Réf. : Cass. crim., 11 mai 2004, n° 03-85.521, Société Pierson Diffusion, partie civile, FS-P+F+I (N° Lexbase : A5252DCI)
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N1973ABP
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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
Décision
Cass. crim., 11 mai 2004, n° 03-85.521, Société Pierson Diffusion, partie civile, FS-P+F+I (N° Lexbase : A5252DCI) Rejet de CA Nancy, ch. Corr., 14 novembre 2002 Vol ; salarié emportant des documents appartenant à l'entreprise ; relaxe Texte visé : articles 591 (N° Lexbase : L3975AZA) et 593 (N° Lexbase : L3977AZC) du Code de procédure pénale ; article 311-1 du Code pénal (N° Lexbase : L7586ALK) Liens base : ; |
Faits
1. Liliane X, salariée de la société Pierson diffusion, a été poursuivie notamment pour avoir frauduleusement soustrait, au préjudice de son employeur, un cahier destiné au calcul de la taxe sur la valeur ajoutée, deux bulletins de paie ainsi que la photocopie de divers documents appartenant à l'entreprise qui l'employait en qualité de comptable et qui avait décidé de la licencier ;
2. Elle a été relaxée, aux motifs que : |
Problème juridique
Le salarié qui soustrait à l'entreprise des documents pour assurer sa défense en justice est-il coupable de vol ? |
Décision
1. Rejet 2. "Les documents de l'entreprise dont la prévenue avait eu connaissance à l'occasion de ses fonctions et qu'elle a appréhendés ou reproduits sans l'autorisation de son employeur étaient strictement nécessaires à l'exercice des droits de sa défense dans le litige l'opposant à ce dernier". |
Commentaire
1. La fin d'une contrariété de jurisprudence... contrariante
Le vol, défini comme "la soustraction frauduleuse de la chose d'autrui" (C. pén., art. 311-1 N° Lexbase : L7586ALK) est une infraction intentionnelle. L'agent doit donc avoir la volonté de priver autrui des attributs que lui confère son droit de propriété. Classiquement, les mobiles du voleur ne sont pas pris en compte dès lors qu'il a bien agi avec l'intention de soustraire frauduleusement la chose. C'est la raison pour laquelle la mère de famille, même guidée par la seule intention de nourrir ses enfants, reste une voleuse, quels qu'aient été ses mobiles, même nobles (cf affaire Ménard : CA Amiens, 22 avril 1898 : D.P. 1899-II-329, note L. Josserand). C'est par application de ces mêmes principes stricts que la Chambre criminelle de la Cour de cassation avait jusqu'à présent considéré que le salarié qui emporte des documents de son entreprise, même pour se ménager des preuves dans le cadre du procès prud'homal, devait être considéré comme un voleur (Cass. crim., 16 mars 1999, n° 97-85.054, La Société des établissements Rabot, inédit N° Lexbase : A5387AWG).
Cette sévérité tranchait avec la position adoptée par la Chambre sociale de la Cour de cassation qui, dans des circonstances comparables, acceptait la validité des éléments de preuve fournis par le salarié dans le cadre du litige prud'homal, dès lors que ces éléments faisaient partie des "informations dont les membres du personnel pouvaient avoir normalement connaissance" (Cass. soc., 2 décembre 1998, n° 96-44.258, M Fdida c/ Société OCME France N° Lexbase : A3756ABQ, D. 1999, jur. p . 431, note H. Gaba ; JCP G 1999, II, 10166, note S. Bouretz ; Dr. ouvrier 2000, p. 13, note R. Marié). Cette contrariété de jurisprudence avait d'ailleurs conduit la cour d'appel de Paris à considérer que le salarié ne pouvait être coupable de vol compte tenu de l'erreur de droit qu'il avait pu commettre en se fondant sur la jurisprudence rendue en matière sociale. Or, cet argument est rejeté par un deuxième arrêt rendu le même jour, la Chambre criminelle ayant considéré que "l'erreur de droit n'était pas invincible" (Cass. crim., 11 mai 2004, n° 03-80.254, FS-P+F+I N° Lexbase : A5245DCA).
Ce sont sans doute ces éléments qui ont déterminé la Chambre criminelle de la Cour de cassation à modifier sa jurisprudence et à rendre l'arrêt du 11 mai 2004 (solution également présente dans l'arrêt du 11 mai 2004 précité). Dans cette affaire, la salariée avait pris la précaution d'emporter de l'entreprise un certain nombre de documents lui permettant d'étayer ses prétentions devant le juge prud'homal. Poursuivie pour vol par son employeur, elle avait été relaxée, notamment au motif que l'intention de porter atteinte à la propriété n'était pas établie, dès lors qu'elle avait librement et régulièrement accès aux documents dans le cadre de l'exercice de ses fonctions et qu'elle n'avait pu avoir cette conscience particulière, laquelle est manifestement incompatible avec la défense de ses droits en justice, étant précisé qu'aucune autre intention autre que celle de se préserver légitimement des preuves et de les faire valoir dans le cadre de l'instance prud'homale n'était caractérisée. En d'autres termes, la cour d'appel avait considéré que l'élément intentionnel n'était pas caractérisé car elle n'avait cherché qu'à défendre ses droits en justice. Or, le pourvoi contre cet arrêt est rejeté, la Chambre criminelle de la Cour de cassation ayant considéré que "les documents de l'entreprise dont la prévenue avait eu connaissance à l'occasion de ses fonctions et qu'elle a appréhendés ou reproduits sans l'autorisation de son employeur étaient strictement nécessaires à l'exercice des droits de sa défense dans le litige l'opposant à ce dernier". Cette solution nous semble opportune, même si elle met à mal les certitudes que l'on pouvait avoir en matière pénale. 2. Une solution opportune
Juridiquement, et au regard des règles du droit pénal, la situation était complexe. On sait, en effet, que la jurisprudence est extrêmement réticente à admettre le simple vol d'information par photocopie, seules des choses corporelles pouvant faire l'objet d'une "soustraction". Elle sanctionne toutefois le vol d'usage (Cass. crim., 8 janvier 1979, n° 77-93038, Société Logabax c/ Thinot, publié N° Lexbase : A5560CGZ D. 1979, jur. p. 509, note Corlay) ou le vol du papier (Cass. crim., 3 mars 1992, n° 90-82.964, Le procureur général près la cour d'appel de Nancy, inédit N° Lexbase : A6385CL3) ou d'une disquette informatique ayant servi à stocker les informations (Cass. crim., 1er mars 1989, n° 88-82.815, Antoniolli Aldo, publié N° Lexbase : A6446CEH). Il fallait donc trouver autre chose pour écarter la qualification de vol et la Cour de cassation a choisi, comme l'avaient fait avant elle les juges d'appel dans cette affaire, de contester l'existence de l'élément intentionnel. La solution est incontestablement audacieuse, car le salarié qui emporte des documents de l'entreprise, ou qui les reproduit, ne peut pas ignorer que ces documents appartiennent à l'entreprise et que l'employeur s'y opposerait s'il en avait la possibilité.
