MB/IC
Société JUMEAUX
C/
S.A.S. DOMAINE DUJAC
Expédition et copie exécutoire délivrées aux avocats le
COUR D'APPEL DE DIJON
2ème chambre civile
ARRÊT DU 15 DECEMBRE 2022
N° RG 20/01397 - N° Portalis DBVF-V-B7E-FSHO
MINUTE N°
Décision déférée à la Cour : au fond du 23 octobre 2020,
rendue par le tribunal paritaire des baux ruraux de Dijon - RG : 51-18-006
APPELANTE :
Société JUMEAUX représenté par son gérant en exercice, M. [E] [Y], domicilié en cette qualité au siège social sis :
[Adresse 4]
[Adresse 4]
[Localité 1]
représentée par Me Caroline VARLET-ANGOVE, avocat au barreau de PARIS
INTIMÉE :
S.A.S. DOMAINE DUJAC représentée par son président en exercice, M. [T] [D], domicilié en cette qualité au siège social sis :
[Adresse 6]
[Localité 2]
représentée par Me Francine MONNERET, membre de la SCP MARQUE MONNERET MARQUE, avocat au barreau de DIJON, vestiaire : 76
assistée de Me Samuel CREVEL, membre du Cabinet SCILLON, avocat au barreau de PARIS
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue le 20 octobre 2022 en audience publique devant la cour composée de :
Françoise VAUTRAIN, Présidente de Chambre, Président,
Michèle BRUGERE, Conseiller, qui a fait le rapport sur désignation du Président,
Sophie BAILLY, Conseiller,
qui en ont délibéré.
GREFFIER LORS DES DÉBATS : Maud DETANG, Greffier
DÉBATS : l'affaire a été mise en délibéré au 15 Décembre 2022,
ARRÊT : rendu contradictoirement,
PRONONCÉ : publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'
article 450 du code de procédure civile🏛,
SIGNÉ : par Françoise VAUTRAIN, Présidente de Chambre, et par Maud DETANG, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
La société Domaine Dujac est une société familiale dont l'activité consiste dans l'exploitation -de manière traditionnelle- de vignes en Bourgogne et la commercialisation des vins qui en sont issus.
Cette société est essentiellement locataire, en fermage ou en métayage, des parcelles sur lesquelles son exploitation est assise.
Par acte authentique du 13 juillet 2006 un bail à métayage a été consenti à la société Domaine Dujac par la SCI Le Clos de Thorey pour une durée de 25 ans, quatre mois et 11 jours à compter du 1er juillet 2006 (soit un terme fixé le 1er novembre 2031) portant sur les deux parcelles de vigne suivantes :
- A [Localité 12], section BN, n° [Cadastre 3], lieudit « [Localité 7] », d'une surface de 05 a 37 ca, éligible à l'AOC [Localité 7] ;
- A [Localité 12], section BO, n° [Cadastre 5], d'une surface de 23 a 92 ca, lieudit « [Adresse 10] », éligible à l'AOC Chambertin [Localité 9].
En vertu de ce bail, la société métayère devait verser, à titre de loyer, à la bailleresse 45% de la récolte produite par les parcelles données à bail sous forme de « raisins, de moûts ou de vins ».
Le 10 novembre 2006 les associés de la SCI Le Clos de Thorey ont décidé la dissolution anticipée de la société et le partage de ses actifs et, par acte authentique reçu le 11 décembre 2006, les parcelles cadastrées BN [Cadastre 3] et BO [Cadastre 5] à [Adresse 11] ont été attribuées à la société Jumeaux qui est donc devenue bailleresse desdites parcelles louées par métayage à la société Domaine Dujac.
Par acte signifié à la bailleresse en date du 8 février 2018 à effet au 12 novembre 2019 pour respecter le délai de préavis prescrit par la loi, la société Dujac a sollicité à l'amiable la conversion du contrat de métayage en contrat de bail à ferme, en application de l'
article L 417-11 du code rural🏛.
Confrontée au silence de la bailleresse, la société Domaine Dujac a saisi par requête du 3 mai 2018 le tribunal paritaire des baux ruraux de Dijon pour que soit convoquée la société civile Les Jumeaux, venue aux droits de la société Le Clos de Thorey, aux fins, sauf meilleur accord, de voir :
- Ordonner la conversion du métayage en fermage à compter du 12 novembre 2019 ;
- Fixer le fermage conformément à l'arrêté du préfet de la Côte d'Or applicable.
A défaut de conciliation, les parties ont été renvoyées en phase de jugement.
