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par Marjorie Brusorio-Aillaud, Maître de conférences à l'Université du Sud Toulon-Var
le 20 Janvier 2012
L'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), pilier de la responsabilité civile depuis plus de deux siècles, peut aussi être invoqué lors d'un divorce. Dans deux arrêts récents, la Cour de cassation et la cour d'appel de Lyon ont précisé à quelles conditions (cf. l’Ouvrage "Droit du divorce" N° Lexbase : E7709ETP).
1. Indépendance par rapport à l'article 266 du Code civil (N° Lexbase : L2833DZX)
L'époux qui souhaite demander à l'autre des dommages et intérêts, lors d'un divorce, peut agir sur deux fondements :
- l'article 266 du Code civil, qui dispose que "des dommages et intérêts peuvent être accordés à un époux en réparation des conséquences d'une particulière gravité qu'il subit du fait de la dissolution du mariage soit lorsqu'il était défendeur à un divorce prononcé pour altération définitive du lien conjugal et qu'il n'avait lui-même formé aucune demande en divorce, soit lorsque le divorce est prononcé aux torts exclusifs de son conjoint" ;
- et l'article 1382 du Code civil, selon lequel "tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer", qui permet à un époux de demander des dommages et intérêts à l'autre s'il parvient à démontrer que son conjoint a commis une faute avant la dissolution du mariage, que lui-même a subi dommage, et qu'il existe un lien de causalité entre ce dommage et cette faute.
Alors que le premier texte vise à réparer les conséquences résultant de la dissolution, dans deux hypothèses particulières, le second permet de réparer les fautes distinctes de la dissolution, quelle que soit la situation de l'époux dans le divorce. Les dommages et intérêts versés sur le fondement l'un de ces textes sont indépendants de ceux visés par l'autre.
Très claire en théorie, la distinction entre ces deux articles est, en pratique, source de complications. La Cour de cassation doit régulièrement préciser comment appréhender cette dualité de fondement.
D'une part, les juges du fond ne peuvent pas condamner un époux à des dommages et intérêts sans préciser sur quel fondement la condamnation doit être prononcée (1). Cette précision semble toutefois pouvoir être implicite, puisqu'il a été jugé qu'ayant réparé le préjudice causé par le comportement fautif de l'époux (abandon moral et financier de l'épouse, après quinze ans de mariage), la cour d'appel avait nécessairement statué sur le fondement de l'article 1382 du Code civil et n'avait pas à s'expliquer sur un éventuel préjudice né de la dissolution du mariage, non invoqué par l'épouse (2).
D'autre part, il ne peut pas être reproché à une cour d'appel, saisie d'une demande de dommages et intérêts sur le fondement de l'article 266 du Code civil, de n'avoir pas examiné d'office les faits invoqués au regard de l'article 1382 du même code (3). Inversement, en condamnant le mari à des dommages et intérêts pour préjudice moral sur le fondement de l'article 266, alors que l'épouse demande la réparation d'un préjudice distinct de celui résultant de la rupture du mariage, la cour d'appel modifie l'objet du litige et viole l'article 4 du Code civil (N° Lexbase : L2229AB8) (4).
Ensuite, lorsque la demande est présentée sur les deux fondements, la décision est légalement justifiée, au regard des articles 266 et 1382 du Code civil, si les juges ont suffisamment caractérisé le préjudice subi par l'époux du fait de la séparation et du fait du comportement de l'autre conjoint (5).
Enfin, lorsqu'une épouse soutient qu'elle a subi un préjudice du fait de la violence de son conjoint, une cour d'appel ne peut pas seulement énoncer, pour refuser de lui octroyer des dommages et intérêts, que, le divorce étant prononcé aux torts partagés, la demande est irrecevable en application de l'article 266 du code civil. La cour d'appel ne peut pas rejeter une demande de dommages et intérêts en invoquant l'article 266 du Code civil, lorsque le demandeur argue d'un préjudice distinct de celui résultant de la rupture du lien conjugal, et ce même s'il a "oublié" de fonder expressément sa demande sur l'article 1382 du Code civil (6).
