Le Quotidien du 11 août 2021 : Rupture du contrat de travail

[Jurisprudence] Résiliation judiciaire du contrat de travail : le juge doit examiner l’ensemble des griefs invoqués par le salarié, quelle que soit leur ancienneté

Réf. : Cass. soc., 30 juin 2021, n° 19-18.533, FS-B (N° Lexbase : A20214YI)

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N8461BYZ

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par Ludovique Clavreul, Avocat Counsel et Adélaïde Sayn, Avocat, CMS Francis Lefebvre

le 22 Juillet 2021

 


Mots-clés : résiliation judiciaire • prescription • faits • griefs • anciens • gravité • manquements • obligation de sécurité 

Lorsqu’il est saisi d’une demande en résiliation judiciaire du contrat de travail, le juge ne peut refuser d’examiner certains griefs invoqués par le salarié au soutien de sa demande, ni omettre d’en examiner d’autres. Il doit au contraire examiner l’ensemble des faits invoqués, peu important leur ancienneté.  


S’il estime que son employeur manque à ses obligations, un salarié peut saisir le conseil de prud’hommes d’une demande en résiliation judiciaire de son contrat de travail.

Contrairement à la prise d’acte, qui entraîne la cessation immédiate du contrat de travail [1], la demande en résiliation judiciaire n’entraîne pas ipso facto la rupture des relations contractuelles, lesquelles se poursuivent jusqu’à ce que le juge statue. C’est en effet à la juridiction saisie qu’il appartient de prononcer - ou non - la rupture du contrat de travail.  

Pour apprécier le bien-fondé de la demande du salarié et, le cas échéant, prononcer la résiliation judiciaire du contrat de travail, les juges du fond - qui disposent en la matière d’un pouvoir souverain d’appréciation - doivent constater que les manquements reprochés sont suffisamment graves, de nature à empêcher la poursuite du contrat de travail et qu’ils n’ont pas cessé au jour où ils statuent.

Le cas échéant, cette rupture produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse [2], voire d’un licenciement nul, par exemple en cas de harcèlement [3].

En revanche, si les juges estiment que les manquements de l’employeur ne sont pas établis ou insuffisamment graves, ils déboutent le salarié de sa demande [4] et les relations contractuelles se poursuivent [5].

Sur ce dernier point, il faut souligner que, dans la mesure où les relations contractuelles perdurent pendant et jusqu’à l’issue du procès, le comportement postérieur de l’employeur est pris en compte par le juge, qui peut tenir compte de faits récents, intervenus jusqu’au jour où il statue.

L’employeur peut donc toujours tenter de « rectifier le tir » après la saisine du conseil de prud’hommes et obtenir une décision en sa faveur si les faits incriminés ont cessé [6] ou ont été régularisés [7] par ses soins.

À l’inverse, il arrive que certains salariés saisissent tardivement le conseil de prud’hommes d’une demande de résiliation judiciaire, pour des faits plus anciens.

Mais dans ce cas, les griefs invoqués par le salarié peuvent-ils être frappés de prescription ?

C’est la question sur laquelle la Chambre sociale de la Cour de cassation était appelée à statuer, dans l’arrêt du 30 juin 2021 commenté.

L’affaire. Une salariée, placée en arrêt maladie en juillet 2012, avait saisi le conseil de prud’hommes, en juillet 2015, d’une demande de résiliation judiciaire de son contrat de travail, soit 3 ans après son placement en arrêt de travail, étant précisé que son arrêt maladie était ininterrompu depuis lors.

Au soutien de sa demande, la salariée invoquait un manquement de son employeur à son obligation de sécurité, qui avait selon elle conduit à son arrêt de travail pour maladie. Elle se prévalait en outre de faits intervenus postérieurement à son arrêt de travail et à la saisine du conseil de prud’hommes, à savoir l’absence de convocation à une visite médicale de reprise à la suite de sa mise en invalidité catégorie 2, la suppression consécutive de ses accès mails et l’absence de reclassement et de licenciement à la suite de son avis d’inaptitude.

La cour d’appel déboute la salariée, estimant que ses demandes sont prescrites, motif pris qu’au terme de l’article L. 1471-1 du Code du travail (N° Lexbase : L1453LKZ), toute action portant sur l'exécution du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit.

Selon les juges du fond, dans la mesure où la salariée avait été arrêtée le 25 juillet 2012 sans jamais revenir dans l'entreprise, elle avait, dès cette date, incontestablement eu connaissance des faits lui permettant d’exercer son droit, ce qu’elle aurait dû faire en respectant la prescription biennale susvisée.

La salariée ayant tardé à introduire sa demande au titre du manquement à l’obligation de sécurité, elle est déclarée prescrite et la cour d’appel s’abstient d’examiner les autres griefs postérieurs à la saisine du conseil de prud’hommes.

