CONSEIL D'ETAT
Statuant au contentieux
N° 230611
M. Jean TIBERI
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE JUGE DES RÉFÉRÉS
Vu la requête, enregistrée le 22 février 2001 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée pour M. Jean TIBERI, agissant tant à titre personnel que comme tête de la liste « Ensemble pour Paris » demeurant 14 rue François Miron à Paris (75004) ; M. TIBERI :
- soumet au juge des référés la lettre en date du 19 février 2001 du Conseil supérieur de l'audiovisuel, relative au projet de la chaîne de télévision Canal + d'organiser avant le premier tour des élections municipales de Paris un débat entre M. Séguin et M. Delanoë ;
- lui demande, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, « d'enjoindre au Conseil supérieur de l'audiovisuel d'enjoindre à Canal + ... soit d'élargir le débat télévisé projeté à l'ensemble des candidats têtes des listes représentées dans tous les arrondissements de Paris, soit de renoncer à tout débat... » ;
- demande que l'Etat soit condamné à lui verser la somme de 20 000 F au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
il soutient que le Conseil supérieur de l'audiovisuel a méconnu tant les obligations qu'il tient de la loi du 30 septembre 1986 pour assurer les principes constitutionnels du caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion et de l'égalité de traitement que sa recommandation du 28 novembre 2000 ; que l'urgence étant caractérisée, il y a lieu pour le juge des référés d'ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale ;
Vu les observations, enregistrées le 23 février 2001 présentées pour la société Canal +, qui conclut au rejet de la requête par les motifs que si le principe du pluralisme de l'expression des courants de pensées et d'opinions a le caractère d'une liberté fondamentale au sens de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, il en est de même de la liberté de communication audiovisuelle ; que le Conseil supérieur de l'audiovisuel ne dispose d'aucun pouvoir d'injonction à l'encontre des diffuseurs privés, qu'au demeurant les projets de Canal + sont strictement conformes aux recommandations du Conseil supérieur de l'audiovisuel ; la société Canal + demande que M. TIBERI soit condamné à lui verser une somme de 20 000 F au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les observations, enregistrées le 23 février 2001, présentées par le président du Conseil supérieur de l'audiovisuel, qui conclut au rejet de la requête par les motifs que seule une obligation d'équité entre les candidats pèse sur les services de télévision et de radio ; que des recommandations à l'égard de ces derniers, il n'a pas en revanche celui de prescrire des modalités concrètes d'application ; que, par ailleurs, les conditions d'application de l'article L. 521-2 du code de justice administrative ne sont pas réunies dès lors qu'aucune liberté fondamentale n'est en cause et qu'aucune atteinte grave et manifeste à une telle liberté ne peut être relevée ; que le Conseil supérieur de l'audiovisuel a respecté la liberté de communication audiovisuelle ;
Vu, enregistrées le 23 février 2001, les observations complémentaires successives présentées pour M. TIBERI ;
Vu les observations, enregistrées le 23 février 2001, par lesquelles MM. Delanoë et Séguin s'en remettent à la sagesse du Conseil d'Etat ;
Vu le code électoral ;
Vu la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, M. TIBERI, le Conseil supérieur de l'audiovisuel, la société Canal +, M. Séguin et M. Delanoë ;
Vu le procès-verbal de l'audience publique du 24 février 2001 à 11 h à laquelle ont été entendus :
- Me Tiffreau, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, représentant M. TIBERI,
- la société Canal +, représentée par Me Thiriez, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation et par M. Denisot, M. Drubigny, M. Feffer,
- les représentants du Conseil supérieur de l'audiovisuel,
Considérant que M. TIBERI demande au juge des référés du Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative de : « faire injonction au Conseil supérieur de l'audiovisuel d'enjoindre à Canal +, au besoin sous astreinte ou sanction pécuniaire, soit d'élargir le débat télévisé projeté à l'ensemble des candidats têtes des listes représentées dans les arrondissements, soit de renoncer à tout débat... » ;
Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 30 septembre 1986 : « la communication audiovisuelle est libre » ; que si la même loi a confié au Conseil supérieur de l'audiovisuel la mission de veiller au respect des principes définis à ses articles 1er et 3, au nombre desquels figurent l'égalité de traitement et l'expression du pluralisme des courants de pensée et d'opinion, et si, aux termes du second alinéa de l'article 16 : « pour la durée des campagnes électorales, le Conseil adresse des recommandations aux exploitants des services de communication audiovisuelle autorisés en vertu de la présente loi », ni ces dispositions, ni aucune autre, ne confèrent au Conseil supérieur de l'audiovisuel le pouvoir de se substituer aux services de communication audiovisuelle dans la définition et la mise en oeuvre de leur politique éditoriale ; que le pouvoir général de sanction après mise en demeure qui lui est par ailleurs confié ne peut être mis en oeuvre qu'en cas de manquement constaté ; recommandation, publiée au Journal officiel, « en vue des élections cantonales et municipales des 11 et 18 mars 2001 » qui mentionne notamment que « 1° Lorsqu'il est traité d'une circonscription électorale donnée, les services de télévision et de radio veillent à ce que les candidats ou listes de candidats, les personnalités qui les soutiennent, bénéficient d'une présentation et d'un accès équitables à l'antenne, en rendant compte de toutes les candidatures ... 