Dans une affaire jugée le 7 décembre 2011 (n° 11-11.273), un divorce avait été prononcé pour altération du lien conjugal et l'épouse avait demandé des dommages et intérêts sur le fondement de l'article 1382 du Code civil. La cour d'appel avait jugé "qu'une telle demande devait être déclarée mal fondée en application de l'article 266 du Code civil". L'épouse ne pouvait pas demander des dommages et intérêts sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, en application de l'article 266 du même code, c'est-à-dire, semble-t-il, parce que son divorce avait été prononcé pour altération du lien conjugal, hypothèse expressément prévue par ce second texte. L'arrêt de la cour d'appel a évidemment été cassé pour défaut de base légale. Ces magistrats ne pouvaient pas rejeter une demande fondée sur l'article 1382 du Code civil en se basant sur l'article 266 du même code. Ils ne pouvaient écarter l'application de ce premier texte qu'en invoquant une cause d'exonération du défendeur légalement admise en matière de responsabilité civile délictuelle : absence de faute, force majeure, faute de la victime...
2. Prise en compte du comportement de l'époux demandeur
S'il est applicable au divorce, l'article 1382 du Code civil l'est dans ses conditions classiques. Le demandeur doit prouver l'existence d'une faute, d'un dommage et d'un lien de causalité entre les deux. Le défendeur peut invoquer qu'il n'a pas commis de faute, que le dommage est dû à un cas de force majeure ou que le comportement de la victime est à l'origine, totalement ou partiellement, de son dommage.
Dans une affaire jugée le 21 novembre 2011 (n° 10/03180), la cour d'appel de Lyon a tenu compte du comportement de l'épouse qui demandait des dommages et intérêts à son conjoint, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil.
En l'espèce, un juge aux affaires familiales avait prononcé un divorce aux torts exclusifs de l'époux. Il avait accordé à l'épouse une prestation compensatoire, mais avait refusé de lui attribuer des dommages et intérêts, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil. L'épouse avait relevé appel de ce jugement et demandé, s'agissant des dommages et intérêts, l'attribution de 15 000 euros en réparation du préjudice subi du fait "des circonstances ayant conduit à la rupture du lien matrimonial". La cour d'appel lui a accordé 1 000 euros en faisant une stricte application des conditions classiques de l'article 1382 du Code civil. Elle a énoncé :
- d'une part, que l'épouse ne pouvait valablement alléguer le comportement violent de son mari sans verser aucune preuve à l'appui de ses affirmations : le demandeur doit prouver la faute du défendeur (première condition) ;
- d'autre part, que l'épouse ne pouvait réclamer des dommages et intérêts pour le risque médical que lui aurait fait courir son mari du fait de son infidélité ; la responsabilité délictuelle de l'article 1382 du Code civil ne tend qu'à la réparation d'un préjudice certain, et non simplement éventuel (deuxième condition) ;
- enfin, qu'il ressortait de deux attestations d'amies de l'épouse, qu'en 2006, figuraient sur la carte mémoire de l'appareil photographique de la famille, sur laquelle se trouvaient également des clichés de l'anniversaire de l'un des enfants du couple, des photographies manifestement prises par l'époux dans l'intimité de sa relation avec une femme autre que son épouse, alors même qu'il était encore tenu dans les liens du mariage, mais que, s'il était certain que ces clichés avaient provoqué pour l'épouse un préjudice qui méritait réparation, "le retentissement public dont elle fai[sai]t état auprès de proches de la famille l'a[vait] été à sa propre initiative", l'épouse "ayant manifestement choisi de montrer ces photographies à certaines de ses amies" : le comportement du demandeur, fautif ou non, peut exonérer le défendeur de sa responsabilité, totalement ou partiellement.
Cette solution est parfaitement logique. L'article 1382 du Code civil constitue le droit commun de la responsabilité délictuelle. Il y a donc lieu d'appliquer les conditions classiques du droit commun de la responsabilité délictuelle, y compris lorsque ce texte est invoqué lors d'un divorce. Une épouse peut se plaindre de l'infidélité de son mari et obtenir réparation sur le fondement de l'article 1382 du Code civil : c'est bien le comportement de l'époux qui est à l'origine du dommage. En revanche, elle ne peut pas demander réparation pour les conséquences de l'adultère sur l'entourage lorsqu'elle a elle-même révélé ce fait : c'est alors le comportement de l'épouse qui est à l'origine du dommage, celui de l'époux ne l'est qu'indirectement et, pour que l'article 1382 trouve application, il doit y avoir, entre la faute et le dommage, un lien de causalité direct (troisième condition).
