Lexbase Fiscal n°867 du 3 juin 2021 : Fiscalité financière

[Focus] Le casse-tête de la détention du cryptoactif

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par Sarah Maubert Mendez - Avocate au Barreau de Aix-en-Provence et Alex Ajroud Chetioui - Avocat au Barreau de Bastia

le 03 Juin 2021


Au cours des dernières années, la spéculation sur les cryptoactifs, dont les plus célèbres représentants sont les cryptomonnaies avec en tête de file le bitcoin, s’est développée de manière exponentielle.

Nécessitant moins de connaissances techniques que la spéculation boursière, l’achat et la vente de cryptoactifs ont connu en un très court laps de temps un essor considérable. Du fait de la très forte volatilité de ce type d’actifs, des investisseurs amateurs ont pu réaliser de très importantes plus-values. Or, il n’existait pas, à l’heure où les premières transactions étaient effectuées, de législation fiscale adaptée. 


 

En effet, la très rapide évolution de ce nouveau marché a pris de cours le législateur fiscal. Si la doctrine fiscale prévoyait une règle générale d’imposition des plus-values sur cession de cryptoactifs, le Conseil d’État a eu à se prononcer sur le sujet. Par une série d’arrêts du 26 avril 2018 (CE 3° et 8° ch.-r., 26 avril 2018, n° 417809, n° 418030, n° 418031, n° 418032, n° 418033, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A8851XLE), celui-ci annulait partiellement la doctrine administrative précitée et distinguait en fonction du caractère occasionnel ou habituel de l’opération.

Dans le premier cas, il décidait que la plus-value de cession relevait du régime des plus-values sur biens meubles, au taux de 19 % prévu à l’article 150 UA du Code général des impôts (N° Lexbase : L9065LN3), auxquels devaient être ajoutés les prélèvements sociaux. L’application de ce régime permettait également l’application de l’abattement pour durée de détention. En revanche, nous pouvons nous interroger sur la pertinence de l’application de ce dispositif à des actifs sur lesquels la spéculation est aussi importante.

Dans le second cas, c’est le régime des bénéfices industriels et commerciaux (BIC) qui devait être appliqué. Seules étaient donc imposées dans la catégorie des bénéfices non commerciaux les activités de « minage » de cryptomonnaies.
Face à ces inconnus, le législateur a réagi et a inséré, dans la loi de finances pour 2019, un article 150 VH bis dans le CGI (N° Lexbase : L9043LQY), dans l’objectif de régir les plus-values réalisées par les personnes physiques domiciliées fiscalement en France. L’article définit également la méthode de calcul de la plus-value imposable et ses modalités d’imposition.

Le droit fiscal français procède aujourd’hui à une distinction en fonction de la qualité du contribuable réalisant une plus-value sur cession de cryptoactifs. La fiscalité applicable à la cession ne sera en effet pas la même si la plus-value est réalisée par une personne physique agissant à titre occasionnel ou à titre habituel (I). Par ailleurs, la détention et l’émission d’un cryptoactif par une personne morale suit également sa propre fiscalité (II).

 

I. Détention du cryptoactif par une personne physique

Le traitement fiscal des opérations liées aux cryptoactifs par une personne physique dépend de sa qualité au regard de cette activité. Si les cessions interviennent à titre professionnel, les règles des BIC seront applicables (1). En revanche, si les cessions interviennent à titre non professionnel, l’article 150 VH bis s’applique (2).

1. Opérations sur actifs numériques réalisées par une personne physique professionnelle

En premier lieu, il convient de préciser qu’une personne physique peut tout à fait exercer à titre habituel, professionnel, une activité d’achat et revente d’actifs numériques.

La doctrine administrative, non remise en cause par les arrêts du Conseil d’État précités, rappelle la lettre du Code de commerce, dont l’article L. 110-1 (N° Lexbase : L1282IWE) répute acte de commerce toute acquisition de biens meubles aux fins de les revendre. Les actifs numériques n'échappent pas à cette règle, et l’activité d’achat et de revente de cryptomonnaies, à titre habituel et pour son propre compte par une personne physique, constitue une activité commerciale.

Le contribuable sera donc imposé, à ce titre, dans la catégorie des BIC. Le résultat imposable sera donc déterminé en application de ces règles, et non du régime spécialement créé pour les particuliers pratiquant l’achat et la revente de cryptomonnaies à titre habituel.

Une difficulté existe sur la détermination de ce qui constitue ou non une activité habituelle en matière de cryptoactifs. La doctrine administrative apporte à cette question un élément de réponse en renvoyant vers une étude des situations au cas par cas en utilisant des faisceaux d’indices. Plusieurs éléments pourront être retenus pour qualifier une activité professionnelle : le volume des échanges, le montant des sommes en jeu, ou encore le temps écoulé entre l’achat et la revente.

