation dans une économie libérale ne sont pas tels qu'ils conduisent à une véritable participation du contrôleur à la gestion de l'organisme contrôlé. Au total, le juge administratif s'attache, donc, à cantonner l'exigence d'une faute lourde en matière de responsabilité des autorités de contrôle à des hypothèses bien spécifiques.
B - La proximité entre la responsabilité des autorités de contrôle et la responsabilité de l'Etat à raison de l'exercice par le préfet de son pouvoir de substitution d'action se retrouve dans les conditions d'engagement assez strictes de cette responsabilité
1) Les conditions d'engagement de la responsabilité
Le motif justifiant le maintien d'un régime de faute lourde en ce qui concerne les activités de tutelle et de contrôle nous semble pertinent en ce qui concerne la responsabilité de l'Etat à raison de l'exercice (ou du non-exercice) par le préfet du pouvoir de substitution d'action qu'il tire des dispositions de l'article L 2215 -1-1°, alinéa 2, du CGCT.
En effet, de même que ces activités s'organisent autour du contrôleur, du contrôlé et du tiers victime des agissements dommageables du contrôlé, le pouvoir de substitution d'action s'organise également autour de trois personnages, à savoir le préfet, le maire et le tiers victime des agissements dommageables de la commune. La responsabilité du dommage incombe, donc, au premier chef, à l'attitude de la commune et c'est, ainsi, vers celle-ci que doit, en priorité, se tourner la victime en vue d'obtenir la réparation du dommage qu'elle a subi. La responsabilité de l'Etat ne peut être, ici, que subsidiaire. Faciliter la mise en cause de l'Etat reviendrait, à cet égard, à opérer un transfert de responsabilité de la commune vers lui.
L'exercice du pouvoir de police par substitution engage, donc, en principe, la responsabilité de la commune, et non de l'Etat, sauf si la substitution a eu lieu dans des hypothèses ou selon des modalités non prévues par la loi (CGCT, art. L. 2216-1 N° Lexbase : L8736AAS). La commune, qui est responsable des dommages causés par les mesures prises par l'Etat dans l'exercice de ce pouvoir est, également, responsable de l'abstention fautive de l'Etat à prendre lesdites mesures. L'Etat agissant par substitution, la commune demeure responsable, car c'est elle qui aurait dû agir. Il n'y a, donc, pas lieu de distinguer selon que le dommage provient de l'action ou de l'inaction de l'autorité compétente par substitution.
Lorsqu'une personne contrôlée reproche à un service de contrôle de ne pas l'avoir empêchée par un contrôle plus efficace de commettre les erreurs qui ont provoqué le préjudice dont elle demande réparation, la jurisprudence ne condamne l'autorité de contrôle que si elle a commis une faute lourde dans l'exercice de sa mission. Dans ces hypothèses, la limitation de la responsabilité à une faute lourde permet d'éviter, peut-être plus facilement qu'une analyse très fine du lien de causalité, que la responsabilité des erreurs de la personne contrôlée soit mise à la charge du contrôleur. Bien qu'il ne s'agisse pas de contrôle ou de tutelle, la compétence exercée par le préfet en matière de police par substitution est, également, conditionnée par la carence d'une autorité en principe compétente, le représentant de l'Etat n'intervenant que pour pallier cette inaction. La responsabilité des dommages résultant de l'absence d'édiction de mesures de police appropriées pèse, avant tout, sur la commune qui aurait dû agir. En limitant la responsabilité de l'Etat à l'exigence d'une faute lourde, le Conseil d'Etat évite, donc, un déplacement inopportun et injustifié de la responsabilité de la commune vers une autorité qui n'agit que par défaut, lorsque l'ordre public apparaît réellement et très clairement menacé par l'inaction de la commune.
2) L'engagement de la responsabilité de l'Etat à raison de l'exercice ou du non-exercice par le préfet de son pouvoir de substitution d'action reste exceptionnel
Nous l'avons déjà vu, la responsabilité de l'Etat en la matière ne peut être mise en cause que dans trois cas principaux :
1/ lorsque le préfet n'a pas adressé au maire de mise en demeure d'agir et s'est tout de même substitué à lui pour prendre des mesures ;
2/ lorsque le préfet a adressé une mise en demeure au maire et a pris lui-même des mesures, alors que le maire avait déjà donné suite à la mise en demeure et, soit s'était proposé de prendre lui-même les mesures appropriées, soit les avait déjà prises au moment où le préfet est intervenu ;
3/ lorsque le préfet n'a fait usage de son pouvoir de substitution d'action alors que la situation et la carence du maire à prendre les mesures pour y faire face exigeaient qu'il le fasse.
Au fond, c'est-à-dire en ce qui concerne la matérialité même de son action, la responsabilité de l'Etat ne sera, donc, que rarement reconnue, ainsi que l'illustrent les décisions en date du 25 juillet 2007, qui ont toutes deux considéré que le préfet avait pris les mesures appropriées et ne pouvait, donc, être taxé d'inaction fautive. C'est, en fait, plutôt pour un motif de forme que la responsabilité de l'Etat pourra être plus facilement engagée, à savoir du fait de l'absence ou de l'irrégularité de la mise en demeure, étant précisé qu'en cas d'urgence, la jurisprudence permet toujours, pour l'instant, de se dispenser de cette obligation.
Soulignons, enfin, que la responsabilité de la commune vis-à-vis des tiers peut, quant à elle, être engagée sur le terrain de la faute simple, ainsi que l'a indiqué le Conseil d'Etat dans la décision "Ministre de l'intérieur c/ M. Alfonsi" du 25 juillet 2007, infirmant en cela l'arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille qui avait retenu la nécessité d'une faute lourde. Dans ses conclusions sous la décision en cause, le commissaire du Gouvernement D. Chauvaux estimait que l'application d'un régime de faute lourde était critiquable "car la carence de l'autorité de police engage normalement la responsabilité de la puissance publique sur le fondement de la faute simple".
Destinée à éviter un transfert de responsabilité de l'Etat à la commune, l'exigence d'une faute lourde en matière d'exercice par le préfet de son pouvoir de substitution devrait limiter les hypothèses de mise en cause de cette responsabilité. Le Conseil d'Etat semble, ici, avoir tenu compte, également, de la difficulté de la mission du préfet, mais aussi de la libre administration des collectivités locales, qui doivent assumer, en premier lieu, les conséquences de leurs propres carences, eu égard aux moyens propres dont elles sont dotées.
Au regard de l'analyse faite par la Haute juridiction dans les deux décisions du 25 juillet 2007, l'on voit que la responsabilité de l'Etat ne sera pas engagée dès lors que le préfet pourra apporter la preuve qu'il n'est pas resté inactif face à une situation compromettant l'ordre public.
Enfin, il faut à nouveau souligner l'importance qui s'attache au respect de l'exigence de mise en demeure puisque l'accomplissement de cette obligation permet à l'Etat de se dégager de sa responsabilité.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:299134