CONSEIL D'ETAT
Statuant au contentieux
N°
359994
M. Philippe AUBE MARTIN
M. Jean-Marc Vié, Rapporteur
M. Benoît Bohnert, Rapporteur public
Séance du 24 juin 2013
Lecture du
12 juillet 2013
REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Le Conseil d'Etat statuant au contentieux
(Section du contentieux, 8ème et 3ème sous-sections réunies)
Sur le rapport de la 8ème sous-section de la section du contentieux
Vu la requête, enregistrée le 5 juin 2012 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée par M. Philippe Aube Martin, demeurant Dumontlaan 11/302 à Koksijde (8670 - Belgique) ; il demande au Conseil d'Etat d'annuler, pour excès de pouvoir, le décret n° 2012-457 du 6 avril 2012 et de mettre à la charge de l'Etat une somme de 7 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;
Vu le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
Vu la convention fiscale entre la France et la Belgique signée le 10 mars 1964 ;
Vu le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
Vu la loi n° 2011-900 du 29 juillet 2011 ;
Vu la loi n° 2011-1977 du 28 décembre 2011 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Jean-Marc Vié, Maître des Requêtes,
- les conclusions de M. Benoît Bohnert, rapporteur public ;
1. Considérant qu'en vertu du 1 et du 2 du I de l'article 167 bis inséré dans le code général des impôts par la loi du 29 juillet 2011 de finances rectificative pour 2011, les contribuables fiscalement domiciliés en France pendant au moins six des dix années précédant le transfert de leur domicile fiscal hors de France sont imposables lors de ce transfert au titre des plus-values latentes constatées sur les droits sociaux et valeurs mobilières répondant à certains critères et déterminées par différence entre la valeur de ces titres lors du transfert du domicile fiscal hors de France et leur prix d'acquisition par le contribuable ou, en cas d'acquisition à titre gratuit, leur valeur retenue pour la détermination des droits de mutation ; qu'en vertu du III du même article, le transfert hors de France du domicile fiscal d'un contribuable est réputé intervenir le jour précédant celui à compter duquel ce contribuable cesse d'être soumis en France à une obligation fiscale sur l'ensemble de ses revenus ; que selon le IV du même article, lorsque le contribuable transfère son domicile fiscal hors de France dans un Etat membre de l'Union européenne, il est sursis au paiement de l'impôt correspondant aux plus-values constatées ; que l'impôt sur le revenu correspond à la plus-value latente n'est plus exigible à l'expiration d'un délai de huit ans suivant le transfert du domicile fiscal hors de France où à la date à laquelle le contribuable transfère de nouveau son domicile hors de France si cet événement est antérieur ;
2. Considérant que M. Aube Martin, qui était domicilié fiscalement en France jusqu'à la date du transfert de son domicile en Belgique le 30 décembre 2011, demande l'annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2012-457 du 6 avril 2012 relatif à l'imposition des plus-values et créances en cas de transfert du domicile hors de France, qui précise les obligations déclaratives lors du transfert du domicile fiscal d'un contribuable hors de France dans le cadre de l'imposition des plus-values latentes instaurée par l'article 167 bis du code général des impôts ;
Sur le moyen tiré de la méconnaissance de la convention fiscale franco-belge du 10 mars 1964 :
3. Considérant que, lorsqu'une somme peut être imposée en France sur le fondement d'une disposition du code général des impôts, il est fait échec à cette imposition lorsque celle-ci est réservée à un autre pays en application des stipulations d'une convention fiscale bilatérale ; que le juge de l'impôt doit alors constater, le cas échéant d'office, que, dans le cadre de la répartition du droit d'imposer convenue entre les Etats parties à cette convention, il y a lieu d'appliquer ces stipulations et non celles de la loi nationale prévoyant l'imposition en France ; qu'en revanche, et eu égard à l'objet d'une telle convention, un moyen tiré de la méconnaissance de ces stipulations par des dispositions législatives de portée générale ne saurait être utilement invoqué à l'appui d'un recours pour excès de pouvoir contre des dispositions réglementaires prises pour l'application de telles dispositions ; que, par suite, le moyen tiré de ce que l'article 167 bis du code général des impôts, pour l'application duquel le décret attaqué a été pris, méconnaîtrait les stipulations de l'article 18 de la convention conclue entre la France et la Belgique en vue d'éviter les doubles impositions ne peut qu'être écarté ;
