Le Quotidien du 24 août 2023 : Responsabilité

[Jurisprudence] Dommage corporel : il n’y a d’aggravation que fonctionnelle ou situationnelle (itératives remarques sur la regrettable hétérogénéité du DFP)

Réf. : Cass. civ. 2, 15 juin 2023, n° 21-14.197, FS-B N° Lexbase : A99489ZH

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N6186BZ7

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par Christophe Quézel-Ambrunaz, Professeur à l’Université Savoie Mont Blanc, Centre de recherches en droit Antoine Favre, membre de l’Institut Universitaire de France

le 24 Août 2023

Mots-clés : responsabilité • dommage corporel • consolidation • aggravation • frais d’appareillage • progrès technologiques • atteinte à l'intégrité physique et psychique (AIPP) • déficit fonctionnel permanent (DFP)

Fait une exacte application de l'article 2226 du Code civil, la cour d'appel qui, en l'absence d'aggravation de l'état de santé de la victime, déclare prescrite la demande d'indemnisation de frais liés à l'acquisition de prothèses et de fauteuils roulants plus performants ou destinés à la pratique d'un handisport, présentée plus de dix ans après la date de consolidation, en retenant qu'ils ne constituent ni une aggravation situationnelle ni un préjudice nouveau.


La victime d’un dommage corporel – du moins en cas de survie – subit l’écoulement du temps, postérieurement à son indemnisation. Le droit tend à figer cette fuite des mois et des années par divers mécanismes : la consolidation est une notion médico-légale qui amène à considérer que l’état de la victime est stabilisé, l’autorité de la chose jugée attachée à la décision ou à la transaction statuant pour l’avenir interdit par principe toute réévaluation des préjudices, la prescription met un terme à toute possibilité d’agir après un certain délai. Pour autant, tempus fugit pour la victime, dont la vie ne saurait se cristalliser à l’instant de la liquidation, comme se plaît à l’imaginer le droit, qui, encore une fois, n’est qu’un pâle décalque simplificateur de la complexité du réel.

La victime qui estimerait que l’indemnisation qui lui a été octroyée est devenue inadéquate à son état ne dispose que de deux moyens pour obtenir un complément d’indemnisation, et lever le verrou que constitue l’autorité de la chose jugée. Le premier est de faire reconnaître que son préjudice n’a pas été intégralement réparé, en ce qu’un poste de préjudice n’a pas fait l’objet de la décision ou de la transaction. Le second est de faire reconnaître une aggravation : dans un tel cas, les aspects nouveaux ne sont pas couverts par l’autorité de la chose jugée, puisqu’ils étaient par définition absents et donc hors du débat lors de la rencontre des volontés de transiger, ou au jour de la décision [1] : comme le dit le juge administratif, le dommage ne s’était alors pas révélé dans toute son ampleur [2].

L’arrêt sous commentaire – promis au Bulletin malgré sa nature d’arrêt de rejet – concerne une victime piétonne d’un accident de la circulation, survenu en 1998, dont l’état a été consolidé en 2000, une transaction ayant été conclue avec l’assureur en 2002. En 2015, la victime demande une nouvelle expertise, estimant avoir subi une aggravation, qui lui est accordée. Le tribunal de grande instance de Nanterre, par un jugement du 7 février 2019, a accueilli une demande d’indemnisation complémentaire, révélant l’ampleur de l’enjeu, puisque le poste des dépenses de santé restées à charge avoisine le million d’euros, somme dépassée par l’addition de frais divers et de souffrances endurées.