Pour justifier la solution, la Chambre criminelle de la Cour de cassation tente de circonscrire étroitement les conditions dans lesquelles le vol ne sera pas caractérisé. La première tient aux conditions dans lesquelles le salarié doit avoir accès aux documents ; le salarié doit en effet en avoir eu connaissance "à l'occasion de ses fonctions". La formule est large puisqu'elle n'est pas limitée aux documents dont le salarié avait connaissance "en raison de ses fonctions" ; tous les documents auxquels il avait accès, même si ces derniers ne sont pas directement liés à ses fonctions, sont donc concernés. La seconde condition tient en partie aux documents et en partie aux mobiles du salarié, même si la Cour a bien pris soin de ne pas faire directement apparaître cette dimension psychologique ; les documents devaient être "strictement nécessaires à l'exercice des droits de sa défense dans le litige l'opposant à ce dernier". En d'autres termes, c'est le droit au procès équitable, reconnu par l'article 6-1 de la CEDH (N° Lexbase : L7558AIR), qui semble ici être le moteur de la décision. C'est bien parce que le salarié a besoin de ces documents pour pouvoir "exercer" ses droits que son comportement ne tombe pas sous le coup de la loi. Ce n'est pas, à proprement parler, la première fois que la Chambre criminelle de la Cour de cassation raisonne ainsi. Dans une affaire où un médecin avait été amené à révéler des informations couvertes par le secret médical pour assurer sa défense en justice, ce dernier avait été relaxé précisément parce qu'il avait révélé l'information pour assurer sa défense devant le tribunal (Cass. crim., 20 décembre 1967, n° 66-92.779, publié N° Lexbase : A3370CIN). Le droit de se défendre en justice apparaît donc comme absolu et supplante ainsi les règles ordinaires relatives au vol ; il constitue, en quelque sorte, un fait justificatif, même si la solution n'est pas présentée ici en ces termes.
Justifiée sur le plan pénal, la solution est également opportune sur le plan civil. Non seulement elle réalise, comme nous l'avons rappelé, l'unité des jurisprudences sociale et criminelle, mais elle rend mieux compte de la réalité des difficultés rencontrées par le salarié lorsqu'il souhaite prouver quelque chose contre son employeur. Dans des litiges relatifs notamment au paiement des heures supplémentaires, le salarié est contraint de fournir au juge des éléments de fait qui permettent d'étayer sa prétention. Même si l'article L. 212-1-1 du Code du travail (N° Lexbase : L5837AC8) fait également peser sur les épaules de l'employeur la charge de la preuve contraire, il sera débouté s'il ne dispose d'aucun document lui permettant d'établir au moins une apparence favorable (Cass. soc., 25 février 2004, n° 01-45.441, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A3356DBW, voir Gilles Auzero, La preuve des heures supplémentaires : les rôles respectifs de l'employeur et du salarié, Lexbase Hebdo n° 111 du mercredi 10 mars 2004 - édition lettre juridique N° Lexbase : N0829ABC ; Dr. soc. 2004, p. 665, obs. Ch. Radé). Or, ces éléments appartiennent nécessairement à l'employeur. Menacer le salarié de poursuites pour vol s'il produit en justice de tels documents équivaudrait alors à lui interdire effectivement de faire valoir ses droits en justice. Certes, il ne s'agit pas ici de tolérer que le salarié puisse dérober n'importe quel document. La Chambre sociale de la Cour de cassation avait d'ailleurs pris la peine de préciser que seules les "informations dont les membres du personnel pouvaient avoir normalement connaissance" pourraient être produites (Cass. soc., 2 décembre 1998, n° 96-44.258, M. Fdida c/ Société OCME France N° Lexbase : A3756ABQ, D. 1999, jur. p . 431, note H. Gaba ; JCP G 1999, II, 10166, note S. Bouretz ; Dr. ouvrier 2000, p. 13, note R. Marié). Cette exigence se retrouve d'ailleurs formellement dans l'arrêt rendu par la Chambre criminelle le 11 mai 2004, puisque la Cour limite sa décision aux "documents de l'entreprise dont la prévenue avait eu connaissance à l'occasion de ses fonctions". Ainsi, les employeurs seront prévenus. Les documents auxquels les salariés auront normalement accès pourront être produits en justice. Au nom de l'égalité des armes, la solution mérite donc de recevoir approbation. |
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