La société Jumeaux a sollicité du tribunal le rejet de la demande de conversion, et subsidiairement la réparation du préjudice qu'elle subit du fait de la conversion, en application de l'
article L. 417-11 précité du code rural et de la pêche maritime🏛.
Par jugement du 23 octobre 2020, le tribunal paritaire des baux ruraux de Dijon a :
- débouté la société Domaine Dujac de ses fins de non-recevoir,
- déclaré recevable la demande de rejet de conversion présentée par la société Jumeaux,
- dit que la société Jumeaux ne démontre pas que la conversion du métayage en fermage porterait une atteinte disproportionnée au droit au respect de ses biens garantis par l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- ordonné la conversion de plein droit du bail à métayage signé entre les parties le 13 juillet 2006 en bail à ferme portant sur les parcelles sises commune de [Localité 12] cadastrées BN [Cadastre 3] lieu-dit [Localité 7] (5 a 37 ca) et BO [Cadastre 5] lieu-dit [Localité 9] (23 a 92 ca), ce à compter du 12 novembre 2019,
- fixé le fermage à la valeur en argent de 2,94 hectolitres de vin d'appellation [Localité 7]
calculée sur la base du prix de l'hectolitre fixé chaque année par arrêté préfectoral,
- dit que les dispositions du bail du 13 juillet 2006 seront maintenues à l'exception de celles figurant aux articles 5 et 10 prévoyant le partage des produits et des charges ainsi que de la conversion du bail à métayage en bail à ferme,
- dit que le fermage sera réglé en trois échéances les 31 mars, 30 juin et 30 novembre de chaque année, calculées sur les bases fixées par l'article 2.2 de l'arrêté préfectoral de la Côté d'Or n° 678/DDT du 22 octobre 2014,
- dit que les deux premières échéances des 31 mars et 30 juin seront fixées à 30% du montant total du fermage et seront calculées sur la base des prix fixés par l'arrêté préfectoral pour la récolte de l'année précédente,
- dit que le solde sera égal au montant total du fermage calculé sur la base des prix « fermage » pour l'année en compte dont seront déduits les deux versements précédents,
- débouté la société Jumeaux de sa demande de dommages et intérêts,
- débouté la société Jumeaux de sa fin de non-recevoir tendant à la prescription de l'action
de la société Domaine Dujac aux fins de voir déclarer non écrite la clause de partage de récolte dans les proportions de 45 % et 55 %,
- déclaré recevable la demande de la société Domaine Dujac aux fins de voir déclarer non
écrite la clause de partage des produits attribuant 45% de ceux-ci au bailleur ;
- déclaré non écrite la clause de partage des produits attribuant 45% de ceux-ci au bailleur,
- dit que la société Domaine Dujac a renoncé de manière claire et non équivoque à se prévaloir, sur la période de 2015 à 2019, des dispositions légales régissant le partage des produits et des dépenses entre le bailleur et le métayer édictées par l'
article L. 417- 3 du code rural🏛,
- débouté la société Domaine Dujac de sa demande d'indemnisation d'un montant de 153 601,69 euros au titre du trop-perçu durant les années 2015, 2016, 2017 et 2018 et du partage des frais d'exploitation 2016, 2017, 2018 et 2019,
- ordonné l'exécution provisoire de la présente décision seulement en ce qu'elle ordonne la conversion du bail à métayage du 13 juillet 2006 en bail à ferme à compter du 12 novembre 2019,
- condamné la société Jumeaux à payer à la SAS Domaine Dujac la somme de 14 000 euros sur le fondement de l'
article 700 du code de procédure civile🏛,
- débouté la société Jumeaux de sa demande sur le fondement de l'
article 700 du code de procédure civile🏛,
- condamné la société Jumeaux aux entiers dépens de la présente instance.
Par lettre recommandée postée le 20 novembre 2022, la société Jumeaux a relevé appel de cette décision en excluant les chefs du jugement ayant dit que la société Domaine Dujac a renoncé de manière claire et non équivoque à se prévaloir sur la période de 2015 à 2019, des dispositions légales régissant le partage des produits et des dépenses entre le bailleur et le métayer édictées par l'
article L 411-7 du code rural🏛 et débouté la société Domaine Dujac de sa demande d'indemnisation d'un montant de 153 601,69 euros au titre du trop perçu durant les années 2015 à 2018 et du partage des frais d'exploitation de 2016 à 2019.