Sur les moyens tirés de la méconnaissance de l'article 49 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne :
4. Considérant qu'aux termes de l'article 49 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne : " Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un Etat membre dans le territoire d'un autre Etat membre sont interdites. Cette interdiction s'étend également aux restrictions à la création d'agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d'un Etat membre établis sur le territoire d'un Etat membre. / La liberté d'établissement comporte l'accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d'entreprises, et notamment de sociétés au sens de l'article 54, deuxième alinéa, dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants, sous réserve des dispositions du chapitre relatif aux capitaux. " ;
5. Considérant, en premier lieu, que le 5 du VIII de l'article 167 bis du code général des impôts institue un mécanisme d'élimination d'une éventuelle double imposition qui résulterait de l'application d'une convention fiscale en prévoyant que l'impôt acquitté hors de France est imputable sur l'impôt définitif dû à l'expiration du sursis de paiement consécutivement à la cession des titres, dans la limite de ce dernier et à proportion de la part d'assiette taxée en France, sous réserve, ainsi que le précise le décret attaqué, que l'impôt acquitté hors de France soit un impôt personnel sur le revenu assis sur les plus-values de cession de valeurs mobilières ou de droits sociaux et qu'il soit calculé à partir du prix ou de la valeur d'acquisition des titres retenu pour la détermination de la plus-value ; qu'ainsi, dans l'hypothèse où le contribuable qui a transféré son domicile hors de France dans un autre Etat membre fait l'objet, à l'occasion de la cession des titres, d'une imposition sur la plus-value résultant de cette cession, les sommes acquittées à ce titre peuvent intégralement venir en déduction de l'imposition due en France ; que, si le montant de l'impôt dû en France est supérieur à celui mis à la charge du contribuable à l'étranger, cette situation résulte du pouvoir de chaque Etat de définir son régime d'imposition et ne contrevient à aucun principe du droit de l'Union ;
6. Considérant, en deuxième lieu, que M. Aube Martin soutient que l'application de l'article 167 bis du code général des impôts combiné avec l'article 2 de la loi du 28 décembre 2011 de finances pour 2012 codifié à l'article 223 sexies du même code, qui a institué une contribution exceptionnelle sur les hauts revenus assise sur le revenu fiscal de référence du foyer fiscal passible de l'impôt sur le revenu, aurait pour effet d'augmenter des plus-values latentes sur les droits sociaux le revenu fiscal de référence servant de base à la contribution exceptionnelle et serait contraire au principe de liberté d'établissement en créant une discrimination entre les résidents français et les personnes ayant transféré leur domicile hors de France ; que, toutefois, un tel moyen ne saurait être utilement invoqué à l'appui de la contestation du décret attaqué qui a été pris pour la seule application de l'article 167 bis du même code, dont l'entrée en vigueur est antérieure à celle de l'article 223 sexies de ce code ;
7. Considérant, en troisième lieu, qu'un Etat membre est en droit d'imposer une plus-value latente sur son territoire même si elle n'a pas encore effectivement été réalisée dès lors qu'elle n'impose pas le recouvrement immédiat lors du transfert dans un autre Etat de l'Union ; que, si le contribuable ayant transféré son domicile hors de France est tenu de déclarer chaque année le montant des plus-values imposables et de l'impôt en sursis de paiement, cette circonstance ne peut être regardée à elle seule comme le soumettant à un traitement disproportionné par rapport à l'objectif poursuivi ; que par suite, le requérant n'est pas fondé à soutenir que l'article 167 bis du code général des impôts serait à cet égard contraire à la liberté d'établissement ;