Cette décision a été infirmée par la cour d’appel de Versailles, qui, par un arrêt du 18 janvier 2021 [3], qui a estimé que les demandes relatives aux dépenses de santé étaient prescrites. Elle confirme toutefois l’indemnisation des souffrances endurées et des frais divers (en l’espèce, des frais de déplacement chez le kinésithérapeute). Les conclusions du rapport d’expertise, reprises dans l’arrêt de la cour d’appel, laissent le lecteur perplexe : le médecin expert impute à l’accident des « séances de rééducation fonctionnelle assez régulièrement pour l'entretien et éviter une aggravation », à titre viager, ce qui laisse entendre que l’aggravation est consolidée, puisque les soins reçus ne visent qu’à stabiliser l’état, mais estime que ces séances « donnent lieu à indemnisation de souffrances endurées du 1/7 ». Il n’aura pas échappé aux spécialistes du dommage corporel que les souffrances endurées ne sont autonomes qu’avant la consolidation, et se fondent dans le Déficit Fonctionnel Permanent (DFP) après. D’ailleurs, la mission d’expertise-type Aredoc en cas de consolidation précise bien, en son point 14, que les souffrances endurées en cas d’aggravation s’étendent de l’aggravation à la consolidation de celle-ci [4]. Si rien n’interdit de les indemniser à titre autonome après la consolidation, pour peu qu’il soit vérifié que le DFP est indemnisé hormis ces souffrances afin de ne pas porter atteinte au principe de la réparation intégrale, le procédé est rare. Le médecin expert laisse donc inchangé le taux de DFP à 75 % pour une amputation des deux jambes, et indique qu’il n’y a pas d’aggravation fonctionnelle, et pas d’aggravation situationnelle.

La cour en déduit que « l’aggravation de l’état de santé de [la victime] est caractérisée », mais que « cette aggravation n'a en rien modifié le déficit fonctionnel permanent dont souffre l'intéressé, elle se caractérise uniquement par de légères douleurs » - ce qui, encore une fois, interroge, dans la mesure où ces douleurs post-consolidation devraient intégrer le DFP.

Sur les frais d’appareillage, correspondant aux dépenses de santé, la cour d’appel refuse leur indemnisation.  Une particularité à relever : à la date de la transaction, en 2002, le matériel prothétique était entièrement pris en charge par la Sécurité sociale, et l’assureur du responsable a réglé la créance de la CPAM. La transaction s’était donc conclue « tous postes de préjudice confondus à l'exception des frais d'appareillage ». Néanmoins, plus de dix ans se sont écoulés entre la date de la consolidation, fixée en 2000, et le premier acte interruptif de prescription, en 2015. La victime a soutenu que le point de départ devait être reporté en raison d’une aggravation situationnelle constituée par les progrès technologiques en matière d’appareillages, et du fait qu’elle avait commencé la pratique du basket, qui nécessitait l’acquisition d’un fauteuil adapté. En effet, l’article 2226 du Code civil N° Lexbase : L7212IAD dispose : « L'action en responsabilité née à raison d'un événement ayant entraîné un dommage corporel, engagée par la victime directe ou indirecte des préjudices qui en résultent, se prescrit par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé » (nous soulignons). Elle n’a pas été suivie sur ce point, la cour de Versailles relevant que la situation de la victime ne s’était pas dégradée.

La Cour de cassation s’est prononcée, par le présent arrêt du 15 juin 2023, sur le pourvoi en cassation formé par la victime. Cette dernière faisait grief à l’arrêt d’appel d’avoir déclaré irrecevables comme prescrites ses demandes, en articulant un moyen qui pour l’essentiel visait à faire reconnaître que les progrès technologiques dans l’appareillage, tout comme le commencement d’une nouvelle activité sportive s’analysent en une aggravation situationnelle, ce qui devrait justifier un report du point de départ de la prescription.

La Cour de cassation a rejeté le moyen, approuvant les juges du fond d’avoir tour à tour refusé l’aggravation fonctionnelle et l’aggravation situationnelle.

La clef du litige résidait ici essentiellement dans la notion d’aggravation. De cet arrêt appert une équipollence affirmée entre aggravation fonctionnelle et situationnelle, ce qui mérite d’être souligné. Au-delà, peuvent s’en déduire des enseignements sur l’aggravation fonctionnelle et ses rapports avec l’augmentation des souffrances (I) ; et sur le périmètre de l’aggravation situationnelle (II).

I. Augmentation des souffrances et aggravation fonctionnelle

L’aggravation, qui permet le report du point de départ du délai de prescription, est d’abord et avant tout comprise comme fonctionnelle. En d’autres termes, il s’agit d’une dégradation de l’état de la personne, qui ne provient pas d’une cause étrangère au fait à l’origine de l’indemnisation (comme le vieillissement, la survenance d’un autre accident, ou d’une maladie intercurrente).