La société Domaine Dujac a, pour sa part, régulièrement interjeté appel incident du jugement en ce qu'il a :
- dit qu'elle a renoncé de manière claire et non équivoque à se prévaloir, sur la période de 2015 à 2019, des dispositions légales régissant le partage des produits et des dépenses entre le bailleur et le métayer édictées par l'
article L. 417- 3 du code rural🏛,
- et l'a débouté de sa demande d'indemnisation d'un montant de 153 601,69 euros au titre du trop-perçu durant les années 2015, 2016, 2017 et 2018 et du partage des frais d'exploitation 2016, 2017, 2018 et 2019
Par conclusions du 14 octobre 2022 développées oralement à l'audience, la société Jumeaux demande à la cour d'appel :
Vu l'
article L. 417-11 du code rural et de la pêche maritime🏛,
Vu l'article 1 er du premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales,
-d'infirmer le jugement rendu par le tribunal paritaire des baux ruraux de Dijon le 23 octobre 2020 en ce qu'il a :
- dit que la société Jumeaux ne démontre pas que la conversion du métayage en fermage porterait une atteinte disproportionnée au droit au respect de ses biens garantis par l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales,
- ordonné la conversion de plein droit du bail à métayage signé entre les parties le 13 juillet 2006 en bail à ferme portant sur les parcelles sises commune de [Localité 12] cadastrées BN [Cadastre 3] lieudit [Localité 7] (5 a 37 ca) et BO [Cadastre 5] lieudit [Adresse 10] (23 a 92 ca), ce à compter du 12 novembre 2019,
- fixé le fermage à la valeur en argent de 2,94 hectolitres de vin d'appellation [Localité 7] calculée sur la base du prix de l'hectolitre fixé chaque année par arrêté préfectoral,
- dit que les dispositions du bail du 13 juillet 2006 seront maintenues à l'exception de celles figurant aux articles 5 et 10 prévoyant le partage des produits et des charges ainsi que la conversion du bail à métayage en bail à ferme,
- dit que le fermage sera réglé en trois échéances les 31 mars, 30 juin et 30 novembre de chaque année, calculées sur les bases fixées par l'article 2.2 de l'arrêté préfectoral de la Côte d'Or n° 678DDT du 22 octobre 2014,18
- dit que les deux premières échéances des 31 mars et 30 juin seront fixées à 30 % du montant total du fermage et seront calculées sur la base des prix fixés par arrêté préfectoral pour la récolte de l'année précédente,
- dit que le solde sera égal au montant total du fermage calculé sur la base des prix «fermage » pour l'année en compte dont seront déduits les deux versements précédents,
- débouté la société Jumeaux de sa demande de dommages et intérêts,
- déclaré recevable la demande de la Société Domaine Dujac aux fins de voir déclarer non écrite la clause de partage de récolte dans les proportions de 45% et 55%
- déclaré non écrite la clause de partage des produits attribuant 45 % de ceux-ci au bailleur,
- condamné la société Jumeaux à payer à la Société Domaine Dujac la somme de 4 000 euros (quatre mille euros) sur le fondement de l'
article 700 du code de procédure civile🏛,
- débouté la société Jumeaux de sa demande sur le fondement de l'article 700 du
code de procédure civile,
- condamné la société Jumeaux aux entiers dépens de la présente instance.
Statuant à nouveau,
-de juger que la conversion du bail à métayage en bail à ferme porte une atteinte disproportionnée aux droits de la société Jumeaux,
En conséquence,
-de débouter la société Domaine Dujac de sa demande de conversion du bail,
Subsidiairement,
-de condamner la société Domaine Dujac à lui payer la somme de 13 800 000 euros en réparation de son préjudice consécutif à la conversion du métayage en fermage,
En tout état de cause,
-de débouter la société Domaine Dujac de sa demande tendant à ce que soit jugée non écrite la clause de partage des produits à hauteur de 45 % pour le bailleur et 55 % pour le preneur,
-de déclarer la société Domaine Dujac irrecevable en sa demande tendant à ce que soit ordonnée la requalification du bail litigieux en bail à ferme,
Subsidiairement,
-de l'en débouter,
-de débouter la société Domaine Dujac de ses demandes tendant à l'infirmation du jugement entrepris en ce qu'il a ;
- dit que la société Domaine Dujac avait renoncé efficacement à se prévaloir, sur la
période allant de 2015 à 2019, aux dispositions de l'
article L. 417-3 du code rural et de la pêche maritime🏛,
- débouté ladite société de sa demande en paiement et à la condamnation de la société Jumeaux à lui payer la somme de 153 250 euros avec intérêts de droit,
-de condamner la société Domaine Dujac à lui payer la somme de 5 000 euros au titre de l'
article 700 du code de procédure civile🏛,
-de condamner la société Domaine Dujac aux entiers dépens.