La salariée forme un pourvoi en cassation au motif que sa demande de résiliation judiciaire était fondée sur plusieurs éléments, notamment en lien avec la mise en invalidité et la déclaration d’inaptitude, de sorte que la cour d’appel aurait dû examiner l'ensemble des griefs énoncés.

Dans son arrêt du 30 juin 2021, la Chambre sociale de la Cour de cassation donne raison à la salariée et censure le raisonnement des juges du fond.  

Au visa de l’article L. 1231-1 du Code du travail (N° Lexbase : L8654IAR), elle énonce tout d’abord que : « le juge, saisi d'une demande de résiliation judiciaire du contrat de travail, doit examiner l'ensemble des griefs invoqués au soutien de celle-ci, quelle que soit leur ancienneté ».

La Cour de cassation en conclut que les juges du fond auraient dû examiner l’ensemble des griefs articulés par la salariée au soutien de sa demande de résiliation judiciaire et qu’ils ne pouvaient omettre d’en examiner certains ou refuser d’en examiner d’autres.

Intégralité des griefs. Cette décision fait état d’un principe déjà dégagé par la Chambre sociale de la Cour de cassation, en vertu duquel les juges du fond doivent examiner la totalité des griefs invoqués par le salarié au soutien d’une demande en résiliation judiciaire [8].

Néanmoins, dans ces affaires, les juges du fond avaient purement et simplement omis d’examiner certains griefs invoqués par le salarié au soutien de sa demande, en dehors de toute considération relative la prescription.

Cet argument n’avait - à notre connaissance - jamais encore été soulevé devant la Cour de cassation et n’était au demeurant pas dépourvu de pertinence, eu égard à l’ancienneté des griefs invoqués par la salariée dans cette affaire.

Ancienneté des griefs. Indépendamment de la question de prescription, des faits trop anciens invoqués par un salarié sont susceptibles d’entraîner le rejet de ses prétentions, dès lors que le juge constate qu’ils n’ont pas fait obstacle à la poursuite du contrat de travail.

C’est le cas, par exemple, lorsque le salarié se prévaut de l’absence d’entretiens d’évaluation et d’une formation insuffisante [9] ou encore lorsque, plusieurs années avant la saisine de la juridiction prud'homale, l’employeur s’est abstenu de verser au salarié le solde de la part variable de sa rémunération et que le salarié n’a invoqué ce différend avec l'employeur que plus d'une année après cette saisine [10].

L’ancienneté des faits constitue ainsi pour le juge un critère d’appréciation de la gravité des manquements de l’employeur invoqués par le salarié au soutien de sa demande.

Cela étant, ce critère n’est pas déterminant comme en témoigne un arrêt du 19 décembre 2018 rendu en matière de prise d’acte. Dans cette affaire, l’employeur refusait d’établir un contrat de travail écrit, d’indemniser la salariée au titre de ses congés payés, de la faire bénéficier de visites médicales et de lui fournir régulièrement du travail ainsi que des tickets-restaurants. La cour d’appel avait débouté la salariée au motif que ces manquements duraient « depuis plusieurs années » et n'avaient « aucunement empêché la poursuite du contrat de travail ». La Cour de cassation censure les juges du fond au motif que ces derniers avaient exclusivement retenu le critère de l’ancienneté des griefs reprochés, sans procéder à l’examen de leur gravité à l’aune de la possibilité de poursuivre ou non le contrat de travail [11].

Il en résulte que l’ancienneté des faits ne saurait, à elle seule, préjuger du degré de gravité des manquements de l’employeur.

C’est d’autant plus vrai que, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 30 juin 2021, les faits invoqués par la salariée étaient, certes, anciens, mais avaient trait à un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité.

Obligation de sécurité. L’obligation de sécurité et de protection de la santé est expressément mise à la charge de l’employeur par la loi [12] et l’employeur doit en assurer l’effectivité [13].

Si l’ancienneté des faits reprochés peut être de nature à atténuer la gravité du manquement à l’obligation de sécurité - par exemple, lorsque le seul grief reproché tardivement à l’employeur est l'absence de visites médicales d'embauche et périodique [14] - un tel manquement est traditionnellement considéré comme suffisamment grave pour empêcher la poursuite des relations contractuelles et justifier leur résiliation judiciaire.

C’est le cas par exemple lorsque l'inobservation des règles de prévention et de sécurité est à l'origine de la dégradation de l'état de santé d’un salarié [15] ou lorsque l’employeur ne prend aucune mesure pour remédier à la situation de souffrance psychologique exprimée par un salarié [16].

Sur ce point, il faut relever que dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 30 juin 2021, la salariée alléguait l’existence d’un contexte de « plan social, délocalisation, surcharge de travail » et d’une « dépression durant les années qui ont suivi son arrêt de travail ».