Reste à déterminer l’indicateur adéquat de cette aggravation ; et, pour ce faire, deux possibilités existent : l’Atteinte à l'Intégrité Physique et Psychique (AIPP), ou le Déficit Fonctionnel Permanent (DFP).

Selon la définition couramment admise (notamment dans le barème du Concours médical, dans la mission d’expertise type Aredoc), l’AIPP se définit comme « la réduction définitive du potentiel physique, psychosensoriel ou intellectuel résultant d’une atteinte à l’intégrité anatomo-physiologique médicalement constatable donc appréciable par un examen clinique approprié, complété par l’étude des examens complémentaires produits ; à laquelle s’ajoutent les phénomènes douloureux et les répercussions psychologiques normalement liés à l’atteinte séquellaire décrite ainsi que les conséquences habituellement et objectivement liées à cette atteinte dans la vie de tous les jours ».

Quant au DFP, selon la nomenclature dite Dintilhac [5], ce poste doit « réparer les incidences du dommage qui touchent exclusivement à la sphère personnelle de la victime. Il convient d’indemniser, à ce titre, non seulement les atteintes aux fonctions physiologiques de la victime, mais aussi la douleur permanente qu’elle ressent, la perte de la qualité de vie et les troubles dans les conditions d’existence qu’elle rencontre au quotidien après sa consolidation » ; « en outre, ce poste doit réparer la perte d’autonomie personnelle que vit la victime dans ses activités journalières, ainsi que tous les déficits fonctionnels spécifiques qui demeurent même après la consolidation ».

AIPP et DFP ne sont donc pas synonymes – alors même que trop souvent les praticiens se contentent de reporter le taux donné par le médecin, établi sur des barèmes mesurant l’AIPP et non le DFP, dans le tableau du référentiel indicatif des cours d’appel, pour chiffrer le DFP [6]. Certes, l’une et l’autre concernent d’une part l’atteinte fonctionnelle, et d’autre part souffrances et troubles dans les conditions d’existence (lato sensu). Néanmoins, l’AIPP ne mesure que l’atteinte fonctionnelle, à laquelle elle attache des éléments périphériques in abstracto : l’amputation des jambes, pour se placer dans les faits de l’arrêt sous commentaire, emporte chez toutes les victimes concernées son lot de phénomènes douloureux, ses répercussions psychologiques et des conséquences dans la vie de tous les jours. Le DFP, qui est le poste à indemniser – l’AIPP n’est pas un poste de préjudice – intègre la douleur que ressent la victime, sa perte de qualité de vie et ses troubles dans les conditions d’existence : l’évaluation doit ici se faire de manière individualisée, in concreto, tant les souffrances (notamment psychologiques) peuvent varier d’un individu à l’autre, ou que les troubles dans les conditions d’existence divergent entre celui qui menait une vie sédentaire et celui qui marchait des kilomètres chaque jour ; celui qui est célibataire et celui qui a charge de famille, etc.

Se pose donc la question de savoir si l’aggravation fonctionnelle s’entend d’une aggravation de l’AIPP, ou du DFP. Autrement dit, est-ce qu’une aggravation des douleurs ressenties par la victime, comme dans l’arrêt sous commentaire, qui ne modifie pas l’AIPP, est néanmoins une aggravation ?

Dans d’autres espèces, la Cour de cassation a pu s’intéresser à cette question. Elle a eu l’occasion de préciser que l’indemnisation fondée sur un taux d’incapacité de 100 % ne faisait pas obstacle à la réparation d’une aggravation des préjudices [7]. Elle a encore cassé un arrêt qui refusait de reconnaître une aggravation, alors que le rapport d’expertise – dénaturé par les juges du fond – estimait certes qu’il n’y avait pas « d’aggravation médicale », mais une aggravation du « retentissement psychologique » [8]. À lire ces arrêts, il semblerait que la Cour de cassation admette l’aggravation indépendamment de l’évolution du taux de l’AIPP. Pour le dire autrement, il suffit que les éléments périphériques du DFP s’aggravent, et notamment les douleurs permanentes, pour que l’aggravation soit reconnue, avec tous ses effets, et notamment le report du point de départ de la prescription. Toutefois, dans un autre arrêt, elle a donné la primauté à « l’état de santé », donnant tort à une cour d’appel d’avoir retenu une aggravation alors que l’état de santé n’avait pas évolué, ce qui signe un acquiescement à la prééminence de la seule acception médicale de l’aggravation [9].