Par conclusions du 5 septembre 2022 développées oralement à l'audience la société Dujac demande à la cour :
Sur l'appel principal,
-de rejeter l'appel de la société Jumeaux en toutes ses dispositions ;
-de confirmer en conséquence le jugement entrepris en ce qu'il a :
- déclaré recevable la demande de conversion présentée par la société Domaine Dujac;
- ordonné la conversion en bail à ferme du bail à métayage conclu entre les parties ;
-fixé la valeur du fermage à la valeur en argent de 2,94 hectolitres du vin d'appellation [Localité 7] tel que fixée par l'autorité préfectorale ;
-débouté la société Jumeaux de sa demande de dommages et intérêts ;
-débouté la société Jumeaux de sa fin de non-recevoir fondée sur la prescription ;
-déclaré recevable la demande de la société Dujac aux fins de voir réputer non écrite
la clause de partage de la récolte dans les proportions de 45% et 55% ;
-déclaré non écrite ladite clause.
Sinon,
- d'ordonner la requalification du bail litigieux en bail à ferme avec les mêmes conséquences que celles produites par la conversion et constatées par le tribunal ;
Sur l'appel incident,
-d'accueillir son appel incident en toutes ses dispositions ;
-d'infirmer en conséquence le jugement entrepris en ce qu'il a :
- dit qu'elle avait renoncé efficacement à se prévaloir, sur la période allant de 2015 à 2019, aux dispositions de l'
article L 417-3 du code rural et de la pêche maritime🏛 ;
- et l'a déboutée de sa demande en paiement ;
-de condamner dès lors la société Les Jumeaux à lui payer la somme de 153.250 euros avec intérêts de droit.
En tout état de cause,
-de condamner la société Les Jumeaux à lui payer la somme de 8.000 euros au titre des frais irrépétibles ;
-de condamner la société Les Jumeaux aux entiers dépens.
SUR CE :
Vu les dernières conclusions développées par les parties à l'audience du 20 octobre 2022 auquel la cour se réfère, vu les pièces
Sur la conversion du bail à métayage en bail à ferme fondée sur l'
article L. 417-11 du code rural et de la pêche maritime🏛Pour conclure à l'infirmation du jugement déféré la société Jumeaux se prévaut d'un arrêt rendu le 10 octobre 2019 par la Cour de cassation dans les termes suivants :
« En statuant ainsi, sans recherche concrètement, comme il le lui était demandé, si la conversion du métayage en fermage, en ce qu'elle privait le GFA de la perception en nature des fruits de la parcelle louée et en ce qu'elle était dépourvue de tout système effectif d'indemnisation, ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de ses biens au regard du but légitime poursuivi, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision', et de l'article 1er du protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentale qui rappelle le droit de toute personne physique ou morale au respect de ses biens.
Elle prétend que la conversion sollicitée lui cause - et en particulier à son ultime et unique propriétaire bénéficiaire, M. [Y] (qui est aussi le gérant unique de la SC Jumeaux), un préjudice considérable - en ce qu'elle la prive d'un revenu en nature d'une valeur très nettement supérieure au montant maximal du fermage autorisé, sans même compter la baisse de valeur des parcelles de vignes appartenant à la société Jumeaux, qui verra ainsi son patrimoine immobilier dévalué très fortement.
S'agissant de la valorisation du vin, elle expose, pour illustrer son propos, qu'en application de l'arrêté préfectoral du 22 octobre 2014 , actualisé en dernier lieu par l'arrêté préfectoral du 17 novembre 2021, qui fixe le montant du fermage des parcelles plantées en vigne et de l'arrêté préfectoral n° 822 du 6 novembre 2018 qui fixe à 31 631 euros le prix à la pièce de 228 litres en AOP [Localité 7] et [Localité 8], le fermage serait fixé, pour l'année 2018 à la somme de :
4 x 31 631 x (0,0537 + 0,2392) + 10 % = 40 764,77 euros, ce qui lui procurerait un revenu très inférieur au revenu annuel perçu (ou à percevoir une fois les bouteilles vendues) en application du bail à métayage jusqu'alors applicable.
