La lettre juridique n°923 du 10 novembre 2022 : Environnement

[Questions à...] Quelle gestion pour le droit de l’eau en France ? - Questions à Victoria Chiu, Maître de conférences, Université Jean Moulin Lyon 3

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le 09 Novembre 2022

Mots clés : eau • sécheresse • agriculture • ressources • environnement

Après un été caniculaire ayant causé une grave sécheresse jusque dans des régions habituellement épargnées, la gestion de la ressource en eau est apparue comme l’un des points majeurs de tensions à venir sur l’ensemble du territoire, concernant autant les particuliers (consommation domestique, remplissage des piscines) que l’activité agricole, comme l’a récemment démontré la polémique autour des « méga-bassines» de Sainte-Soline. Pour savoir si se profile réellement une « guerre de l’eau » en France comme l’a titré un hebdomadaire au mois d’août dernier, Lexbase Public a interrogé Victoria Chiu, Maître de conférences, Université Jean Moulin Lyon 3 et spécialisée en droit de l’eau*.


 

Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler le cadre législatif et règlementaire du droit de l'eau en France ?

Victoria Chiu : Le droit de l’eau est une branche du droit de l’environnement qui s’est construite à partir des années soixante même si ces racines profondes doivent être recherchées dans le droit romain.

Le droit de l’eau peut être défini comme « un corps de règles régissant globalement les eaux continentales [...] et constituant un système juridique traitant de l’eau dans tous ses aspects en prenant en compte les interrelations qui existent au sein de ce milieu physique et de son environnement » [1].

Les principales règles juridiques du droit de l’eau ont été posées par le législateur dans trois grandes lois sur l’eau : la loi de 1964, la loi de 1992 et celle de 2006. Toutefois, d’autres lois sectorielles ont apporté des modifications et compléments au droit de l’eau tel qui est aujourd’hui en vigueur : la loi n° 84-512 du 29 juin 1984, relative à la pêche en eau douce et à la gestion des ressources piscicoles, la loi n° 2004-338 du 21 avril 2004, portant transposition de la Directive 2000/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l'eau N° Lexbase : L1617DYK, la loi « Grenelle II » (loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010, portant engagement national pour l'environnement N° Lexbase : L7066IMN), la loi « MAPTAM » du 27 janvier 2014 (loi n° 2014-58 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles N° Lexbase : L3048IZW), la loi « NOTRe » du 7 août 2015 (loi n° 2015-991, portant nouvelle organisation territoriale de la République N° Lexbase : L1379KG8), etc..

La loi n° 64-1245 du 16 décembre 1964, relative au régime et à la répartition des eaux et à la lutte contre leur pollution, a posé les premières bases pour construire le droit de l’eau en France.

Il s’agit d’une loi très importante puisqu’elle prend en compte la réalité écologique du territoire de l’eau en imposant une lutte contre sa pollution à l’échelle de bassin versant et en créant à ce titre des institutions spécifiques (qui existent toujours) telles que les comités de bassin et les agences financières de l’eau. Il est intéressant de mentionner que cette loi française inspirera plus tard la Directive (CE) 2000/60 du 23 octobre 2000, établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l'eau N° Lexbase : L8045AUI, qui pose un cadre juridique calqué sur la réalité écologique de l’eau.

Ensuite, la loi n° 92-3 du 3 janvier 1992, sur l'eau N° Lexbase : L8578AGS, qui affirme que cette ressource est un patrimoine commun de la Nation, construit le droit de l’eau autour de quatre principes essentiels : celui de l’unité de la ressource en eau (il s’agit de prendre en compte la réalité physique de la ressource en eau et de son cycle naturel), de la patrimonialisation de l’eau, de l’affirmation du caractère d’intérêt général de la protection de l’eau et le principe de gestion équilibrée et durable de la ressource en eau (C. env., art. L. 210-1 N° Lexbase : L6864L7D et suiv.).

