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par François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers - Institut de droit public
le 29 Mars 2012
L'arrêt n° 355560 rendu par le Conseil d'Etat le 1er mars 2012 contribue, une nouvelle fois, à éclairer les conditions de l'articulation entre le référé précontractuel et le référé contractuel et précise utilement les pouvoirs du juge du référé contractuel. En l'espèce, un OPAC avait engagé en juillet 2011 une procédure adaptée en vue de la passation d'un marché ayant pour objet l'hébergement de son site internet. La société X avait présenté une offre, dont le rejet lui a été notifié par lettre du 21 novembre 2011. Elle a, alors, saisi le juge du référé précontractuel le 20 novembre 2011 d'une demande tendant à l'annulation de la procédure. Apprenant au cours de l'instruction que le marché public était d'ores et déjà signé et que son référé précontractuel était donc irrecevable, elle a présenté des conclusions sur le fondement de l'article L. 551-13 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L1581IEB), c'est-à-dire sur le terrain du référé contractuel. Comme il fallait s'y attendre, le juge des référés du tribunal administratif (1) a prononcé un non-lieu à statuer sur la demande en référé précontractuel, mais il a infligé une pénalité de 20 000 euros à l'OPAC en tant que juge du référé contractuel. Saisi d'un recours en cassation dirigé contre cette ordonnance, le Conseil d'Etat en prononce l'annulation au motif de la violation, par le juge des référés, des dispositions des articles L. 551-21 (N° Lexbase : L1582IEC) et R. 551-8 (N° Lexbase : L9805IEU) du Code de justice administrative, qui obligent le juge à informer les parties de son intention de sanctionner financièrement le pouvoir adjudicateur, et d'inviter les parties à présenter leurs observations en leur indiquant le délai dont elles disposent à cet égard. L'intérêt principal de l'arrêt ne réside pas, cependant, sur ce point.
I - Il réside, tout d'abord, dans la précision des règles présidant à l'articulation entre le référé précontractuel et le référé contractuel. Ces règles reposent sur l'idée que le référé précontractuel est le recours de droit commun en matière de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence, alors que le référé contractuel est un recours secondaire, dérogatoire, subsidiaire, dont l'existence vise précisément à sanctionner les irrégularités qui n'ont pas pu l'être par le juge du référé précontractuel, soit parce ce dernier n'a pas pu être saisi, soit parce qu'il a été saisi, mais n'a pas pu se prononcer sur le fond.
Les règles fixées par le Code de justice administrative s'organisent autour d'un principe et deux exceptions, posés par l'article L. 551-14 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L1603IE4). Le principe est celui de l'interdiction faite au demandeur ayant exercé un référé précontractuel de poursuivre son action contentieuse par un référé contractuel, l'idée étant que les deux référés sont complémentaires et reposent donc sur une structure alternative et non pas cumulative. La succession des deux recours est, cependant, admise, à titre d'exception, soit lorsque le pouvoir adjudicateur n'a pas respecté la suspension prévue à l'article L. 551-14 (suspension de la signature du contrat à compter de la saisine du juge du référé précontractuel et jusqu'à la notification au pouvoir adjudicateur de la décision juridictionnelle), soit lorsque le même pouvoir adjudicateur ne n'est pas conformé à la décision du juge du référé précontractuel. Dans ces deux hypothèses, le référé contractuel se présente, alors, comme un complément du référé précontractuel qui n'a pas abouti (non-lieu en cas de signature pendant le délai de suspension) ou dont la solution n'a servi à rien (violation de la décision du juge du référé précontractuel par le pouvoir adjudicateur). A ces deux hypothèses, la jurisprudence "France Agrimer" (2) en a ajouté une troisième, propre aux marchés à procédure formalisée. La succession des deux référés est, en effet, possible lorsque le pouvoir adjudicateur n'a pas informé le candidat du rejet de son offre et de la signature du marché, à la suite d'un manquement au respect des dispositions de l'article 80 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L0165IRK) qui pose l'obligation de notifier aux candidats le rejet de leurs offres et fixe un délai minimum de seize jours, réduit à onze jours dans le cas d'une transmission électronique, entre cette notification et la conclusion du marché. Cette jurisprudence a été prolongée par l'arrêt "Opievoy" (3) qui a admis la succession des deux référés lorsque le concurrent évincé a été informé du rejet de son offre, mais non du délai de suspension prévu entre la date d'envoi de la notification du rejet de l'offre et la conclusion du marché.
