Jurisprudence : CE référé, 14-04-2023, n° 472611, mentionné aux tables du recueil Lebon

CE référé, 14-04-2023, n° 472611, mentionné aux tables du recueil Lebon

A49609PE

Identifiant européen : ECLI:FR:CEORD:2023:472611.20230414

Identifiant Legifrance : CETATEXT000047477689

Référence

CE référé, 14-04-2023, n° 472611, mentionné aux tables du recueil Lebon. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/95178439-ce-refere-14042023-n-472611-mentionne-aux-tables-du-recueil-lebon
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Abstract

17-03-02-07-04 La société Palais de Tokyo, qui a l’Etat pour unique actionnaire, est chargée d’une mission de service public et a pour objet, selon ses statuts, « de mener toute action relative à la promotion de l’art contemporain » et, « pour ce faire, (de) promouvoir la création contemporaine, émergente et expérimentale (et de) concourir à la mise en valeur des créateurs confirmés, spécialement de la scène française ». ...En tant que personne privée chargée d’une mission de service public, elle entre dans le champ de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (CJA), qui permet au juge administratif des référés d’ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle un tel organisme aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale....Par suite, relève de la compétence du juge des référés une demande tendant à faire cesser l’atteinte grave et manifestement illégale qui serait portée à une liberté fondamentale par cette société en raison de sa décision d’exposer une œuvre.


CONSEIL D'ETAT
statuant
au contentieux
Nos 472611, 472612, 472646, 472702
__________
ASSOCIATION JURISTES POUR
L'ENFANCE
ASSOCIATION PORNOSTOP
ASSOCIATION INNOCENCE EN
DANGER
ASSOCIATION FACE A L'INCESTE
__________
Ordonnance du 14 avril 2023
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE JUGE DES référés
Vu la procédure suivante :
L'association Juristes pour l'enfance a demandé au juge des référés du tribunal
administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice
administrative, à titre principal, d'ordonner de faire cesser l'atteinte grave et manifestement
illégale portée à l'intérêt supérieur de l'enfant, liberté fondamentale qui serait méconnue par la
décision d'exposer et de ne pas retirer un tableau « représentant un enfant violé forcé d'effectuer
une fellation à un homme adulte » et d'enjoindre à la société par action simplifiée unipersonnelle
Palais de Tokyo de retirer le tableau dans les douze heures suivant l'ordonnance à intervenir, sous
astreinte de 1 500 euros par jour de retard, et, à titre subsidiaire, d'enjoindre à la société Palais de
Tokyo d'interdire aux mineurs l'accès à la salle d'exposition où figure le tableau. Par une
ordonnance n° 2306193 du 28 mars 2023, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a,
en premier lieu, admis les interventions des associations Pornostop, l'Enfance en partage,
Innocence en danger et Face à l'inceste, en deuxième lieu, refusé d'admettre l'intervention de
l'association Collectif féministe contre le viol et, en dernier lieu, rejeté la demande de l'association
Juristes pour l'enfance.