Elle fait valoir qu'en application de la répartition convenue au bail, la récolte livrée chaque année en bouteilles étiquetées Dujac a atteint une moyenne pour les trois dernières années de 484 litres par an ; que M. [E] [Y] exerçe son activité dans le domaine du vin surtout aux Etats-Unis, et y commercialise le vin qu'il perçoit via la société Jumeaux dans le cadre du métayage à un prix minimal de 2 000 $ environ par bouteille, soit 1 850 euros ; que par conséquent le revenu annuel moyen généré par le bail à métayage s'élève au minimum à la somme de 484 litres / 0,75 x 1 850 euros = 1 193 866 euros, bien supérieur aux 40 000 euros de fermage qu'elle percevra dès lors que la conversion aura été prononcée, le préjudice s'élevant ainsi à 1 150 000 euros environ par an soit, sur 12 ans, à 13 800 000 euros, soit un rapport de l'ordre de 1 à 33 au moins entre le montant du fermage et le montant reçu dans le cadre du métayage
La SC Jumeaux reproche au tribunal d'avoir retenu qu'elle ne justifiait pas du prix de vente des bouteilles alors que le fait que le nom du vendeur n'apparaisse pas sur les résultats de vente aux enchères n'a aucune importance, puisqu'il s'agit d'établir la valeur de marché du vin et que par ailleurs la vente des bouteilles au moyen de ventes aux enchères était connue du Domaine Dujac et ressort des échanges de courriers entre son représentant légal, M. [D] et M. [Y].
La SC Jumeaux critique en outre le tribunal en ce qu'il a jugé que les résultats avancés de ces ventes aux enchères ne permettraient pas de démontrer son préjudice notamment parce que les lots vendus portaient sur un nombre très limité de bouteilles.
Elle souligne à cet égard que M. [Aa] a l'habitude lorsqu'il vend une partie de sa collection, de le faire dans le cadre de ventes aux enchères menées par la maison Acker Merall ; que les pièces produites établissent que les vins du Domaine Dujac sont particulièrement bien valorisés aux Etats Unis et ont connu une hausse 'spectaculaire' de leur prix ; que par ailleurs, parmi les vins produits par Domaine Dujac,celui produit sur les parcelles appartenant à la société Jumeaux ([Localité 7]) est vendu à des prix nettement plus élevés que ceux produits sur les autres parcelles.
A titre subsidiaire, elle suggère à la cour, si elle l'estime utile, de désigner d'office tel expert qu'il lui plaira afin de déterminer le montant du préjudice subi par la société et en particulier par son seul et ultime propriétaire bénéficiaire (ou bénéficiaire effectif) du fait de la conversion, en application de l'
article 143 du code de procédure civile🏛.
La société Jumeaux considère comme non pertinents les éléments que le Domaine Dujac avance pour légitimer la conversion du métayage en fermage, à savoir le fait d'échapper au contrôle que le bailleur exercerait sur son exploitation et d'autre part la possibilité de commercialiser la totalité de sa production, aux motifs qu'elle n'a jamais exercé le moindre contrôle sur l'exploitation du métayer, et que le Domaine Dujac a fait le choix depuis de nombreuses années de ne commercialiser qu'une infirme partie de sa production sur les deux parcelles litigieuses, de manière à en créer la rareté et à en faire augmenter les prix.
Elle ajoute s'agissant de la répartition des produits, à hauteur de 45% à son profit qu'elle n'a nullement contraint le Domaine Dujac à une telle répartition, le bail ayant été conclu antérieurement à l'acquisition des parcelles louées par la société Jumeaux, et que le fait qu'elle ait attendu la douzième année du bail pour solliciter la conversion démontre que cette répartition présentait un intérêt non négligeable pour elle.
S'agissant de l'indemnisation de son préjudice, elle relève qu'il est de jurisprudence constante qu'une disposition légale se suffisant à elle-même est applicable, sans attendre la publication d'un décret, dès la date d'entrée en vigueur de cette loi, si les dispositions légales sont suffisamment claires et précises : qu'en l'espèce, dès lors que la loi prévoit le principe de l'indemnisation du bailleur du préjudice qu'il subit, la cour est parfaitement à même d'apprécier, le cas échéant à dire d'expert, le préjudice qui doit être mis à la charge du Domaine Dujac.
Elle ajoute que le fait que la société Domaine Dujac n'ait pas commis de faute n'empêche nullement qu'elle puisse être condamnée à réparer le préjudice qu'elle subirait du fait de la conversion.
En réplique, la société Dujac relève le caractère discrétionnaire du droit à conversion pour le métayer sans autre condition que la durée écoulée, d'au moins 8 années, de la relation contractuelle.
Elle rappelle l'arrêt de la troisième chambre civile de la cour de cassation en date du 10 octobre 2019 qui a jugé, en s'appuyant sur l'article 1er du protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, que par exception, en l'absence de dispositif d'indemnisation à son profit, le bailleur est en droit de résister à la demande de conversion de son métayer, serait-il en place depuis plus de 8 ans, si cette conversion 'porte une atteinte disproportionnée au droit du respect de ses biens au regard du but légitime poursuivi'.