Ce cadre général a été précisé par la jurisprudence "Commune de Maizières-les-Metz" du 30 septembre 2011 (4). La particularité de cette affaire résidait dans le fait que le requérant avait omis de notifier son référé précontractuel au pouvoir adjudicateur, qui avait alors signé le contrat avant que le juge n'ait pu se prononcer. Le concurrent évincé estimait donc pouvoir déposer des conclusions en référé contractuel du fait de l'irrecevabilité du référé précontractuel. Cependant, le Conseil d'Etat n'a pas retenu cette interprétation. Il a considéré qu'il ne pouvait pas être reproché à la commune d'avoir signé prématurément le contrat, et donc d'avoir violé le délai de suspension fixé par l'article L. 551-4 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L1601IEZ), car celle-ci n'avait pas été informée par le concurrent évincé de son référé précontractuel, et avait été mise au courant tardivement de l'existence de ce recours par le greffe du tribunal administratif. Il en résulte que le concurrent évincé n'était donc pas recevable à exercer un référé contractuel. Cette solution, qui peut paraître sévère pour le requérant au premier abord, se justifie par l'idée que l'obligation de notification du référé précontractuel a été instituée dans l'intérêt du requérant, afin d'éviter que le marché contesté ne soit prématurément signé (5). L'intérêt du requérant est, en effet, de notifier son référé précontractuel le plus rapidement possible ("en même temps que le dépôt du recours et selon les mêmes modalités", dispose l'article R. 551-1 du Code de justice administrative N° Lexbase : L9813IE8) afin de paralyser la signature du contrat. S'il tarde à accomplir cette formalité, ce n'est certainement pas au pouvoir adjudicateur d'en subir les conséquences.
L'arrêt n° 355560 prolonge et affine cette solution. En l'espèce, la société X avait bien méconnu ses obligations de notification prévues à l'article R. 551-1 du Code de justice administrative. Seulement, à la différence de l'arrêt "Commune de Maizières-les-Metz", le greffe du tribunal administratif, dès réception du référé précontractuel, avait informé le pouvoir adjudicateur de son existence. Deux solutions s'offraient, alors, au Conseil d'Etat. Retenir une interprétation restrictive des dispositions du Code de justice administrative et sanctionner le requérant en déclarant son référé contractuel irrecevable du fait de l'absence de notification de son recours, ou développer une interprétation plus libérale en considérant que l'information fournie par le greffe du tribunal administratif au pouvoir adjudicateur suffisait à déclencher la suspension automatique de la signature du contrat, et justifiait, dès lors, la recevabilité du référé contractuel en cas de signature anticipée. Le Conseil d'Etat retient cette dernière solution, plus en phase, sans doute, avec l'exigence de bonne foi que la première qui aurait permis au pouvoir adjudicateur de faire obstacle au référé précontractuel puis contractuel, alors même qu'il avait été informé de l'existence du premier.
II - De cette solution, il résulte donc que le référé contractuel était recevable, restant, alors, à déterminer la sanction de cette irrégularité. L'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009, relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique (N° Lexbase : L1548IE3), dont les dispositions sont codifiées dans le Code de justice administrative, détermine avec précision les pouvoirs du juge du référé contractuel. Ce dernier est tenu, dans un certain nombre d'hypothèses qui correspondent aux irrégularités les plus graves, d'annuler le contrat. Selon l'article L. 551-18 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L1598IEW), "le juge prononce la nullité du contrat lorsqu'aucune des mesures de publicité requises pour sa passation n'a été prise, ou lorsque a été omise une publication au Journal officiel de l'Union européenne dans le cas où une telle publication est prescrite. La même annulation est prononcée lorsqu'ont été méconnues les modalités de remise en concurrence prévues pour la passation des contrats fondés sur un accord-cadre ou un système d'acquisition dynamique. Le juge prononce, également, la nullité du contrat lorsque celui-ci a été signé avant l'expiration du délai exigé après l'envoi de la décision d'attribution aux opérateurs économiques ayant présenté une candidature ou une offre ou pendant la suspension prévue à l'article L. 551-4 ou à l'article L. 551-9 (N° Lexbase : L1566IEQ) si, en outre, deux conditions sont remplies : la méconnaissance de ces obligations a privé le demandeur de son droit d'exercer le recours prévu par les articles L. 551-1 (N° Lexbase : L1591IEN) et L. 551-5 (N° Lexbase : L1572IEX), et les obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles sa passation est soumise ont été méconnues d'une manière affectant les chances de l'auteur du recours d'obtenir le contrat".
En cas de violation de la suspension automatique de la signature du contrat, il faut donc que deux conditions soient réunies pour que le juge du référé contractuel soit obligé d'annuler le contrat. Il faut, tout d'abord, que cette irrégularité ait privé le demandeur de son droit d'exercer un référé précontractuel, ce qui était bien le cas en l'espèce, puisque l'on sait que le juge du référé précontractuel refuse de se prononcer sur la validité de la signature et rejette alors le recours comme étant irrecevable. Il faut, ensuite, que le pouvoir adjudicateur ait méconnu les obligations de publicité et de mise en concurrence qui s'appliquaient au contrat querellé, et cela d'une manière telle que le requérant ait été privé d'une chance d'obtenir le contrat. Tel n'était pas le cas en l'espèce, car l'OPAC du Rhône n'avait nullement contrevenu à ses obligations de publicité et de mise en concurrence.