Enfin, la dernière grande loi sur l'eau et les milieux aquatiques du 30 décembre 2006 (loi n° 2006-1772 N° Lexbase : L9269HTH) reprend les principes affirmés en 1992 et elle y affirme l’usage prioritaire de l’eau pour la consommation humaine et consacre le droit d’accès à l’eau potable. Cette loi vient également compléter la transposition de la Directive cadre sur l’eau, en intégrant les standards globaux fixés par le législateur européen et en posant des standards complémentaires.

Les dispositions de ces lois et de leurs décrets d’application sont désormais codifiées au sein des articles L. 210-1 et suivants et R. 211-1 N° Lexbase : L8775HYN et suivants du Code de l’environnement. Toutefois, pour connaître l’ensemble des règles juridiques du droit de l’eau, la seule consultation du Code de l’environnement n’est pas suffisante. Etant donné l’absence d’un Code de l’eau, elles sont dispersées entre plusieurs codes (Code de l’environnement, Code général des collectivités territoriales, Code général de la propriété des personnes publiques, Code de l’urbanisme, Code rural et de la pêche maritime, Code de la santé publique, etc.).

Lexbase : Le droit de l'Union européenne a-t-il eu une influence particulière sur le droit français de l'eau ?

Victoria Chiu : Le droit de l’eau français est fortement influencé par le droit de l’Union européenne. Plus généralement, l’ossature du droit de l’eau en France, comme dans le reste de l’Union européenne, est posée par la Directive cadre sur l’eau de 2000. Cette dernière pose le cadre juridique nécessaire pour une protection globale de la ressource en eau sur l’ensemble du territoire des États membres de l’Union européenne, en tenant compte des aspects qualitatifs et dans une moindre mesure des aspects quantitatifs de celle-ci. Comme le souligne le Conseil d’État, elle « contribue à réintroduire, non sans douleur pour tous les États membres, une cohérence dans le droit de l’eau en ayant changé d’approche : cessant de sédimenter les textes, elle part des résultats à atteindre à long terme et instaure à intervalles réguliers des comptes rendus sur leur atteinte » [2]. Cette Directive énonce des objectifs environnementaux très ambitieux à atteindre pour les eaux de surface et les eaux souterraines. Ces objectifs imposent des obligations positives à l’égard des États membres.

Si l’objectif général du bon état de toutes les masses d’eau n’a pas été atteint, comme prévu, en décembre 2015, les États membres doivent s’y conformer au plus tard en 2027. En effet, un nouveau délai a été fixé par la Commission européenne pour éviter les condamnations en série des États membres pour non-conformité aux objectifs fixés par la Directive.

Avec cette Directive, la ressource en eau est protégée dans la globalité du cycle, depuis son gisement dans la nature jusqu’au robinet du consommateur.

Depuis l’entrée en vigueur de la Directive cadre sur l’eau, elle a subi quelques modifications, mais ces dernières ne sont que les preuves du renforcement continu de la protection de la ressource en eau. Cette Directive est complétée par d’autres directives sectorielles qui font partie du droit de l’eau de l’Union européenne (par exemple la Directive (UE) 2020/184 du 16 décembre 2020, relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine N° Lexbase : L7955MED qui a fait l’objet d’une refonte en 2020, la Directive 2006/118/CE du 12 décembre 2006, sur la protection des eaux souterraines contre la pollution et la détérioration N° Lexbase : L8986HTY. Plus récemment, pour faire face aux pressions croissantes qui s’exercent sur l’eau entraînant sa rareté, l’Union européenne a adopté le Règlement (UE) 2020/741 du 25 mai 2020, relatif aux exigences minimales applicables à la réutilisation de l’eau N° Lexbase : L2891LXD. Ce dernier pose les exigences minimales applicables à la réutilisation de l’eau et vise essentiellement le secteur agricole. Cependant, son entrée en vigueur est fixée au 25 mai 2023.