Si ces critères peuvent paraître inadaptés à la nature intrinsèque des cryptomonnaies, qui favorise des échanges rapides et fréquents, y compris pour des particuliers non professionnels, il convient de conserver une certaine mesure dans l’analyse et d’intégrer des variables telles que les montants engagés et le temps consacré à l’activité.

Enfin, il convient de séparer de l’activité commerciale d’achats et de revente de cryptomonnaies les revenus perçus en contrepartie de la participation du contribuable à l’activité de création ou au fonctionnement du système d’unité de compte virtuel, plus connue sous le nom de « minage ». Les revenus perçus dans ce cadre seront ainsi soumis à l’impôt sur le revenu dans la catégorie des bénéfices non commerciaux, étant précisé que la valeur d’acquisition retenue pour la détermination du résultat imposable est nulle lorsque les cryptomonnaies ont été attribuées gratuitement.

Les règles diffèrent cependant pour les contribuables réalisant des plus-values de cessions d’actifs numériques à titre occasionnel.

2. Opérations sur actifs numériques réalisées par une personne physique à titre occasionnel

Comme évoqué ci-dessus et à la suite de la décision fondatrice du Conseil d’État, le législateur a réagi et introduit dans le CGI un article 150 VH bis. Celui-ci définit les modalités d’imposition des plus-values sur cessions d’actifs numériques réalisées par les personnes physiques domiciliées en France et à titre occasionnel. L’article concerne également les cessions réalisées par un membre du foyer fiscal du contribuable.

Ce dispositif s’applique également aux cessions intervenues par l’intermédiaire d’une personne interposée, soit les sociétés ou groupements relevant, de plein droit ou sur option, des articles 8, 8 bis et 8 ter du CGI. C’est donc le cas des sociétés de personnes exerçant une activité non professionnelle.

Ainsi, le fait générateur de l’imposition est la cession à titre onéreux d’un cryptoactif, à l’exclusion des opérations d’échanges sans soultes d’un cryptoactif avec un autre.

Les opérations sont donc imposables lorsque les actifs numériques sont cédés :

  • contre une somme en monnaie ayant cours légal, telle que l’euro ou le dollar. C’est la perception de cette somme en monnaie « tangible », que cela soit sur le compte de l’investisseur sur la plateforme de broker ou sur son compte bancaire, qui entraînera l’imposition ;
  • en échange d’un bien ou d’un service autre qu’un cryptoactif ;
  • en échange d’un crypto actif avec versement de soulte.

À l’inverse, lorsqu’un actif numérique est échangé contre un autre actif numérique sans soulte, la plus-value latente n’est pas imposable et est placée en sursis d’imposition. L’imposition du gain réalisé interviendra lorsque la cession donnera lieu à la perception de l’un des éléments mentionnés ci-dessus.

La détermination de la plus-value imposable est également prévue à l’article 150 VH bis du CGI. Celle-ci, quelque peu opaque, est égale à la différence entre, d’une part, le prix de cession, et d’autre part le prix d’acquisition de l’ensemble du portefeuille d’actifs numériques multiplié par le quotient du prix de cession sur la valeur globale dudit portefeuille.

Au vu des éléments précités, il apparaît que la simple détention de cryptomonnaies n’est pas imposable.

Concernant les moins-values, celles-ci s’imputent exclusivement sur les plus-values de même nature réalisées au cours d’une même année d’imposition. La plus-value nette imposable au titre d’une année civile sera donc déterminée après compensation entre les plus et moins-values brutes de cessions d’actifs numériques et de droits s’y rapportant. Cependant, en cas de moins-value nette constatée au cours d’une année d’imposition, celle-ci ne pourra ni être reportée sur les années suivantes, ni s’imputer sur une plus-value réalisée sur une cession d’un bien d’une autre nature.

Il est également précisé que les cessions de cryptomonnaies pour un montant inférieur à 305 euros par année d’imposition, hors opérations bénéficiant du sursis, sont exonérées d’imposition. Ce montant de 305 euros s’apprécie en tenant compte de toutes les cessions réalisées au cours de l’année, peu importe la contrepartie, par l’ensemble des membres du foyer fiscal.

Bien entendu, les personnes réalisant sur une année fiscale des cessions pour un montant de plus de 305 euros seront imposées sur l’ensemble des cessions, y compris celles inférieures à 305 euros.

Les plus-values imposables réalisées par les personnes physiques à titre occasionnel sont imposées à l’impôt sur le revenu au taux de 12,8 %, auxquels s’ajoutent les prélèvements sociaux sur les revenus du patrimoine au taux de 17,2 %. Le taux global d’imposition pour ces plus-values est donc de 30 %, ce qui correspond au PFU instauré sous la présidence d’Emmanuel Macron, tendant à favoriser l’investissement financier au détriment de l’investissement immobilier notamment, en l’imposant à ce taux unique.

Ce dispositif tranche donc nettement avec celui retenu par le Conseil d’Etat dans ses arrêts du 26 avril 2018. En effet, au vu de la volatilité du marché des cryptomonnaies, l’abattement pour durée de vocation n’ayant quasiment jamais vocation à s’appliquer, l’imposition à 12,8 % à l’impôt sur le revenu entraîne une économie d’impôt de 6,2 %.