I. Sous le n° 472611, par une requête, enregistrée le 31 mars 2023 au secrétariat
du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Juristes pour l'enfance demande au juge des référés
du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) de déclarer sa requête recevable et bien fondée ;
2°) d'annuler l'ordonnance du 28 mars 2023 du juge des référés du tribunal
administratif de Paris ;
3°) de faire cesser l'atteinte grave et manifestement illégale portée à l'intérêt
supérieur de l'enfant et à la dignité humaine, libertés fondamentales qui seraient méconnues par
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la décision d'exposer un tableau « représentant un enfant violé forcé d'effectuer une fellation à un
homme adulte » ;
4°) à titre principal, d'enjoindre à la société Palais de Tokyo de retirer le tableau
sous astreinte de 1 500 euros par jour de retard ;
5°) à titre subsidiaire, d'enjoindre à la société Palais de Tokyo d'interdire aux
mineurs l'accès à la salle d'exposition où figure le tableau, sous astreinte de 1 500 euros par jour
de retard ;
6°) mettre à la charge de la société Palais de Tokyo la somme de 3 000 euros au
titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le juge administratif est compétent pour connaître de sa demande eu égard à la
mission, l'objet et le mode de financement de la société Palais de Tokyo, ainsi que le contrôle que
l'Etat exerce sur son activité ;
- elle justifie d'un intérêt à agir eu égard à son objet social ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que l'exposition, qui accueille tout
public, notamment un public scolaire, est en cours, jusqu'au 24 mai 2023, et chaque heure qui
passe aggrave l'atteinte portée aux mineurs et le trouble causé à l'ordre public ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à l'intérêt supérieur de
l'enfant ainsi qu'à la dignité humaine ;
- l'intérêt supérieur de l'enfant en général, et des enfants qui visitent l'exposition
en particulier, qui prime sur la liberté d'expression et de création, exige que le tableau litigieux
représentant un enfant violé, forcé de pratiquer une fellation à un homme adulte, soit retiré et en
tout état de cause que son exposition soit interdite aux mineurs de dix-huit ans ;
- il ne fait aucun doute que la victime figurant sur le tableau en cause est un
enfant, ou, à tout le moins, en présente l'aspect physique, de sorte que sa diffusion en connaissance
de cause par la société Palais de Tokyo constitue le délit prévu par l'article 227-23 du code pénal,
qui doit cesser ;
- le tableau litigieux est une image à caractère pornographique et violent, de sorte
que son accès aux mineurs constitue le délit prévu par l'article 227-24 du code pénal, qui doit
cesser ;
- une œuvre artistique peut être pornographique ;
- contrairement à ce qui est allégué, le tableau ne comporte aucune référence ni
allusion aux exactions commises pendant la guerre dans la ville de Butcha en Ukraine lors de
l'invasion russe, et s'inscrit dans le contexte très sexualisé de l'ensemble de l'exposition, l'artiste
revendiquant l'inspiration pornographique de ses œuvres ;
- le Palais de Tokyo prévoit, et même encourage, l'accueil du public scolaire à
l'exposition, et il est établi que le public scolaire a bien eu accès au tableau litigieux ;
- l'exposition au public du tableau, qui représente volontairement un enfant dans
une posture humiliante, avilissante, ligoté et maintenu de force pour faire une fellation à un
homme, porte également une atteinte à la dignité humaine des enfants, que la dénonciation des
crimes de guerre ne peut justifier.
II. Sous le n° 472612, par une requête, enregistrée le 31 mars 2023 au secrétariat
du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Pornostop demande au juge des référés du Conseil
d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
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1°) d'annuler l'ordonnance du 28 mars 2023 du juge des référés du tribunal
administratif de Paris ;
2°) de faire droit aux demandes de l'association Juristes pour l'enfance ;
3°) de mettre à la charge de la société Palais de Tokyo la somme de 3 000 euros
au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le juge administratif est compétent pour connaître de la demande dès lors que
la société Palais de Tokyo a pour unique actionnaire l'Etat ;
- elle justifie d'un intérêt à agir eu égard à son objet social ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que l'exposition, qui accueille un
important public scolaire, est en cours et que des enfants sont susceptibles de voir le tableau
litigieux jusqu'au 14 mai 2023 ;
- il est portée une atteinte grave et manifestement illégale à l'intérêt supérieur de
l'enfant et à la dignité humaine ;
- le tableau litigieux, en ce qu'il représente un enfant, selon la perception qu'en
a le public et indépendamment de l'intention de l'artiste, méconnaît l'interdiction posée par
l'article 227-23 du code pénal ;
- en tout état de cause il représente une scène à caractère pornographique de sorte
qu'il méconnaît l'interdiction posée par l'article 227-24 du code pénal, en ce qu'il est accessible
aux mineurs, peu important que ces derniers soient accompagnés ;
- ce tableau diffuse un message violent de nature à porter gravement atteinte à la
dignité humaine de sorte qu'il méconnaît également à ce titre l'interdiction posée par l'article
227-24 du code pénal, en ce qu'il est accessible aux mineurs, peu important que ces derniers soient
accompagnés.