Elle soutient que le bailleur doit apporter, à l'aide d'éléments concrets et non à partir de considérations théoriques, la preuve d'une telle disproportion dans son cas particulier, et qu'en l'espèce la société Jumeaux est défaillante dans l'administration de cette preuve.
A cet égard, elle avance au titre des avantages qu'elle retirerait de cette conversion la levée du contrôle du bailleur sur l'exploitation du métayer, et la levée de l'obligation de communiquer les comptes annuels au bailleur pour le mode de calcul du loyer du métayage.
Elle invoque ensuite le mode de fixation du loyer représentant 45 % de la production des parcelles, qui la prive de la possibilité de commercialiser une part conséquente de sa production, alors que la charge financière d'un loyer n'empêche par le fermier de développer son exploitation et d'élargir sa clientèle
Elle souligne enfin que le seul argument avancé par la société Jumeaux, consiste à soutenir que la conversion lui apporterait une ressource moindre que la revente de la part de produits qu'elle percevait dans le cadre du métayage, et à cet égard, elle relève
-que la société Jumeaux n'établit pas le prix auquel elle commercialise les vins ;
-que s'il existe un écart entre le revenu du métayage et le revenu du fermage, la société Jumeaux ne démontre pas en quoi cet écart constitue une atteinte disproportionnée à son droit de propriété en tant que bailleur.
S'agissant de l'indemnisation dont la société Jumeaux prétend bénéficier si la conversion est autorisée sur le fondement de l'
article L 417-11 du code rural et de la pêche maritime🏛, le Domaine Dujac considère que l'absence de publication d'un décret d'application de la loi fait obstacle à cette indemnisation, comme l'a retenu le tribunal, et que pareillement l'hypothétique responsabilité sans faute invoquée par le bailleur pour obtenir cette indemnisation concerne des situations restreintes et ne peut être étendue au cas d'espèce sans texte.
Sur ce :
La demande de conversion est fondée en premier lieu par le Domaine Dujac sur l'
article L. 417-11 du code rural et de la pêche maritime🏛, lequel dispose que tout bail à métayage peut être converti en bail à ferme à l'expiration de chaque année culturale à partir de la troisième année du bail initial si le propriétaire ou le preneur en a fait la demande au moins douze mois auparavant ; que nonobstant toute disposition contraire, la conversion ne pourra être refusée lorsque la demande sera faite par le métayer en place depuis huit ans et plus et que, sans préjudice de l'application immédiate de l'alinéa précédent, les modalités de l'indemnisation éventuellement due au bailleur sont fixées par un décret en conseil d'état.
Le décret auquel renvoie la loi n'a pas été édicté.
La société Jumeaux se prévaut de la jurisprudence de la cour de cassation rendue au visa de l'article premier du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, selon laquelle le bailleur peut s'opposer à la demande de conversion de plein droit s'il démontre que cette mesure, en ce qu'elle le prive de tout système d'indemnisation, porte une atteinte disproportionnée à ses biens, malgré l'objet d'intérêt général poursuivi par la loi.
Il appartient à la cour, saisie d'une demande de conversion par la société Domaine Jumeaux, de se livrer à ce contrôle de proportionnalité à charge pour la société Jumeaux d'apporter la preuve de l'atteinte disproportionnée qu'elle allègue à partir d'éléments concrets.
La différence majeure entre les contrats de fermage et de métayage réside dans la nature de la contrepartie dont bénéficie le bailleur en échange de la location des terres. Alors qu'en cas de fermage, le propriétaire perçoit un loyer dont le montant est déterminé, fixé et encadré, en cas de métayage il perçoit une part des produits de l'exploitation dont la masse dépend notamment, s'agissant de la culture de la vigne, de facteurs climatiques.
Par ailleurs, le régime fiscal et de protection sociale applicable au bailleur est différent selon que les terres sont louées dans le cadre d'un bail à ferme ou d'un bail à métayage.
C'est donc l'ensemble de ces éléments que la cour doit comparer pour déterminer si la conversion sollicitée porte une atteinte disproportionnée au droit de propriété du bailleur par rapport aux avantages que le législateur a entendu octroyer au métayer dans l'intérêt de l'agriculture.
S'agissant de la contrepartie dont bénéficie le bailleur du fait de la location des terres, le bail signé le 13 juillet 2006 initialement entre le Domaine Dujac et la SCI Le Clos de Thorey, poursuivi par la société Jumeaux après dissolution de cette dernière à compter du 11 décembre 2016, prévoit en son article 5 que le partage en raisins, en mout ou en vins produits par la parcelle se fera dans la proportion de 45 % au bailleur et de 55 % au preneur.