En l’espèce, la Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir rejeté la demande, comme prescrite, en ce qu’il n’y avait pas « d’aggravation fonctionnelle » ; alors même que ladite cour d’appel avait reconnu une aggravation des souffrances, qu’elle avait indemnisées. Le pourvoi ne soulevait pas la contradiction de motifs, point sur lequel il aurait été intéressant que la Cour de cassation se prononce : peut-on tout à la fois reconnaître l’apparition de nouvelles souffrances, tout en affirmant qu’il n’y a pas d’aggravation ?

Puisque cette question n’a pas été posée, la lecture de l’arrêt laisse une incertitude. Soit la Cour de cassation opte pour une acception très médicocentrée de l’aggravation fonctionnelle, correspondant à l’aggravation de l’AIPP. Soit la Cour de cassation entend poursuivre dans la voie que semblent dessiner certains de ses arrêts antérieurs, pour admettre que l’augmentation des souffrances permanentes, notamment, donc du DFP, constitue une aggravation fonctionnelle ; et alors, avoir extrait ces souffrances pour les indemniser de manière autonome sous le poste de « souffrances endurées » a fait perdre la possibilité à la victime d’obtenir un complément d’indemnisation.

De telles tergiversations n’existeraient pas si les rapports entre l’AIPP et le DFP étaient clarifiés ; en particulier, l’aspect composite du DFP est difficilement défendable. Il serait souhaitable de dissocier nettement dans la nomenclature des postes de préjudice les atteintes fonctionnelles des souffrances permanentes et des troubles dans les conditions d’existence, et de décider si l’aggravation médico-légale s’entend de la seule augmentation du taux d’atteinte fonctionnelle, ou si elle peut également résulter d’une augmentation des souffrances, ou des troubles dans les conditions d’existence – ce qui la rapprocherait d’une aggravation situationnelle.  

II. Augmentation des besoins et aggravation situationnelle

Une victime n’est certainement pas qu’un corps diminué et souffrant : ce corps s’insère dans un écosystème social, et prendre en compte la victime, c’est prendre en compte son environnement. Un changement dans son environnement social (naissance d’un enfant, modification du lieu de vie, séparation d’un couple, décès d’un proche…) affecte la victime aussi sûrement qu’une évolution de son état de santé. Il est pour cette raison de bonne pratique de ne pas consolider de jeunes enfants, alors même que leur état de santé est stabilisé d’un point de vue médical, car leur situation n’est pas cristallisée : la consolidation doit être autant situationnelle [10] que fonctionnelle.

À l’aggravation fonctionnelle doit pouvoir répondre une aggravation situationnelle [11], qui n’est pas due à l’évolution de l’état de santé de la victime, mais à celle de son environnement [12]. Cette notion est parfois acceptée en jurisprudence [13], mais il faut reconnaître que cela reste extrêmement rare. Les juges, pour l’admettre, veulent déceler soit un préjudice nouveau [14], soit une aggravation du préjudice [15] - cela est d’ailleurs intéressant : si l’on accepte de distinguer dommage et préjudice, l’aggravation du dommage (seule envisagée par l’article 2226 du Code civil N° Lexbase : L7212IAD) correspondrait à l’aggravation fonctionnelle, l’aggravation du seul préjudice à l’aggravation situationnelle.

L’aggravation situationnelle ne va pas de soi : elle a été récemment forgée par la pratique, alors que dans l’esprit du législateur ayant rédigé l’article 2226 du Code civil, il n’y avait probablement d’aggravation que médicale. D’une manière générale, elle n’est que très rarement acceptée par la jurisprudence, et n’est pas toujours un expédient efficace à l’écoulement du temps [16].