III. Sous le n° 472646, par une requête, enregistrée le 2 avril 2023 au secrétariat
du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Innocence en danger demande au juge des référés
du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) de déclarer sa requête recevable et bien fondée ;
2°) d'annuler l'ordonnance du 28 mars 2023 du juge des référés du tribunal
administratif de Paris ;
3°) d'ordonner le retrait immédiat de la toile « Fuck abstraction ! » de
l'exposition consacrée à Miriam Cahn sous le nom « Pensées sérielles », au besoin sous astreinte
de 1 500 euros par jour de retard ;
4°) d'enjoindre à la société Palais de Tokyo d'interdire l'accès aux mineurs à la
salle d'exposition contenant le tableau litigieux ;
5°) de mettre à la charge de la société Palais de Tokyo la somme de 2 000 euros
au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et la condamner aux
entiers dépens.
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Elle soutient que :
- le juge administratif est compétent pour connaître de sa demande eu égard à la
mission, l'objet et le mode de financement de la société Palais de Tokyo, ainsi que le contrôle que
l'Etat exerce sur son activité ;
- elle justifie d'une part, d'une qualité pour agir et, d'autre part, d'un intérêt à
agir eu égard à son objet social ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que, d'une part, l'exposition qui
accueille tout public, y compris des groupes scolaires composés de mineurs, est en cours jusqu'au
14 mai 2023 et, d'autre part, des pétitions réunissant près de vingt mille signatures et de
nombreuses associations demandent le retrait de l'œuvre litigieuse ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à l'intérêt supérieur de
l'enfant ;
- le tableau litigieux, en ce qu'il représente un enfant, selon la perception qu'en
a le public et indépendamment de l'intention de l'artiste, qui « pratique une fellation à un homme
adulte qui maintient sa tête de force » méconnaît l'interdiction posée par l'article 227-23 du code
pénal ;
- il représente une scène à caractère pornographique de sorte qu'il méconnaît
l'interdiction posée par l'article 227-24 du code pénal en ce qu'il est accessible aux mineurs, sans
que la présence d'avertissements et la mise en place de médiateurs suffisent à démontrer qu'il n'y
ait aucune atteinte à l'intérêt supérieur de l'enfant ;
- il peut avoir des répercussions traumatogènes sur les jeunes enfants, même
accompagnés par des personnes majeures.
Par une intervention, enregistrée le 6 avril 2023 sous le n° 472646, la Ligue des
droits de l'homme conclut à la recevabilité de son intervention volontaire et au rejet des requêtes.
Elle soutient qu'elle a intérêt à intervenir et qu'il n'est pas porté d'atteinte grave et manifestement
illégale à une liberté fondamentale.
IV. Sous le n° 472702, par une requête, enregistrée le 3 avril 2023 au secrétariat
du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Face à l'inceste demande au juge des référés du
Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) de déclarer sa requête recevable et bien fondée ;
2°) d'annuler l'ordonnance du 28 mars 2023 du juge des référés du tribunal
administratif de Paris ;
3°) de faire cesser l'atteinte grave et manifestement illégale portée à l'intérêt
supérieur de l'enfant et à la dignité humaine, libertés fondamentales violées par la décision
d'exposer un tableau représentant un enfant violé forcé d'exécuter une fellation à un homme
adulte ;
4°) à titre principal, d'enjoindre à la société Palais de Tokyo de retirer le tableau
sous astreinte de 1 500 euros par jour de retard ;
5°) d'enjoindre à la société Palais de Tokyo d'interdire aux mineurs l'accès à la
salle d'exposition où figure le tableau, sous astreinte de 1 500 euros par jour de retard ;
6°) à titre de subsidiaire, de condamner la société Palais de Tokyo aux entiers
dépens.
