Réf. : CEDH, 12 mai 2022, Req. 43078/15, Tabouret c/ France N° Lexbase : A86357WQ
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par Adélaïde Léon
le 25 Mai 2022
► Méconnaissent les dispositions de l’article 6, §1 de la CESDH les autorités nationales qui, au cours d’une procédure juridictionnelle d’une durée de près de dix-huit années n’ont pas statué sur l’action civile avec la particulière célérité que commandait l’importance que revêtait pour la requérante l’indemnisation de préjudices civils nés de l’escroquerie, enjeu crucial pour la continuité de son activité professionnelle ainsi que pour sa vie privée et son équilibre personnel.
Rappel des faits et de la procédure. Le 15 juin 1992, Madame Tabouret conclut un traité avec un huissier de justice pour acquérir son office. Le 13 janvier 1993, après avoir prêté serment, l’intéressée succède à son confrère parti en retraite. En juillet 1993, elle informe le procureur de la République d’anomalies entachant l’exercice de son prédécesseur.
Le 29 avril 1999, le tribunal correctionnel condamne ce dernier pour abus de confiance et escroquerie à une peine d’emprisonnement de cinq ans dont quatre ans et quatre mois avec sursis, mise à l’épreuve pendant trois ans et obligation de payer les dommages et intérêts.
Sur le plan civile, le tribunal décide notamment qu’il y a lieu de recourir avant-dire droit à une expertise comptable que motif que « le tribunal ne dispos[ait] pas en l’état du dossier d’information préalable et des pièces versées aux débats par la partie civile d’éléments suffisants pour appréhender l’ensemble du préjudice matériel de celle-ci ».
Il est décidé que les frais seraient avancés par la requérante laquelle devant consigner la somme de 50 000 francs. Un délai de six moi est accordé à l’expert pour déposer son rapport. Dans le même temps, le tribunal correctionnel condamne le prédécesseur à verser à la partie civile une provision de 1 050 000 francs à valoir sur la réparation de son préjudice matériel et une somme de 300 000 francs en réparation de son préjudice moral. L’exécution provisoire du chef de ces sommes est ordonnée.
Le prédécesseur a interjeté appel du jugement en ses seuls dispositions civiles. Le volet civil s’est achevé par un arrêt de la Cour de cassation du 27 juin 2012.
Motifs de la requête. Invoquant l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH, art. 6 N° Lexbase : L7558AIR) Madame Tabouret a formé une requête devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) dénonçant la durée de la procédure pénale et de l’expertise. Elle soutenait qu’à la suite du déclenchement de la procédure litigieuse débutée en juillet 1993, elle n’avait jamais obtenu l’exécution des condamnations mises à la charge de son prédécesseur. Elle ajoutait qu’il ne s’agissait pas d’une affaire complexe et que l’enjeu de cette procédure était important dans la mesure où elle devait permettre l’indemnisation de ses préjudices et, par ricochet, la préservation de son outil de travail, ce que l’écoulement du temps n’avait pas permis.
Décision. La CEDH rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie selon les critères suivants consacrés par une jurisprudence désormais établie (CEDH, 27 juin 2000, 30979/96, Frydlender c/ France N° Lexbase : A7714AWM) :
La Cour précise que ces critères s’appliquent également dans le cas où est en cause la durée de la procédure d’exécution d’un jugement définitif (CEDH, 9 juin 2009, Req. 28142/04, Bendayan Azcantot et Benalal Bendayan c/ Espagne N° Lexbase : A4140IRR). Plus spécifiquement la Cour a jugé qu’il incombe aux Etats de traiter avec célérité les litiges relatifs à l’emploi, compte tenu de l’enjeu de la procédure pour l’intéressé, sa vie personnelle et familiale ainsi que sa carrière professionnel (CEDH, 30 juin 2011, Req. 57435/08, Gouttard c/ France N° Lexbase : A5585HUE).
Appliquant ces principes au cas d’espèce, la Cour relève que la phase juridictionnelle de la procédure s’est déroulée du 14 octobre 1994 au 27 juin 2012, soit sur une période de dix-sept ans et huit mois. Elle précise que la phase ultérieure d’exécution demeure quant à elle inachevée et a ainsi duré à tout le moins neuf années et onze mois.
S’agissant de la complexité de l’affaire, la Haute juridiction considère que, prise dans son ensemble, la procédure civile présentait un degré de complexité qui ne saurait justifier à lui-seul sa longueur depuis son déclenchement au plus tard le 14 octobre 1994.
La Cour juge que, durant la phase juridictionnelle, le comportement de la requérante doit être regardé comme ayant partiellement contribué à la longueur de la procédure litigieuse. Toutefois elle retient que ce comportement n’a pas significativement retardé le règlement du volet civil.
S’agissant de la phase d’exécution, la Cour estime que, s’il n’apparaît pas que la requérante ait effectué toutes les diligences à sa disposition, elle doit toutefois être regardée comme s’étant efforcée, dans la mesure du possible, d’obtenir indemnisation de son préjudice.
Appréciant le comportement des autorités compétentes, la Cour estime que durant la phase juridictionnelle l’écoulement d’un délai de jugement excessif leur est principalement imputable. Elle juge toutefois que, durant la phase d’exécution, aucun élément ne permet d’imputer à l’État une part de responsabilité s’agissant du délai pendant lequel l’arrêt est resté, pour l’essentiel, inexécuté.
La Cour retient enfin que l’indemnisation des préjudices civils nés de l’escroquerie représentait un enjeu crucial pour la continuité de l’activité professionnelle de la requérante ainsi que pour sa vie privée et son équilibre personnel
Dans ces conditions, compte tenu de l’enjeu du litige pour la requérante, la Cour considère que la procédure juridictionnelle en cause requérait une particulière diligence de la part des autorités en charge.
La CEDH conclut qu’il y a eu violation de l’article 6, §1 de la CESDH en ce qui concerne la procédure juridictionnelle, prise dans son ensemble, laquelle s’est déroulée sur près de dix-huit années. En revanche, la durée pendant laquelle l’arrêt condamnant le prédécesseur à indemniser la requérante est resté inexécuté ne peut être imputée à l’Etat et qu’il ne saurait en conséquence, être reconnu à ce titre, une violation de l’article 6, § 1 de la Convention.
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