Le Quotidien du 14 août 2023 : Éditorial

[A la une] Pourquoi tant de lois ?

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par Jean-Jacques Urvoas, ancien Garde des Sceaux, Professeur de droit public à l’Université de Brest

le 28 Juillet 2023

« Nous avons en France plus de lois que le reste du monde ensemble et plus qu’il n’en faudrait à régler tous les mondes d’Epicure » écrivait déjà Montaigne dans ses Essais en 1588. Et pourtant notre époque se caractérise par son addiction à la production normative.

Les chiffres donnent le vertige. Selon le recensement du secrétariat général du Gouvernement, 78 codes différents composés de 92 424 articles législatifs et de 248 343 articles réglementaires régissent notre fonctionnement collectif. Le Journal officiel de 2021 a publié près de 40 000 textes dans un volume global de 83 570 pages, en augmentation de 14 % sur une année. Les multiples réformes pénales qui saturent l’actualité ont généré dans les cinq dernières années, pas moins de 71 versions différentes du Code pénal. Pour sa part, le Code du travail est lourd de 3 889 pages contre 818 dans son édition imprimée de 1956, ce qui représente une croissance de 375 % en 66 ans…

Naturellement, cette dysenterie bouscule en permanence l’appareil de production judiciaire par les modifications incessantes qu’il impose. Depuis quarante ans, les juridictions ressemblent à des usines de production dont les ingénieurs modifieraient les processus de fabrication tous les trimestres, provoquant des désordres sur la qualité des produits fabriqués. Les références et les méthodes de travail sont en permanence chahutées. Chaque nouvelle loi modifie les comportements, les modes de saisines, les processus, les priorités, les affectations, les périmètres de travail, les relations interpersonnelles.

Jamais sérieusement documentées, jamais accompagnées de moyens proportionnés, jamais anticipées en termes de conséquences organisationnelles, jamais mesurées en matière de souffrance au travail, ces réformes s’empilent, se chevauchent, se remplacent, s’annulent et se percutent alors que le temps de l’évaluation n’a jamais été pris.

Hélas alors que ce diagnostic est sérieusement documenté, rien n’y fait. Le Conseil d’État a beau avoir mis en garde dès 1991 contre les « lois bavardes » auxquelles « le citoyen ne prête plus qu'une oreille distraite » et avoir récidivé en 2005 en soulignant « la complexité croissante des normes », en moyenne, imperturbablement le Parlement adopte une cinquantaine de textes par an. Même la configuration de majorité relative qu’il connait depuis le début de la XVIe législature en juin 2022, n’a que faiblement ralenti sa production puisque 43 nouvelles lois ont été promulguées dans les douze derniers mois.

Quels sont les facteurs qui expliquent cette inflation ?

D’abord l’effet « boule de neige ». Les droits engendrent des droits. Chaque nouvelle loi précise ou ajuste un mécanisme qui ne manquera pas d’être à son tour modifié par la suite. Dès lors, comme rien n’est jamais simple, les règles - écrites dans un style administratif privilégiant toujours l’exhaustivité à la concision -, s’entassent. Il ne faut pas s’en étonner : Michel Croizier l’avait mis en lumière dans son « Phénomène bureaucratique » publié en 1964, la production de normes est la raison d’être des bureaucraties.

Ensuite, la volonté de protection. Rares sont les domaines qui n’appellent pas, par précaution ou par souci de régulation, des normes contraignantes. Pour servir un intérêt public ou pour répondre à une demande sociale, la réponse est la même : légiférer. Ainsi en dépit de ses 3 500 pages environ, le code général des collectivités territoriales est loin de couvrir les 400 000 dispositions coercitives identifiées par l’association des maires de France. Lesquelles peuvent d’ailleurs aussi provenir de prescriptions édictées par les autorités communautaires ou des organismes de droit privé investis d'un pouvoir réglementaire, telles que les fédérations sportives.

L’affichage politique est aussi un paramètre déterminant. Comme l’écrivait Raymond Carré de Malberg « le domaine de la loi est sans borne, comme la volonté générale ». Aussi les campagnes électorales sont-elles rythmées par des engagements porteurs de changements législatifs. Et comme les majorités ne sont qu’exceptionnellement reconduites, les alternances se matérialisent essentiellement par des balanciers législatifs.

Il faut encore ajouter la méfiance du législateur vis-à-vis des administrations centrales. Une loi sans décret d’application ne peut produire d’effets. Et comme il est régulier que ces derniers ne soient pas rédigés avec la promptitude espérée par les parlementaires, ces derniers ont pris l’habitude de glisser dans le corps du texte, les indispensables dispositions règlementaires. C’est ainsi que la loi la plus longue adoptée depuis 1958, dite « ALUR » (accès au logement et un urbanisme rénové) du 24 mars 2014 est passée de 84 articles à 177. Du Palais Bourbon au Palais du Luxembourg, 93 articles supplémentaires sont venus alourdir l’ensemble ! 479 pages furent nécessaires dans le Journal officiel.

Enfin, le sentiment d’être titulaire de droits, mais libéré de tout devoir intensifie la judiciarisation de notre société.  Dans un monde où les régulations idéologiques et morales sont en déclin, le recours au juge se renforce. Puisque le hasard est devenu étranger à nos concitoyens et que « responsable » s’est installé comme l’un des mots clés du droit contemporain, les lois ne cessent d’entendre son office.

Est-il possible de trouver un remède face à de tels désordres ?

À l’évidence, la tâche n’est pas simple. S’il ne s’agissait que de malfaçons des tuyaux institutionnels, il serait aisé de conduire des travaux de rénovation en posant des cadenas au nom de grands principes. L’expérience montre que cela ne suffit pas. Du « choc de simplification » prôné par François Hollande au régime strict imposé par Édouard Philippe (« Une norme de plus, deux normes de moins ») les effets d’annonce ne durent que le temps d’une dépêche de l’AFP. Car le mal est plus profond puisque notre système juridique n’est que le terrible reflet de notre société. Tant que l’on confondra le prétoire avec la salle des urgences, il est à craindre que rien ne change. 

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