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Elle soutient que :
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à l'intérêt supérieur de
l'enfant ainsi qu'à la dignité humaine ;
- le tableau litigieux a un caractère pédopornographique dès lors qu'il est perçu
par le public, indépendamment de l'intention de l'artiste, comme représentant un enfant « au trois
quart de dos agenouillé, les mains ligotées dans le dos, devant un homme lui tenant la tête et lui
enfonçantson sexe en érection dansla bouche », perception corroborée par la scénographie globale
de l'exposition et les autres toiles qui représentent des « enfants isolés » ;
- le dispositif, mis en place par le Palais de Tokyo, d'avertissement et
d'accompagnement des visiteurs est insuffisant en ce qu'il n'est ni contraignant à l'égard des
mineurs, ni susceptible d'avoir un impact sur l'effet émotionnel qu'entraîne le tableau litigieux ;
- des signalements et des plaintes de visiteurs ont été recensés concernant
l'exposition ;
- la renommée de l'article ne peut, à elle seule, justifier une atteinte à une liberté
fondamentale.
Par un mémoire en défense, enregistré sous ces quatre numéros le 5 avril 2023,
la société Palais de Tokyo conclut au rejet des requêtes et à ce qu'il soit mis à la charge de chacune
des associations requérantes une somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article
L. 761-1 du code de justice administrative. Elle soutient que la condition d'urgence n'est pas
satisfaite et qu'il n'est pas porté d'atteinte grave et manifestement illégale à une liberté
fondamentale.
Les requêtes ont été communiquées au ministre de la culture, qui n'a pas produit
d'observations.
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
- la Constitution, et notamment son Préambule ;
- la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales ;
- la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;
- la directive 2011/93/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre
2011 ;
- le code pénal ;
- la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, les associations
Juristes pour l'enfance, Pornostop, Innocence en danger et Face à l'inceste, et d'autre part, la
société Palais de Tokyo, la Ligue des droits de l'homme et la ministre de la culture ;
Ont été entendus lors de l'audience publique du 7 avril 2023, à 15 heures :
- Me Nicolay, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de
l'association Juristes pour l'enfance ;
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- la représentante de l'association Juristes pour l'enfance ;
- Me Périer, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de
l'association Pornostop ;
- le représentant de l'association Pornostop ;
- Me Goldman, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de
l'association Innocence en danger et de l'association Face à l'inceste ;
- le représentant de l'association Face à l'inceste ;
- Me Mathonnet, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la
société Palais de Tokyo ;
- les représentants de la société Palais de Tokyo ;
- la représentante de la Ligue des droits de l'Homme ;
à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 11 avril 2023, présentée sous le n° 472611
par l'association Juristes pour l'enfance ;
Considérant ce qui suit :
Sur la jonction :
1. Les requêtes de l'association Juristes pour l'enfance, de l'association
Pornostop, de l'association Innocence en danger et de l'association Face à l'inceste présentent à
juger les mêmes questions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une même ordonnance.
Sur l'intervention :
2. La Ligue des droits de l'homme justifie, eu égard à l'objet du litige, d'un
intérêt suffisant pour intervenir au soutien de la requête de l'association Innocence en danger. Son
intervention est admise.
Sur les conclusions en référé :
3. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi
d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures
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nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit
public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans
l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (…) ».
4. Il résulte de l'instruction que le tableau « Fuck abstraction ! » de l'artiste
Miriam Cahn est exposé au Palais de Tokyo depuis le 17 février 2023, et ce jusqu'au 14 mai 2023,
dans le cadre d'une exposition consacrée à cette artiste, intitulée « Ma pensée sérielle ».
