Réf. : CEDH, 6 juillet 2021, Req. 47220/19, A.M. et autres c. Russie [en anglais]
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par Marie-Lou Hardouin-Ayrinhac
le 21 Juillet 2021
► Dans le cadre d'une décision de justice russe mettant fin aux droits de visite de la requérante à l’égard de ses enfants parce qu’elle était alors en cours de réassignation sexuelle, la Cour européenne des droits de l'Homme juge qu’il n’y a pas eu de preuve d’un préjudice potentiel pour les enfants du fait de la réassignation ;
En outre, elle estime que la décision était clairement fondée sur l’identité de genre de la requérante et qu’elle était donc discriminatoire ;
Ainsi, les juridictions internes russes ont violé le droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante et l'interdiction de la discrimination fondée sur l'identité de genre.
Faits et procédure. La requérante est une ressortissante russe, née en 1972, vivant à Moscou et mère de deux enfants. Elle est une transsexuelle opérée passée du sexe masculin au sexe féminin.
En 2008, la requérante, qui était alors enregistrée comme « homme », épouse une femme. En 2015, elle donne l’appartement où ils résidaient à son épouse. Ils divorcent, la requérante acceptant de payer une pension alimentaire.
Plus tard, en 2015, la requérante est légalement reconnue comme femme.
À partir de décembre 2016, son ex-épouse commence à s’opposer aux visites de la requérante auprès de leurs enfants, affirmant que ces visites leur causent un préjudice psychologique.
Le 9 janvier 2017, l'ex-épouse de la requérante entame une procédure visant à restreindre l’accès de la requérante aux enfants. Elle fait notamment valoir que le statut de genre de la requérante cause un préjudice irréparable à la santé mentale et à la moralité des enfants et qu’il peut altérer leur perception de la famille, entraîner un complexe d’infériorité et du harcèlement à l’école, ainsi que les exposer à des informations sur les « relations sexuelles non traditionnelles », ces informations étant interdites de diffusion aux mineurs en Russie. La requérante dépose une demande reconventionnelle, sollicitant des droits de visite.
En 2017, un rapport d’expertise confirme le diagnostic de « transsexualisme » de la requérante. Il indique qu’un « impact négatif [serait] produit non pas par le profil individuel et psychologique de [la requérante] ou son style parental, mais par la réaction anticipée des enfants à la réassignation de genre de leur père », mais il note un manque de recherches dans ce domaine.
Le 19 mars 2018, le tribunal de district Lyublinskiy de Moscou ordonne la restriction des droits parentaux de la requérante et rejette sa demande reconventionnelle. Le tribunal déclare, en prenant également note des conclusions des experts, que la réassignation de genre de la requérante va « créer des circonstances psychotraumatiques à long terme pour les enfants et produire des effets négatifs sur leur santé mentale et leur développement psychologique ». Le tribunal ordonne que la question soit réexaminée lorsque les enfants seront plus âgés, sans fournir de calendrier précis.
Une contre-expertise ultérieure, commandée par la requérante, est très critique à l’égard du raisonnement qui sous-tend le jugement, déclarant que le rapport d’expertise précédent est « de nature non scientifique ».
Les appels et les pourvois en cassation ultérieurs de la requérante sont rejetés par les juridictions internes.
Selon la requérante, à une date non précisée, son ex-épouse a changé de lieu de résidence avec les enfants et elle ne dispose d’aucune information sur le lieu de résidence actuel des enfants. Actuellement, elle est privée de toute possibilité de recevoir des informations sur leur vie et leur santé.
Griefs. Invoquant l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale N° Lexbase : L4798AQR) ainsi que l’article 14 (interdiction de la discrimination N° Lexbase : L4747AQU) de la CESDH, la requérante allègue que la restriction de ses droits parentaux n’est pas nécessaire dans une société démocratique et est discriminatoire.
Recevabilité. La requête a été introduite par la requérante au nom de ses enfants. La Cour estime qu’elle n’avait pas qualité pour ce faire. Elle déclare la requête recevable en ce qui la concerne uniquement.
La Cour constate que les décisions des juridictions russes ont porté atteinte au droit de la requérante au respect de sa vie familiale. Les décisions ont été prises conformément au droit interne et poursuivent des buts légitimes (« protection de la santé ou de la moralité » et « protection des droits et libertés » des enfants). La Cour doit déterminer si les décisions étaient « nécessaires dans une société démocratique ».
Les parties n’ont pas contesté que les restrictions résultaient du changement de sexe de la requérante et des effets négatifs allégués de ce processus sur les enfants. La Cour doit évaluer si cette décision a été raisonnable et équilibrée. Elle note que les juridictions internes ont largement fondé leur décision sur le rapport d’expertise, mais que ce rapport n’a pas exposé en quoi exactement la transition de genre de la requérante avait représenté un risque pour ses enfants. Cela est particulièrement préoccupant étant donné que les experts ont reconnu l’absence de preuves scientifiques fiables sur la question et n’ont cité qu’un seul article, largement critiqué.
La Cour estime que les juridictions internes n’ont pas tenu compte de la situation familiale spécifique de la requérante dans leur raisonnement. En outre, la décision de priver entièrement un parent de contact ne devrait être prise que dans les situations les plus extrêmes, ce qui ne fut pas le cas étant donné l’absence de préjudice démontré pour les enfants en l’espèce. Les juridictions internes n’ont pas procédé à une appréciation équilibrée et raisonnable de l’affaire.
La Cour conclut donc que la restriction des droits parentaux de la requérante et de ses contacts avec ses enfants n’était pas « nécessaire dans une société démocratique », entraînant ainsi une violation du droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante.
La Cour rappelle que l’identité de genre est couverte par l’interdiction de la discrimination énoncée à l’article 14 de la CESDH.
Elle considère que l’identité de genre de la requérante a joué un rôle important – voire a été le facteur décisif – dans les décisions des juridictions internes. La requérante a été traitée différemment des autres parents en matière de droit de visite. La Cour estime que ce traitement fondé sur l’identité sexuelle n’était pas proportionné, était partial et contraire à la Convention.
Elle retient ainsi qu'il y a eu violation de l'interdiction de la discrimination fondée sur l'identité de genre.
Satisfaction équitable. La Russie doit verser à la requérante 9 800 euros pour dommage moral, et 1 070 euros pour frais et dépens.
Contra (décision fondée sur l’intérêt supérieur de l’enfant) : v. CEDH, 30 novembre 2010, Req. 35159/09, P. V. c. Espagne (N° Lexbase : A2003GM7). |
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