En l'espèce, il n'est pas contesté par les parties que les produits de la récolte ont en réalité été livrés par la société Domaine Dujac à la société Jumeaux en bouteilles.
La société Jumeaux estime à 40 764,77 euros le prix du fermage maximum en application des arrêtés préfectoraux du 22 octobre 2014 actualisé par l'arrêté préfectoral du 17 novembre 2021 et de l'arrêté n° 822 du 6 novembre 2018, qui fixe à 31 631 euros le prix de la pièce de 228 litres en AOP [Localité 7] et [Localité 8].
Le Ab Ac ne conteste pas cette estimation, ni le fait que la société Jumeaux a reçu en bouteilles, selon la clé de répartition prévue au contrat, l'équivalent de :
513 litres en 2018,
578 lires en 2017
362 litres en 2016;
322,5 litres en 2015.
Elle tient par ailleurs pour plausible au cas d'espèce l'existence d'un écart entre le revenu tiré du métayage et du fermage
La société Jumeaux prétend justifier l'ampleur de cet écart en se fondant sur le prix de vente des bouteilles estimé à 2 000 dollars, soit environ 1850 euros, correspondant à une moyenne calculée sur les années 2018 et 2019, en hausse par rapport à l'année précédente au vu de divers extraits des ventes aux enchères réalisées par la maison Acker sur la période du 27 janvier 2018 au 3 avril 2020 comportant l'identification de lots de bouteilles versés aux débats.
La cour comme le tribunal relève que la société Jumeaux se borne à définir un revenu moyen généré par le bail à métayage sans effectuer le calcul précis des ventes réalisées sur les années de référence aux Etats Unis ou en France.
Le tribunal a par ailleurs pointé à juste titre la faiblesse des éléments de preuve produits par la société Jumeaux en retenant que les extraits de vente aux enchères permettaient, certes, de connaître le prix auquel certains vins du Domaine Ac se vendent sur le marché aux enchères des Etats Unis, mais qu'à défaut d'indication du nom du vendeur, en l'espèce la société Jumeaux, sur ces documents, il n'était pas possible de relier ces ventes à son activité ni aux bouteilles qu'elle prétendait avoir perçu du Domaine Dujac, ni encore de considérer que toutes les bouteilles livrées sur la période de référence par la société Dujac avaient été vendues.
Le seul bon de livraison de bouteilles à une société Direct du Domaine LLC située à Washington au titre des loyers 2015 et 2016 qui est produit par la société Jumeaux et les échanges de courriels (pour ceux qui sont traduits) n'apportent à cet égard aucun élément utile
L'expertise suggérée à la cour, à titre subsidiaire, par la société Jumeaux ne saurait être ordonnée pour suppléer la carence de cette dernière dans l'administration de la preuve qui lui incombe, dès lors qu'elle n'a pas été en mesure de communiquer les documents douaniers et fiscaux demandés par le tribunal pour corroborer ses allégations, et n'a pas répondu à la sommation de la société Domaine Dujac du 11 juin 2019 de communiquer, pour chacun des exercices depuis qu'elle a acquis les parcelles de terres comprises dans le bail, les comptes de résultats, le détail de son chiffre d'affaires et les factures de vente de la quote-part provenant du bail à métayage, alors qu'elle détient ces documents et renseignements.
En l'état des seules pièces produites, la société Jumeaux n'est pas en mesure de retracer le cheminement des bouteilles livrées par la société Domaine Dujac sur les années de référence, afin de démontrer l'étendue de la privation des produits en nature à laquelle elle se trouverait confrontée si la conversion était autorisée, de sorte qu'aucun comparatif ne peut être fait avec le montant des fermages.
La société Jumeaux n'a pas davantage fourni le moindre élément permettant à la cour de comparer les conséquences résultant pour elle de la conversion du métayage en fermage sur le plan fiscal et en terme de protection sociale .
Par ailleurs, elle met en avant le fait qu'elle serait un relai incontournable dans la valorisation sur le marché américain du vin produit par le Domaine Dujac par la stratégie commerciale qu'elle a mise en oeuvre, sans pour autant en détailler le contenu.
A cet égard, le premier juge s'est livré à une analyse précise des pièces produites par les parties, que la cour reprend à son compte, et dont il ressort que la société Domaine Dujac, créée en 1967, bénéficiaitdéjà d'une importante notoriété aux Etats Unis depuis 1990 et donc avant l'acquisition par la société Jumeaux des parcelles en 2006.