L'association Juristes pour l'enfance soutient que cette œuvre aurait un caractère
pédopornographique au sens de l'article 227-23 du code pénal, en ce qu'elle représenterait « un
enfant violé, forcé de pratiquer une fellation par un homme adulte », qu'elle mettrait ainsi en
danger les mineurs qui y auraient accès, en violation des dispositions de l'article 227-24 du même
code, et qu'elle serait par suite constitutive d'une atteinte grave et manifestement illégale à l'intérêt
supérieur de l'enfant et à la dignité humaine. L'association Juristes pour l'enfance a demandé au
juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2
du code de justice administrative, à titre principal, d'ordonner de faire cesser cette atteinte et
d'enjoindre à la société Palais de Tokyo de retirer ce tableau dans les douze heures de l'ordonnance
à intervenir, et à titre subsidiaire, d'enjoindre à la société Palais de Tokyo d'interdire aux mineurs
l'accès à la salle d'exposition où figure ce tableau. L'association Juristes pour l'enfance, ainsi que
les associations Innocence en danger, Pornostop et Face à l'inceste, intervenues au soutien de la
demande devant le tribunal administratif, relèvent appel de l'ordonnance du 28 mars 2023 par
laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté cette demande.
5. La société Palais de Tokyo, qui a l'Etat pour unique actionnaire, est chargée
d'une mission de service public culturel et a pour objet, selon ses statuts, « de mener toute action
relative à la promotion de l'art contemporain » et, « pour ce faire, (de) promouvoir la création
contemporaine, émergente et expérimentale (et de) concourir à la mise en valeur des créateurs
confirmés, spécialement de la scène française ». Comme tout lieu de culture, la société Palais de
Tokyo peut se prévaloir des libertés fondamentales que sont la liberté de création et la liberté de
diffusion artistiques, rappelées par les articles 1
er et 2 de la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté
de la création, à l'architecture et au patrimoine. En tant que personne privée chargée d'une mission
de service public, elle entre en outre dans le champ des dispositions de l'article L. 521-2 du code
de justice administrative, qui permettent au juge administratif des référés d'ordonner toutes
mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle un tel organisme aurait
porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Figurent
notamment au nombre de ces libertés fondamentales l'attention primordiale qui doit être accordée
à l'intérêt supérieur des enfants dans toutes les décisions les concernant, ainsi que le respect de la
dignité humaine.
6. Il résulte de l'instruction que le tableau « Fuck abstraction ! » représente la
silhouette d'un homme au corps très puissant, nu, sans visage, qui impose une fellation à une
victime mince et de très petite taille, nue, à genoux et aux mains liées dans le dos. Les requérants
voient dans la victime un enfant, la défenderesse un adulte, dont la taille ne serait que la métaphore
de l'oppression et du crime dont elle est victime.
7. Il résulte également de l'instruction que l'exposition au Palais de Tokyo est
une rétrospective consacrée au travail de Miriam Cahn, dont elle rassemble plus de 200 œuvres.
Le prospectus de l'exposition, édité par le Palais de Tokyo et distribué gratuitement sur place,
indique que Miriam Cahn envisage son œuvre « comme un site de résistance individuelle et de
dissidence, dénonçant l'humiliation et la violence » et comme se faisant « la caisse de résonance
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des conflits contemporains et de leur médiatisation, de la guerre du Golfe à celle des Balkans dans
les années 1990 et des changements géopolitiques qui suivent le « Printemps arabe » aussi bien
que des conflits qui, depuis le début des années 2000, ont poussé des centaines de milliers de
personnes du Moyen-Orient et d'Afrique à migrer. » L'artiste y affirme répondre « avec rage à la
guerre en Ukraine et au traitement sélectif des réfugié·es aux frontières de l'Europe » et ajoute que
« l'exploration de la souffrance humaine et de la violence (celle infligée par les États aux individus
et par les individus à d'autres individus) est une tentative de rendre compte des tragédies
individuelles ».