En France, cet aspect a fait l’objet du décret n° 2022-336 du 10 mars 2022, relatif aux usages et aux conditions de réutilisation des eaux usées traitées (N° Lexbase : L8611MBK), pris en application de la loi n° 2020-105 du 10 février 2020, relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (N° Lexbase : L8806LUP). À côté d’une procédure assez complexe à respecter pour pouvoir réutiliser ces eaux, il ne prend malheureusement pas en compte le volet « eaux pluviales », ce qui aurait pu permettre une meilleure valorisation de la ressource dans un contexte de stress hydrique récurrent.

Lexbase : Quelles sont les institutions chargées de faire respecter ce droit sur le territoire national ?

Victoria Chiu : Le cadre institutionnel de l’application du droit de l’eau est très complexe. Il y a d’une part l’État, les institutions administratives déconcentrées (notamment le préfet du département qui est l’autorité ayant une compétence exclusive pour mettre en œuvre la police spéciale de l’eau et des milieux aquatiques, le préfet de région) et les collectivités territoriales ainsi que leurs groupements (par exemple dans le domaine des services publics de distribution d’eau potable et d’assainissement ou pour les intercommunalités qui, depuis le 1er janvier 2018, assument une nouvelle compétence dite « GEMAPI » : gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations).

Et d’autre part, il y a des institutions dites spécialisées créée par le législateur dans une logique de protection et de gestion de l’eau à l’échelle du bassin et du sous-bassin telles que les comités de bassin, les préfets coordonnateurs de bassin, les agences de l’eau, les commissions locales de l’eau. À côté de ces institutions locales spécialisées, il existe depuis 1964 un Comité national de l’eau qui est compétent pour donner son avis sur toutes les questions importantes dans le domaine de l’eau (avis sur un projet de loi ou projet de texte réglementaire, etc.).

Par ailleurs, d’autres établissements publics ayant des missions bien plus larges ou plus précises peuvent intervenir dans le domaine du droit de l’eau tel que l’Office français de la biodiversité dont les agents sont compétents pour rechercher et constater sur le terrains les violations au droit de l’eau en vigueur ou encore les Voies navigables de France dont les agents sont compétents pour rechercher et constater les atteintes à l’intégrité du domaine public fluvial et plus précisément les contraventions de grande voirie.

Lexbase : Quelle est son influence sur la gestion du domaine public fluvial par les personnes publiques ?

Victoria Chiu : Les règles qui régissent l’utilisation du domaine public fluvial sont principalement codifiées au sein du Code général de la propriété des personnes publiques.

Aucun travail ne peut être exécuté, aucune prise d'eau ne peut être pratiquée sur le domaine public fluvial sans l’autorisation de la personne publique propriétaire de ce domaine. Les décisions d'autorisation fixent les dispositions nécessaires pour assurer notamment la sécurité des personnes mais également la protection de l'environnement.

La gestion du domaine public fluvial doit respecter le droit de l’eau et plus précisément doit assurer l’intégrité des cours d’eau, leur protection quantitative et qualitative, la protection de la diversité biologique, la continuité écologique (la libre circulation des espèces biologiques et par le bon déroulement du transport naturel des sédiments), mais aussi la valorisation économique de la ressource en eau. Ainsi, la police spéciale de l’eau et des milieux aquatiques qui est exercée par le préfet du département a vocation à s’appliquer sur toutes les masses d’eau y compris sur les eaux du domaine public fluvial. Par ailleurs, la protection du domaine public fluvial est renforcée par le cumul des contraventions de grande voirie avec le délit de pollution des eaux prévu par l’article L. 216-6 du Code de l’environnement N° Lexbase : L7875K9K.

Lexbase : Le juge administratif considère-t-il l'accès à l'eau potable comme un droit fondamental ? Plus généralement, a-t-il une position assez protectrice de cette ressource naturelle selon vous ?