Dès lors, il ressort de ces éléments analysés globalement que lasociété Jumeaux n'apporte pas la preuve que sa situation, telle qu'elle résulterait de la conversion automatique du contrat de metayage, aurait mérité une indemnisation dont elle serait privée par l'absence de décret d'application de l'
article L 417-11 du code rural🏛.
En conséquence, le jugement ne peut qu'être confirmé en ce qu'il a ordonné la conversion du contrat de métayage en contrat de fermage et fixé la date d'effet de la conversion rétroactivement au 12 novembre 2019 après voir retenu que la société Jumeaux ne démontrait pas que la conversion entraînerait une atteinte disproportionnée à son droit de propriété conventionnellement garanti.
Sur la fixation du fermage et les modalités de paiement du fermage
La société Jumeaux n'articule aucun moyen de nature à remettre en cause l'analyse pertinente du premier juge, de sorte que la cour ne peut que confirmer le jugement déféré.
Sur le maintien des dispositions du bail à l'exception des articles 5 et 10 prévoyant le partage des produits et des charges ainsi que la conversion du bail à métayage en bail à ferme
Ces dispositions étant devenues sans objet du fait de la conversion, le jugement ne peut qu'être confirmé en ce qu'il a fait droit à la demande.
Sur l'indemnisation du préjudice subi par la société Jumeaux
Cette demande ne peut prospérer quelque soit le fondement allégué dans la mesure où la cour a retenu précédemment que la société Jumeaux ne démontrait pas que la conversion de droit du contrat de métayage porterait concrètement une atteinte disproportionnée à son droit de propriété. Dès lors le jugement ne peut qu'être confirmé en ce qu'il a débouté la société Jumeaux de ce chef de demande.
Sur l'appel incident de la société Domaine Dujac
L'
article L. 417-3 du code rural et de la pêche maritime🏛 précise que le montant de la part du bailleur ne peut être supérieure au tiers de l'ensemble des produits, sauf décision contraire du tribunal paritaire. La règle du tiercement a un caractère d'ordre public.
Le tribunal a rappelé à bon droit qu'en application de l'
article L. 415-12 du code rural et de la pêche maritime🏛, toute disposition des baux restrictive des droits stipulés par le présent titre était réputée non écrite et a exactement retenu que la clause litigieuse, relative à la répartition des produits de l'exploitation entre le bailleur et le métayer, qui était réputée n'avoir jamais existé n'était pas susceptible d'avoir produit des effets et que l'action tendant à voir tirer les conséquences de ce caractère non écrit n'était pas soumise à la prescription quinquennale.
Le métayer ne peut renoncer à la règle du tiercement qu'en cours de bail lorsque son droit est acquis. La renonciation n'est valable que si elle résulte d'actes postérieurs au bail manifestant, sans équivoque, la volonté du locataire.
En l'espèce, il n'est pas contesté par les parties que les produits de la récolte ont été livrés par la société Domaine Dujac à la société Jumeaux en bouteilles.
Nonobstant le fait que cette répartition est contraire aux dispositions d'ordre public précitées, la clause litigieuse a été exécutée depuis le début du bail, sans aucune réserve par la société Domaine Dujac qui a procédé elle même au décompte des bouteilles dues à la société Jumeaux en contrepartie de la location des terres et a livré lesdites bouteilles, de sorte qu'il y a lieu de considérer que le Domaine Dujac a renoncé de manière non équivoque à la règle du tiercement.
Le jugement mérite donc d'être confirmé en ce qu'il a retenu que la société Domaine Dujac avait renoncé à se prévaloir des dispositions légales régissant le partage des récoltes et des dépenses entre le bailleur et le métayer de l'
article L 417-3 du code rural🏛 et débouté cette dernière de sa demande en remboursement d'un trop perçu de 153 601,69 euros sur la période 2015-2018 au titre des produits du métayage et sur la période 2016-2019 au titre des frais d'exploitation.
Le jugement est en outre confirmé en ce qu'il a condamné la société Jumeaux au paiement d'une indemnité fondée sur l'
article 700 du code de procédure civile🏛 et aux dépens.
Succombant en appel, la société Jumeaux est condamnée aux dépens de la procédure d'appel et au paiement d'une somme supplémentaire de 2 000 euros sur le fondement de l'
article 700 du code de procédure civile🏛.
PAR CES MOTIFS
Confirme le jugement rendu par le tribunal paritaire des baux ruraux le 23 octobre 2020 en toutes ses dispositions
Y ajoutant,
Condamne la société Jumeaux à payer à la société Domaine Dujac une somme de 2 000 euros sur le fondement de l'
article 700 du code de procédure civile🏛 ainsi qu'aux dépens de la procédure d'appel.
Le Greffier, Le Président,