La survenance d’enfants, postérieurement à la liquidation des conséquences du dommage corporel, apparaît de manière certaine comme une aggravation situationnelle [17]. Les autres hypothèses sont plus délicates, et les juges ont tôt fait de juger que les choix personnels de la victime, plus que l’accident antérieur, expliquent une réduction du temps de travail [18] ou le changement de lieu de vie [19], ou de rejeter une demande liée à l’arrivée dans l’âge adulte d’une jeune victime, dès lors qu’il n’y a pas d’aggravation médicale des séquelles [20], ou encore de rejeter une demande liée à une reconversion professionnelle dès lors que l’incidence professionnelle avait été indemnisée [21]… Des cours d’appel acceptent toutefois de reconnaître que l’aggravation situationnelle peut résulter de la confrontation au marché du travail chez une jeune victime, afin de faire reconnaître une incidence professionnelle [22], ou d’un isolement personnel lié à la fermeture d’un atelier protégé où la victime travaillait et à une séparation puis à une radiation de pôle emploi[23], ou encore en cas d’échec d’un projet de réinsertion.[24]

En l’espèce, le rapport médical s’était prononcé pour l’absence d’aggravation situationnelle, relevant, d’une part, que la réduction du temps de travail était une décision personnelle de la victime [25], et, d’autre part, que le commencement d’une pratique à haut niveau du basket handisport, nécessitant un fauteuil adapté, loin d’être une aggravation situationnelle, était au contraire la preuve de l’absence d’aggravation. Le juge n’a fait que s’en approprier les conclusions.

Au-delà du fauteuil adapté à sa pratique sportive, la victime demandait de nouvelles prothèses, plus performantes. Se pose là la question du progrès technique, dans des termes simples : une victime de dommage corporel a-t-elle le droit de bénéficier des progrès technologiques pour accéder aux appareillages récents et performants ? La réponse est négative. La Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir retenu que « les préjudices dont il était demandé réparation ne résultaient pas d'une aggravation de l'état de santé de [la victime] et ne constituaient ni une aggravation situationnelle ni un préjudice nouveau ». L’espèce était pourtant particulière, dans la mesure où la transaction qui était intervenue n’incluait pas les frais d’appareillage ; c’est la prescription dont le point de départ, à défaut d’aggravation, ne peut être décalé, qui s’oppose à ce que cette indemnisation soit allouée.

Il faut souligner que cet arrêt met en exergue l’aggravation situationnelle aux côtés de l’aggravation de l’état de santé et du préjudice nouveau ; certes, il le fait par la reprise des motifs de la cour d’appel, et pour finalement l’écarter. Néanmoins, pour une notion qui n’apparaît que rarement dans les textes et outils du droit du dommage corporel, cette promotion est louable. Toutefois, l’arrêt confirme les résistances jurisprudentielles à la reconnaissance de cette aggravation situationnelle, notamment liée aux progrès techniques.

Certes, l’on comprend bien un certain pragmatisme des juges, qui ne pourraient rouvrir tous les dossiers d’indemnisation à chaque progrès dans le matériel orthopédique, et que la disponibilité croissante des technologies jugées futuristes (exosquelettes, interfaces personne-machine…) s’accompagne d’un renchérissement certain des coûts. Néanmoins, le motif de la cour d’appel, qui est approuvé par la Cour de cassation, selon lequel « le choix du nouvel appareillage ne résulte pas d'une nécessité médicale mais d'une volonté d'optimiser ses performances », et donc ne constitue pas une aggravation, et ne peut donc être indemnisé, peut être contesté par deux arguments.

Un premier argument s’approche de l’équité : il faudrait reconnaître que le progrès technologique crée un besoin, et que l’apparition sur le marché d’un appareillage plus performant augmente les besoins de la victime, ce qui peut apparaître comme une aggravation situationnelle, alors même que l’on considérait, au jour du jugement, que tous les besoins étaient compensés. Les voitures des années 1970, et les téléphones portables des années 1990, étaient supposés répondre parfaitement aux besoins, à cette époque ; pourtant, la plupart d’entre nous estiment avoir besoin des modèles plus performants mis sur le marché entre temps, et jugent que les anciens équipements, pourtant aptes à nous déplacer ou à nous permettre de communiquer, ne répondent plus à nos besoins actuels. Pourquoi en serait-il différemment pour les victimes d’accidents ? Pourquoi seraient-elles condamnées à se satisfaire des solutions technologiques connues au moment de la liquidation de leur préjudice ?  