Victoria Chiu : En France, le droit à l’eau est affirmé dans l’article L. 210-1, alinéa 2 du Code de l’environnement depuis 2016. L’article dispose que « dans le cadre des lois et règlements ainsi que des droits antérieurement établis, l'usage de l'eau appartient à tous et chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d'accéder à l'eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous ».

Certains maires, pour mettre en œuvre le droit à l’eau potable mais aussi le droit à un logement décent ont pris des arrêtés municipaux d’interdiction des coupures d’eau dans les familles en difficultés. Le juge administratif a eu l’occasion de se prononcer sur la légalité de ces arrêtés en les annulant au motif que les mesures d’interdiction étaient trop générales et les risques pour l'ordre public trop éventuels pour entrer dans le champ d’application de la police administrative du maire [3]. Il a fallu attendre l’intervention du législateur en 2007 (loi n° 2007-290 du 5 mars 2007, instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale N° Lexbase : L5929HU7) et en 2013 (loi n° 2013-312 du 15 avril 2013, visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l'eau et sur les éoliennes N° Lexbase : L6155IWU) et notamment la modification de l’article L. 115-3 du Code de l’action sociale et des familles N° Lexbase : L7416MDZ pour voir un certain progrès dans la mise en œuvre du droit à l’eau potable. Ainsi, désormais, l’alinéa 3 de cet article dispose que « du 1er novembre de chaque année au 31 mars de l'année suivante, les fournisseurs d'électricité, de chaleur, de gaz ne peuvent procéder, dans une résidence principale, à l'interruption, y compris par résiliation de contrat, pour non-paiement des factures, de la fourniture d'électricité, de chaleur ou de gaz aux personnes ou familles ». La dernière phrase de cet alinéa précise que cette interdiction vaut « pour la distribution d'eau tout au long de l'année ». Cette disposition interdit donc les coupures de distribution d'eau en cas d'impayés. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a déclaré la constitutionnalité de cet alinéa dans une décision du 29 mai 2015 en validant l’interdiction d’interrompre la distribution de l’eau dans les résidences principales qu’il a justifié non pas sur le fondement du droit à l’eau potable mais sur le droit à un logement décent [4]. Quant au juge administratif, pour l’heure il ne s’est pas prononcé sur la portée de ce droit pourtant fondamental.

Plus globalement, si le juge administratif dispose de plusieurs moyens et armes pour protéger l’eau et les milieux aquatiques, il ne les déploie pas suffisamment. Sur certains points, il serait souhaitable de voir une évolution de sa jurisprudence pour garantir une telle protection. Par exemple, il pourrait renforcer la portée juridique des documents de planification tels que les SDAGE et les SAGE ou faire évoluer son contrôle de légalité des projets d’utilité publique voire abandonner l’application du principe d’indépendance des législations qui n’a plus de raisons à s’appliquer dans le domaine environnemental.

En allant plus loin, il serait possible d’imaginer qu’un jour, le Conseil d’État reconnaisse le droit à l’eau comme une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative N° Lexbase : L3058ALT, comme il a pu le faire récemment avec le « droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » [5].

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.


[1] Y. Jégouzo, Existe-t-il un droit de l’eau ?, in Rapport du Conseil d’État, L’eau et son droit, vol. II, Paris, La Documentation française, 2010, p. 567.

[2] CE, Rapport public, L’eau et son droit, EDCE, n° 61, Paris, La Documentation française, 2010, p. 58.

[3] CAA Nancy, 11 juin 2009, n° 08NC00599 N° Lexbase : A3252EIB ; CAA Paris, 11 juillet 2007, n° 05PA01942 N° Lexbase : A5363DYB.

[4] Cons. const., décision n° 2015-470 QPC du 29 mai 2015 N° Lexbase : A6684NIE.

[5] CE, référé, 20 septembre 2022, n° 451129 N° Lexbase : A67548IY.

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