8. Considérant, en quatrième lieu, qu'en vertu du b du 1 du VII de l'article 167 bis du code général des impôts, le sursis de paiement expire au moment où intervient la donation de titres pour lesquels des plus-values ont été constatées sauf si le donateur démontre que la donation n'est pas faite à seule fin d'éluder l'impôt ; qu'en vertu du 2 du VII du même article, l'impôt correspondant aux plus-values latentes est dégrevé ou restitué s'il avait fait l'objet d'un paiement immédiat lors du transfert de domicile fiscal hors de France, pour sa fraction se rapportant aux titres donnés, lorsque ce contribuable donne ces titres à un tiers, s'il démontre que cette opération n'est pas faite à seule fin d'éluder l'impôt ; que le dernier alinéa du 3 du IX de l'article 167 bis prévoit que, à l'occasion de la donation, le contribuable déclare la nature et la date de cet événement et demande le dégrèvement ou la restitution de l'impôt correspondant aux plus-values constatées sur les titres concernés ; que le II de l'article 1er du décret attaqué, qui crée l'article 91 octodecies de l'annexe II au code général des impôts, indique que, dans cette hypothèse, le contribuable demande ce dégrèvement ou cette restitution, indique la nature et la date de l'événement et joint à l'appui de sa demande les éléments de calcul et les justificatifs correspondant au montant du dégrèvement demandé ;
9. Considérant qu'une mesure susceptible d'entraver la liberté d'établissement peut être justifiée par la raison impérieuse d'intérêt général de la lutte contre la fraude fiscale et la nécessité de préserver l'efficacité des contrôles fiscaux, dès lors que cette mesure restrictive respecte le principe de proportionnalité ; qu'une restriction injustifiée, même de faible portée ou d'importance mineure, est prohibée par l'article 49 du traité ;
10. Considérant que les dispositions du b du 1 du VII et le 2 du VII de l'article 167 bis du code général des impôts imposent au contribuable ayant transféré son domicile fiscal à l'étranger de démontrer que la donation des titres n'est pas réalisée dans un but exclusivement fiscal pour obtenir le maintien du sursis de paiement ainsi que le dégrèvement ou, s'il a été acquitté, le remboursement de l'impôt sur les plus-values latentes, alors qu'un contribuable qui conserve son domicile fiscal en France n'est soumis à aucun contrôle a priori de ses intentions en cas de donation de titres et n'est pas soumis à une imposition sur le revenu ;
1
1. Considérant que ni le transfert du domicile du contribuable hors de France ni la donation des titres avant l'expiration du délai de huit ans n'impliquent, en soi, une évasion fiscale ; que si, dans le cadre de l'objectif de lutte contre l'évasion fiscale, des obligations particulières peuvent être mises à la charge des contribuables ayant transféré leur domicile fiscal hors de France, l'obligation qui leur est faite de démontrer l'absence de montage destiné à éluder exclusivement l'impôt, sans que l'administration fiscale n'ait à fournir, à cet égard, le moindre indice d'abus, va au-delà de ce qu'implique normalement la lutte contre la fraude fiscale, dès lors que l'administration a les moyens d'obtenir de la part des autorités compétentes d'un Etat membre, notamment dans le cadre des directives relatives à l'assistance mutuelle des autorités compétentes des Etats membres dans le domaine des impôts directs, les informations relatives à la donation des titres ou valeurs mobilières ; que le principe de liberté d'établissement s'oppose, en conséquence, à ce que soit mise à la charge d'un contribuable ayant transféré son domicile hors de France la preuve de ce que la donation à laquelle il procède n'est pas faite à seule fin d'éluder l'impôt pour pouvoir bénéficier du maintien du sursis de paiement et du dégrèvement de l'impôt ou pour en obtenir la restitution s'il a été acquitté ;
12. Considérant qu'il suit de là que, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête sur ce point, M. Aube Martin est fondé à demander l'annulation du II de l'article 1er du décret attaqué créant l'article 91 octodecies inséré dans l'annexe II au code général des impôts en tant qu'il porte application des dispositions du b du 1 du VII, du 2 du VII de l'article 167 bis et du 3 du IX de l'article 167 bis relatives aux preuves à apporter par les contribuables ayant transféré leur résidence fiscale dans un Etat membre de l'Union européenne pour établir que les donations de titres n'ont pas un but exclusivement fiscal ;
13. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à M. Aube Martin de la somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
D E C I D E :
Article 1er : Le II de l'article 1er du décret n° 2012-457 du 6 avril 2012 créant l'article 91 octodecies inséré dans l'annexe II au code général des impôts est annulé en tant qu'il porte application des dispositions du b du 1 du VII, du 2 du VII de l'article 167 bis et du 3 du IX de l'article 167 bis du même code relatives aux preuves à apporter par les contribuables ayant transféré leur résidence fiscale dans un Etat membre de l'Union européenne pour établir que les donations de titres n'ont pas un but exclusivement fiscal.
Article 2 : L'Etat versera à M. Aube Martin la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. Philippe Aube Martin et au ministre de l'économie et des finances.