8. L'œuvre contestée est accrochée parmi d'autres œuvres dans une grande salle,
distincte de l'allée centrale qui ouvre l'exposition. Est placé à l'unique entrée de cette salle un
panneau indiquant : « Certaines œuvres de cette salle sont susceptibles de heurter la sensibilité des
publics. Son accès est déconseillé aux mineurs. / L'équipe de médiation est à votre disposition
pour échanger avec vous sur les œuvres. » Deux agents de surveillance – dont l'un est présent en
permanence à l'entrée de la salle d'exposition de l'œuvre et le second au milieu de celle-ci - ont
pour mission de dissuader les personnes mineures non accompagnées par un adulte d'accéder à
cette salle. Un membre de l'équipe de médiation est également présent en permanence auprès du
tableau. Au milieu de cette salle, sur le chemin menant au tableau, un premier cartel indique que
le tableau « a été réalisé pendant la guerre en Ukraine et après que lesimages du charnier de Butcha
aient été diffusées ainsi que des images de nombreux viols sur des femmes et des hommes,
dénoncés comme crime de guerre. Miriam Cahn réagit sur le vif à la violence de ces images qui
ont circulé sur les réseaux sociaux et fait le tour du monde. (…) Pour l'artiste « il s'agit ici d'une
personne aux mains liées, violée avant d'avoir été tuée et jetée dans la rue. La répétition des images
de violence dans les guerres ne vise pas à choquer mais à dénoncer ». Un second cartel, placé à
côté de l'œuvre, reprend la référence aux crimes commis à Butcha, indique que la victime est une
personne adulte et cite l'artiste : « Ce tableau traite de la façon dont la sexualité est utilisée comme
arme de guerre, comme crime contre l'humanité. Le contraste entre les deux corps figure la
puissance corporelle et l'oppresseur et la fragilité de l'opprimé agenouillé et amaigri par la guerre ».
9. Enfin, si l'on peut regretter que le cahier pédagogique à destination des
enseignants, fourni au titre de la mission statutaire de l'établissement de conception et mise « en
œuvre des actions d'éducation artistique et culturelle, notamment en direction des jeunes », ne
comporte aucune forme d'avertissement quant à l'impact possible de certaines œuvres sur des
mineurs, notamment parmi les plus jeunes, il résulte de l'instruction qu'aucun mineur visitant seul
l'exposition n'a été signalé et qu'aucun incident né de la présence d'un mineur devant le tableau
en cause n'a été recensé.
10. Il résulte de tout ce qui précède que l'unique intention de l'artiste est de
dénoncer un crime et que la société Palais de Tokyo a entouré l'accès au tableau « Fuck
abstraction ! » de précautions visant à en écarter les mineurs non accompagnés et dissuader les
personnes majeures accompagnées de mineurs d'y accéder, et que cette société a fourni, sur le
chemin menant à l'œuvre, les éléments de contexte permettant de redonner à son extraordinaire
crudité le sens que Miriam Cahn a entendu lui attribuer. Dans ces conditions, l'accrochage de ce
tableau dans un lieu dédié à la création contemporaine et connu comme tel, et accompagné d'une
mise en contexte détaillée, ne porte pas d'atteinte grave et manifestement illégale à l'intérêt
supérieur de l'enfant ou à la dignité de la personne humaine.
11. Les quatre requêtes ne peuvent par suite qu'être rejetées, y compris leurs
conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il n'y a pas
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lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit à la demande présentée sur le même
fondement par la société Palais de Tokyo.
O R D O N N E :
------------------
Article 1er : L'intervention de la Ligue des droits de l'homme sous le n° 472646 est admise.
Article 2 : Les requêtes n° 472611, 472612, 472646 et 472702 sont rejetées.
Article 3 : Les demandes présentées par la société Palais de Tokyo au titre de l'article L. 761-1 du
code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à l'association Juristes pour l'enfance, à
l'association Pornostop, à l'association Innocence en danger et à l'association Face à l'inceste ainsi
qu'à la société Palais de Tokyo et à la Ligue des droits de l'homme.
Copie en sera adressée à la ministre de la culture.

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