Un second argument serait plus juridique : le principe de la réparation intégrale suppose que la victime soit replacée dans la situation qui aurait été la sienne si le dommage n’était pas survenu. Or, si le dommage n’était pas survenu, elle aurait conservé sa pleine capacité ; les appareillages les plus récents sont ceux qui permettent d’approcher au mieux la situation qui a été anéantie par le fait dommageable. Au-delà, l’accès à ces développements technologiques dépend de la date de l’accident et de la date de la liquidation : quel est le sens de pénaliser une victime pour avoir vu son dommage être liquidé avant les avancées techniques ?

Indépendamment de la personne de la victime, se trouvent également impactées les caisses de Sécurité sociale, qui font face à une hausse du coût des appareillages qu’elles n’ont pu anticiper lorsqu’elles ont produit leur créance pour exercer leur recours. Pour partie, le coût du progrès technologique de l’appareillage pèse donc sur les assurés sociaux, alors même que le dommage qu’il s’agit de compenser engage la responsabilité d’un tiers.

Garantir à la victime l’accès à un appareillage optimal, que ce soit pour l’accomplissement de nouvelles activités, ou pour bénéficier des progrès technologiques, suppose donc soit d’en faire porter la charge aux organismes sociaux, soit d’élargir considérablement le périmètre de la notion d’aggravation situationnelle pour transférer cette charge sur le responsable, soit de réformer en profondeur les modalités d’indemnisation, en délaissant le capital au profit d’une rente révisable en fonction de l’évolution des besoins.

 

[1] Toutefois, seuls ces préjudices nouveaux pourront être indemnisés, voir Cass. civ. 2, 31 mars, 2022, n° 20-19.992, FS-B N° Lexbase : A72107RH et la note de S. Hocquet-Berg, RCA Juin 2022, comm. 146.

[2] CE, 5°-4° ch. réunies, 18 décembre 2017, n° 401314, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A2189W8L.

[3] CA Versailles, 28 janvier 2021, n° 19/01640 N° Lexbase : A73524DN.

[4] Aredoc [en ligne].

[6] Voyez sur cette pratique, Ch. Quézel-Ambrunaz, [Focus] L’indemnisation du Déficit fonctionnel permanent au prisme de la jurimétrie, Lexbase Droit privé, n° 888, 16 décembre 2021 N° Lexbase : N9792BYC.

[7] Cass. civ. 2, 24 octobre 2019, n° 18-20.818, F-D N° Lexbase : A6465ZSA.

[8] Cass. civ. 2, 8 octobre 2020, n° 19-10.158, F-D N° Lexbase : A33343XR.

[9] Cass. civ. 2, 17 janvier 2019, n° 17-25.629, F-D N° Lexbase : A6742YTU, sur lequel voir notamment les commentaires de C. Bernfeld, Aggravation situationnelle et déficit fonctionnel permanent, Gaz. Pal., 14 mai 2019, n° 352n4, p. 49.

[10] Pour une discussion au stade de l’expertise autour de la consolidation situationnelle : CA Versailles, 21 avril 2022, n° 20/06478 N° Lexbase : A29567UZ ; l’intégrant dans la liquidation : CA Poitiers, 8 décembre 2020, n° 18/02551 N° Lexbase : A3411399.

[11] Ou aggravation sociologique, E. Guillermou, L'aggravation sociologique, Gaz. Pal., 16 février 2013, n° 118s0. Pour son admission, Cass. civ. 2, 19 février 2004, n° 02-17.954

[12] Toutefois, « les conséquences médicales et situationnelles sont intimement liées », I. Bessières-Roques et É. Péan, Dommage corporel - Dommages corporels : quel avenir pour l'expertise ?, RCA septembre 2022, entretien 1.