Il reste que la méconnaissance de la suspension automatique ne pouvait rester sans sanction. La Directive "Recours" (Directive (CE) 2007/66 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2007 N° Lexbase : L7337H37) exige, en effet, que, lorsque le contrat est conclu pendant le délai de standstill ou pendant la suspension automatique, alors "les Etats membres doivent prévoir l'absence d'effets du marché ou des sanctions de substitution effectives, proportionnées et dissuasives qui consistent soit à imposer des pénalités financières au pouvoir adjudicateur, soit à abréger la durée du marché". Le Conseil d'Etat avait déjà tiré les conséquences de cette exigence dans la décision "Société DPM Protection" du 30 novembre 2011 (6), en délivrant un mode d'emploi permettant de déterminer la sanction appropriée. Cet arrêt indique que "ces mesures doivent être prononcées en tenant compte de la gravité de la violation, du comportement du pouvoir adjudicateur, s'agissant de l'absence d'effets du marché, de la mesure dans laquelle le contrat continue à produire des effets". Pour "déterminer la mesure qui s'impose, le juge du référé contractuel peut prendre en compte, notamment, la nature et l'ampleur de la méconnaissance constatée, ses conséquences pour l'auteur du recours ainsi que la nature, le montant et la durée du contrat en cause et le comportement du pouvoir adjudicateur". Appliquant cette grille d'analyse au cas d'espèce, le juge administratif considère qu'il y a lieu d'infliger une pénalité financière d'un montant de 10 000 euros à l'OPAC, montant qui paraît, en définitive, proportionné et suffisamment dissuasif.
L'arrêt n° 353826 du 12 mars 2012 comporte des indications intéressantes sur les notions de variante et d'offre irrégulière. En l'espèce, une commune avait engagé une procédure d'appel d'offres pour la passation d'un marché public de mobilier urbain. L'offre présentée par la société X a été rejetée, en raison de son irrégularité tenant à la présentation de variantes non autorisées par le règlement de la consultation. Le juge du référé précontractuel du tribunal administratif (7) a, alors, annulé l'ensemble de la procédure et enjoint à la personne publique de reprendre la procédure dans son intégralité si elle entendait conclure le marché.
Le Conseil d'Etat a logiquement censuré cette ordonnance en faisant application de la désormais célèbre jurisprudence "Smirgeomes" (8). Le juge des référés avait annulé la procédure au motif que la commune avait manqué à ses obligations de publicité et de mise en concurrence en modifiant substantiellement les modalités de notation du critère du montant de la redevance. Or, aux termes de la jurisprudence "Smirgeomes", les seules personnes habilitées à agir devant le juge des référés précontractuels de l'article L. 551-1 du Code de justice administrative sont celles susceptibles d'être lésées par des manquements à des obligations de publicité et de mise en concurrence et "il appartient, dès lors, au juge des référés précontractuels de rechercher si l'entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente". En l'espèce, la société dont l'offre a été écartée comme étant irrégulière n'était pas directement lésée par un manquement intervenu à un stade postérieur, plus précisément au stade de l'examen des offres. L'effet "cliquet" induit par ce nouveau mode de raisonnement justifiait fort logiquement le rejet de son recours et certainement pas l'annulation de la procédure.
Réglant l'affaire au fond, le Conseil d'Etat rappelle que les variantes sont, par principe, interdites. Selon l'article 50 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L0157IRA), ce n'est que si le pouvoir adjudicateur les autorise que les candidats peuvent y recourir. Rappelons que les variantes présentent l'avantage de permettre aux candidats d'imaginer des solutions innovantes permettant de répondre au mieux aux besoins de l'administration. Elles s'analysent en droit comme des "modifications, à l'initiative des candidats, de spécifications prévues dans la solution de base décrite dans les documents de la consultation". En l'espèce, l'article 11 du règlement de la consultation autorisait bien les variantes, mais seulement pour les "dispositions relatives aux délais et aux fréquences de nettoyage et d'entretien". Elles étaient donc interdites pour tout ce qui concernait, notamment les modèles de mobiliers urbains objets du marché. Néanmoins, la société X pouvait proposer au soutien de son offre plusieurs dessins et modèles pour les différents types de mobiliers urbains (panneaux publicitaires, abris pour les voyageurs, etc.), car ils n'étaient pas, à proprement parler, des variantes, puisque ne comportant aucune modification des spécifications prévues dans la solution de base décrite dans les documents de la consultation (9).
Toutefois, cela n'impliquait pas que l'offre présentée par la société soit examinée. En effet, si la société avait fourni plus d'informations qu'il ne lui était demandé en ce qui concerne les modèles de mobiliers urbains, elle n'avait pas répondu aux exigences de la commune en ne précisant pas, pour chaque type de mobilier urbain, le mobilier qu'elle entendait proposer. Par la même, elle a placé le pouvoir adjudicateur dans l'impossibilité d'apprécier son offre sur ce point et de faire application du critère de jugement des offres relatif à la valeur esthétique des mobiliers. Selon une solution constante, la commune était même tenue de rejeter une telle offre.
La solution retenue peut paraître sévère pour la société qui se voit finalement reprocher de ne pas avoir donné suffisamment d'indications, alors qu'elle croyait sans doute en avoir donné plus que ce qu'exigeait le règlement de la consultation. En réalité, cette solution est tout à fait justifiée car elle permet de garantir une comparaison objective, complète et rationnelle entre les différentes offres.
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