La fiscalité applicable aux plus-values sur cessions de cryptomonnaies par les personnes physiques est en constante évolution et a su s’adapter à la croissance rapide et exponentielle de ces actifs numériques.

Mais les personnes physiques ne sont pas les seuls potentiels détenteurs de cryptoactifs et les personnes morales sont également de la partie.

 

II. Détention et émission du cryptoactif par une personne morale

L’entreprise, au même titre que le particulier, peut être tentée de jouer le jeu des cryptoactifs et d’en détenir voire d’en émettre pour obtenir des financements.

En matière fiscale, la simple détention des cryptoactifs par l’entreprise n’appelle pas de remarques particulières. De manière similaire au traitement réservé aux particuliers, ce sont les plus-values générées lors des échanges qui auront des conséquences sur les personnes morales. Celles-ci viendront augmenter le bénéfice de la société et seront soumises à l’impôt sur les sociétés. Par ailleurs, la réalisation de moins-values pourra être imputée sur les revenus de même nature dégagés au titre de la même année. Toutefois, ce traitement reste subordonné à la comptabilisation des crypto actifs comme des immobilisations et non comme des stocks. Il faut alors se pencher sur la pratique comptable.

Les règles comptables s’intéressent aujourd’hui, au même titre que les normes fiscales, sur le traitement à apporter à ces nouveaux venus.

Un nouveau règlement ANC 2020-05 en date du 24 juillet 2020 est venu compléter le Plan comptable général en ajoutant des précisions en matière détention de jetons numériques mais également en matière de services rendus sur ces jetons.

Par ailleurs et depuis 2018, des réflexions sont menées pour définir un cadre comptable pour les détenteurs de cryptoactifs et pour les émetteurs de jetons lors d’Initial Coin Offering.

Les règles comptables sont applicables aux cryptomonnaies définies comme moyen d’échange sous forme numérique ou virtuelle par des dispositifs d’enregistrement électronique partagé, n’étant pas émis par une autorité juridictionnelle ou une autre partie, et ne donnant pas lieu à un contrat entre le titulaire et une autre partie.

Quant à leur détention, les règles comptables considèrent aujourd’hui que les cryptoactifs doivent être comptabilisés en stocks lorsque l’entité détient et vend ces cryptoactifs dans le cadre normal de son activité. Dans le cas contraire, l’entité doit comptabiliser les cryptoactifs comme des immobilisations incorporelles, susceptibles d’être séparées de l’entité, vendues et transférées individuellement. Les règles comptables ont explicitement exclu la possibilité de comptabiliser les cryptoactifs en trésorerie ou comme actif financier.

Par ailleurs, les personnes morales peuvent également être à l’initiative des émissions d’offres de jetons numériques (ou « Initial Coin Offering »), qui consistent en des opérations de levée de fonds transfrontalières destinées à financer des projets. Dans le cadre de ces offres, les souscripteurs investissent via des monnaies classiques (également appelées « fiat monnaie ») ou avec des cryptoactifs, et leurs investissements donnent lieu à une émission de jetons qui peuvent revêtir différentes caractéristiques donnant des droits distincts à leurs détenteurs.

Trois types de jetons doivent être différenciés : les jetons financiers ou « security tokens » qui confèrent des droits financiers ou de vote, les jetons d’utilité ou « utility tokens », qui confèrent à leurs détenteurs des droits d’usage, et enfin les jetons de paiement ou « currency token », qui servent de moyens de paiement (ce sont les cryptomonnaies).

Les émetteurs sont alors confrontés à deux nouvelles questions comptables, la première sur la comptabilisation des cryptomonnaies reçues des souscripteurs et la seconde sur la comptabilisation des jetons émis. Si la première question est traitée comme évoquée ci-avant, la deuxième n’est aujourd’hui pas tout à fait résolue. Les règles comptables traitent l’émission de jetons de plusieurs manières : instruments de capitaux propres, dette financière, autre dette ou encore paiement anticipé pour un contrat de biens ou services avec un client, sans qu’aucune règle uniforme ne soit pour l’heure établie.

Le contribuable a aujourd’hui l’embarras du choix. Au vu des règles précitées, il pourra détenir le cryptoactif en direct ou par l’intermédiaire d’une structure, transparente ou opaque. Il pourra décider de conserver ou de céder les cryptoactifs. Les règles qui lui seront appliquées dépendent alors de sa qualité, et diffèrent selon qu’il s’agisse d’une activité occasionnelle ou professionnelle. Les personnes morales, sociétés de capitaux, font l’objet d’une réglementation comptable qui s’ajoute à la réglementation fiscale. Les émetteurs de cryptoactifs font aussi face à des règles nouvelles et mouvantes, qui évoluent au fur et à mesure du développement des cryptoactifs.

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