Si les juges du fond ont estimé que la salariée n’établissait pas les faits matériels permettant de présumer l’existence du harcèlement moral dont elle se prévalait par ailleurs, la question - distincte - de l’éventuel manquement de l’employeur à son obligation de sécurité demeurait, faute pour la cour d’appel de l’avoir examinée en la déclarant d’emblée prescrite.

Prescription des griefs ?

Si la Chambre sociale de la Cour de cassation, dans l’arrêt du 30 juin 2021, écarte clairement l’exception de prescription pour les griefs allégués dans le cadre d’une demande en résiliation judiciaire, des interrogations subsistent.

En particulier, l’action en résiliation judiciaire du contrat de travail est-elle soumise à un délai de prescription dès lors que le juge « doit examiner l'ensemble des griefs invoqués au soutien de celle-ci, quelle que soit leur ancienneté » ?

Cela signifie-t-il qu’un salarié pourrait, en tout temps, initier une procédure de résiliation judiciaire, quelle que soit la date des faits reprochés à l’employeur ?

Quand bien même l’ancienneté des griefs peut conduire à atténuer la gravité des manquements de l’employeur, ce critère n’est pas déterminant et se distingue de l’argument de la prescription, qui entraîne l’irrecevabilité des demandes du salarié sans examen au fond.

Cela étant, dans l’arrêt du 30 juin 2021, la salariée se prévalait d’un certain nombre d’autres manquements plus récents de son employeur, intervenus postérieurement à la saisine du conseil de prud’hommes.

Faut-il alors considérer - à l’instar de la possibilité de prendre en compte un fait fautif intervenu plus de deux mois avant l’engagement de la procédure disciplinaire dès lors qu’une nouvelle faute procédant d'un comportement identique est constatée [17] - que les griefs anciens ne sont pris en compte qu’à condition qu’ils soient accompagnés de griefs contemporains à la saisine ?

Sans doute l’argument de la prescription aurait eu de meilleures chances d’aboutir si la salariée n’avait invoqué que le manquement au titre de l’obligation de sécurité au-delà d’un délai de prescription de deux ans, sans faire état de griefs plus récents au soutien de sa demande en résiliation judiciaire.

En attendant une éventuelle clarification de la Cour de cassation sur ce point, les employeurs sont invités à observer la plus grande prudence lorsqu’ils sont confrontés à une situation conflictuelle persistante avec un salarié : il est toujours dans leur intérêt d’accomplir des efforts d’apaisement des relations de travail, et ce notamment pour éviter que le contrat de travail soit rompu à leurs torts.


[1] Cass. soc., 20 janvier 2010, n° 08-43.471, FS-P+B (N° Lexbase : A4709EQH).

[2] Cass. soc., 20 janvier 1998, n° 95-43.350 (N° Lexbase : A4150AAX).

[3] Cass. soc., 28 mars 2018, n° 16-20.020, F-D (N° Lexbase : A8781XI3).

[4] Cass. soc., 4 septembre 2019, n° 18-19.739, F-D (N° Lexbase : A6490ZMC).

[5] Cass. soc., 26 septembre 2007, n° 06-42.551, FS-P+B (N° Lexbase : A5915DYQ).

[6] Cass. soc., 21 juin 2017, n° 15-24.272, F-D (N° Lexbase : A1119WKN).

[7] Cass. soc., 28 novembre 2018, n° 17-22.724, F-D (N° Lexbase : A9262YND).

[8] Cass. soc., 26 septembre 2018, n° 17-17.893, F-D (N° Lexbase : A1974X8M) ; Cass. soc., 13 mars 2019 n° 17-27.380, F-D (N° Lexbase : A0232Y4D).

[9] Cass. soc., 9 décembre 2015, n° 14-25.148, F-D (N° Lexbase : A1860NZW).

[10] Cass. soc., 21 avril 2017, n° 15-28.340, F-D (N° Lexbase : A3120WAS).

[11] Cass. soc., 19 décembre 2018, n° 16-20.522, F-D (N° Lexbase : A6579YR4).

[12] C. trav., art. L. 4121-1 (N° Lexbase : L8043LGY) et L. 4121-2 (N° Lexbase : L6801K9R).

[13] Cass. soc., 20 mars 2013 n° 12-14.468, F-D (N° Lexbase : A5819KAR).

[14] Cass. soc., 29 mars 2017, n° 16-10.545, F-D (N° Lexbase : A1079UT7).

[15] Cass. soc., 16 novembre 2016, n° 15-21.226, F-D (N° Lexbase : A2288SIL).

[16] Cass. soc., 8 juin 2017, n° 16-10.458, F-D (N° Lexbase : A4373WHG).

[17] Cass. soc., 23 novembre 2011, n° 10-21.740, F-D (N° Lexbase : A0154H34).

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