[13] Y compris par le juge administratif, Conseil d'État, 5°-4° s.-sect. réunies, 22 avril 2013, 347883 ; avec toutefois des limites, CE, 5°-6° ch. réunies, 27 décembre 2021, n° 432768 N° Lexbase : A44507HB ; pour un panorama des solutions, L. Priou-Alibert, De la consolidation séquellaire ou situationnelle devant le juge administratif, GPL 15 février 2022, n° GPL431y7.

[14] L’on pense notamment à des préjudices nouveaux résultant des soins visant à améliorer l’état séquellaire de la victime, Cass. civ. 2, 10 mars 2022, n° 20-16.331, F-B N° Lexbase : A03527Q4, voir Clément Cousin, Panorama de droit du préjudice corporel (décembre 2021 - avril 2022), Lexbase Droit privé, juin 2022.

[15] Cass. civ. 2, 20 mai 2020, n° 19-13.806 N° Lexbase : A05733M8.

[16] En particulier, il ne saurait y avoir d’aggravation qu’en cas de constat d’un dommage initial, CA Aix-en-Provence, 23 septembre 2021, n° 20/09166 N° Lexbase : A241747N ; pourvoi contre cet arrêt rejeté par Cass. civ. 2, 20 avril 2023, n° 21-24.082 N° Lexbase : A77669QP. Dans de telles situations, la meilleure voie à explorer, lorsqu’elle est possible, est sans doute non l’aggravation, mais le décalage de la consolidation.

[17] Cass. civ. 2, 19 février 2004, n° 02-17.954, F-D N° Lexbase : A3247DBU.

[18] CA Versailles, 3e ch., 28 janvier 2021, n° 19/01640 N° Lexbase : A73524DN.

[19] À ce propos, la confrontation avec la Convention internationale sur les personnes handicapées est importante, voir les réflexions de E. Guillermou, Autorité de la chose jugée et aggravation situationnelle, Gaz. Pal. 4 mai 2021, n° 421h3, à propos de Cass. civ. 2, 4 mars 2021, n° 19-16.859, F-P N° Lexbase : A00484KY.

[20] Cass. civ. 2, 17 janvier 2019, n° 17-25.629, F-D N° Lexbase : A6742YTU.

[21] CA Paris, 4, 11, 30 mars 2023, n° 21/15008 N° Lexbase : A46949MS.

[22] CA Pau, 30 mars 2022, n° 21/03337 N° Lexbase : A076183L, confirmant TJ Bayonne, 3 juin 2021, n° 20/00632 : « Selon l'article 1355 du Code civil, l'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet d'un jugement. ; En matière d'aggravation de l'état d'une victime d'accident de la circulation, la jurisprudence de la Cour de cassation admet la recevabilité d'une nouvelle demande d'indemnisation, en l'absence d'aggravation médicale de la victime, si une aggravation situationnelle de celle-ci fait naître un nouveau préjudice qui n'avait pas encore été envisagé car non réalisé lors de la consolidation initiale. […] Il s'ensuit que [la victime âgée de 16 ans lors de la consolidation initiale] est recevable à agir en indemnisation de l'aggravation situationnelle de son préjudice pour incidence professionnelle, aucune autorité de chose jugée de la décision du 26 juillet 2001 ne pouvant lui être opposée sur ce préjudice ».

[23] CA Poitiers, 13 décembre 2022, n° 20/02375 N° Lexbase : A87438ZT.

[24] CA Agen, 14 décembre 2022, n° 21/00733 N° Lexbase : A076183L ; à noter qu’il s’agissait de rouvrir un dossier qui avait été transigé.

[25] La présence d’une volition interférant dans la situation de la victime est un critère classique de refus de l’aggravation, voir par exemple Cass. civ. 2, 5 mars 2020, n° 19-10.323, F-D N° Lexbase : A53913II et les observations de Clément Cousin, Panorama d’actualité de droit du dommage corporel (janvier - août 2020), Lexbase Droit privé, n° 837, 24 septembre 2020 N° Lexbase : N4608BYC.

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