4° En ce qui concerne les magazines ou émissions spéciales, le Conseil demande aux services d'être attentifs à leur politique d'invitation afin que soient respectés les principes mentionnés aux 1 ° et 2° ci-dessus » ; que par un communiqué du 8 février 2001 il a précisé que : « dès lors que deux candidats seraient susceptibles de bénéficier d'une tribune importante dans la perspective du choix qu'auront à opérer les électeurs le 11 mars prochain, le Conseil demande de prévoir pour leurs concurrents un dispositif leur permettant de développer de manière significative leurs arguments dans des conditions de nature à éclairer le vote des électeurs... Le Conseil attache en effet la plus grande importance à ce que l'ensemble des candidats se voient accorder un traitement équitable dans la présentation et l'accès à l'antenne » ;
Considérant que le choix de Canal + d'organiser en période électorale des débats opposant deux candidats plutôt que d'autres formes d'émissions relève dans son principe de sa politique éditoriale ; qu'il incombe toutefois à cette chaîne de veiller à ce que ce choix n'entraîne pas une rupture du principe d'équité de traitement entre candidats ;
Considérant que Canal + a choisi d'organiser le 28 février 2001 un débat d'une heure entre M. Delanoë et M. Séguin, pris l'un et l'autre en tant que candidats à la mairie de Paris investis par les partis constituant les deux principales forces politiques nationales ; que Canal + a par ailleurs fait savoir, tant par divers courriers antérieurs à l'audience de référé qu'au cours de celle-ci, que M. TIBERI et M. Contassot pourraient s'exprimer le lendemain, au même horaire, soit dans un débat organisé selon les mêmes règles que celui de la veille, soit pour chacun d'entre eux séparément sous la forme d'un entretien de 15 minutes avec un journaliste de la chaîne ; que Canal + prévoit par ailleurs de proposer un passage à l'antenne à un représentant de chacune des quatre autres listes ;
Considérant que, s'il ne contrevient, par lui-même, à aucune règle ni à aucun principe, le choix fait par Canal + d'organiser - avant le premier tour - un « duel » entre M. Delanoë et M. Séguin conduit en pratique à des difficultés pour assurer le respect du principe de l'équité de traitement des candidats ; qu'en l'espèce ces difficultés sont accrues par le fait que M. TIBERI, s'il n'a pas reçu une investiture analogue à celles de M. Delanoë et M. Séguin, est le maire de Paris sortant, candidat à sa succession ; qu'en conséquence il est indispensable que le projet de « duel » entre M. Delanoë et M. Séguin soit assorti de la part de Canal + des propositions les plus propres à assurer un traitement équitable entre candidats ; qu'il incombe au Conseil supérieur de l'audiovisuel de contribuer dans le respect de ses pouvoirs à ce qu'il en soit ainsi ; qu'il lui reviendra notamment de rechercher si la proposition de Canal + consistant à proposer à M. TIBERI de s'exprimer pendant 15 minutes avec un journaliste assure un traitement équitable ou si un tel entretien ne doit pas être prévu pour une durée supérieure ;
Considérant que selon l'article L. 521-2 du code de justice administrative le pouvoir du juge administratif des référés « d'ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale... » est subordonné à la condition qu'il ait été porté à cette liberté fondamentale « ...une atteinte grave et manifestement illégale... » ;
Considérant que si le principe du caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion est une liberté fondamentale, la situation soumise en l'espèce au juge des référés ne saurait être regardée comme révélant « une atteinte manifestement illégale » à cette liberté ; que dès lors et sous réserve de ce qui vient d'être dit quant au rôle qui incombera au Conseil supérieur de l'audiovisuel, il y a lieu de rejeter la demande de M. TIBERI ;
Sur les conclusions relatives à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Considérant, d'une part, que ces dispositions font obstacle à ce que l'Etat, qui n'est pas la partie perdante, soit condamné à payer à M. TIBERI la somme que celui-ci demande ;
Considérant, d'autre part, dans les circonstances de l'espèce qu'il n'y a pas lieu de condamner M. TIBERI à payer à la société Canal + la somme de 20 000 F que celle-ci demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;
ORDONNE :
Article 1er : Sous réserve pour le Conseil supérieur de l'audiovisuel de poursuivre, en liaison avec Canal +, la recherche des solutions appropriées à l'exigence d'un traitement équitable des candidats, la demande de M. TIBERI est rejetée.
Article 2 : Les conclusions de la société Canal + relatives à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à M. Jean TIBERI, au Conseil supérieur de l'audiovisuel, à la société Canal +, à M. Bertrand Delanoë et M. Philippe Séguin.
Fait à Paris le 24 février 2001
Signé : D. LABETOULLE
La République mande et ordonne au Premier ministre et au ministre de la culture et de la communication, chacun en ce qui le concerne et à tous huissiers à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commune contre les parties privées de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Le responsable du bureau des référés