Outre les conditions d'application au divorce de l'article 1382 du Code civil, les Hauts magistrats ont dû rappeler, une fois encore, les conséquences du caractère alimentaire de la prestation compensatoire, dans deux décisions rendues le 7 décembre 2011 (à ce sujet, cf. également l’Ouvrage "Droit du divorce" N° Lexbase : E7746ET3).
La prestation compensatoire est destinée à compenser, autant qu'il est possible, la disparité que la rupture du mariage crée dans les conditions de vie respectives des ex-époux (C. civ., art. 270 N° Lexbase : L2837DZ4). Elle a un caractère mixte : alimentaire et indemnitaire.
Un caractère alimentaire car, d'une part, elle est fixée "selon les besoins de l'époux à qui elle est versée et les ressources de l'autre en tenant compte de la situation au moment du divorce et de l'évolution de celle-ci dans un avenir prévisible" (C. civ., 271 N° Lexbase : L3212INB) et, d'autre part, un époux ne peut plus, depuis la réforme de 2004, réclamer à l'autre une pension alimentaire, mais seulement une prestation compensatoire.
Un caractère indemnitaire car, d'une part, le juge doit notamment prendre en compte, pour la fixer, la durée du mariage, les conséquences des choix professionnels faits par l'un des époux, pendant la vie commune, pour l'éducation des enfants et du temps qu'il faudra encore y consacrer ou pour favoriser la carrière de son conjoint au détriment de la sienne (C. civ., art. 271) et, d'autre part, il peut "refuser d'accorder une telle prestation si l'équité le commande, soit en considération des critères prévus à l'article 271, soit lorsque le divorce est prononcé aux torts exclusifs de l'époux qui demande le bénéfice de cette prestation, au regard des circonstances particulières de la rupture" (C. civ., art. 270).
En principe, le caractère alimentaire est invoqué par le créancier de la prestation pour éviter que celle-ci ne lui soit saisie. S'agissant du débiteur, les Hauts magistrats ont décidé, par exemple, que le caractère alimentaire empêchait qu'il y ait compensation (si ce n'était pour des aliments) entre la prestation compensatoire et une autre dette. A ainsi été cassé l'arrêt qui avait énoncé que le paiement, par l'ex-mari, d'une dette fiscale personnelle à l'ex-épouse, libérait celui-ci du paiement de la prestation compensatoire à concurrence de cette somme (7). De même, il est régulièrement jugé que la créance née de la prestation compensatoire, à cause de son caractère alimentaire, n'a pas à être déclarée au passif du débiteur soumis à une procédure collective (8).
La question qui se pose régulièrement aux juges est de savoir si le fait que la prestation compensatoire ait, à la fois, un caractère alimentaire et indemnitaire permet de la soustraire au champ d'application de l'article 1244-1 du Code civil (N° Lexbase : L1358ABW) selon lequel "[...] compte tenu de la situation du débiteur et en considération des besoins du créancier, le juge peut, dans la limite de deux années, reporter ou échelonner le paiement des sommes dues. Par décision spéciale et motivée, le juge peut prescrire que les sommes correspondant aux échéances reportées porteront intérêt à un taux réduit qui ne peut être inférieur au taux légal ou que les paiements s'imputeront d'abord sur le capital. En outre, il peut subordonner ces mesures à l'accomplissement, par le débiteur, d'actes propres à faciliter ou à garantir le paiement de la dette. Les dispositions du présent article ne s'appliquent pas aux dettes d'aliments". Le débiteur d'une dette mixte peut-il bénéficier d'un délai de grâce ?
Dans les arrêts rendus le 7 décembre 2011, relatifs à la même affaire, une épouse avait fait procéder, au préjudice de son mari, à une saisie attribution, entre les mains d'un notaire, de toute somme que ce dernier pourrait détenir au titre des droits de l'époux dans la succession non liquidée de son père (premier arrêt, pourvoi n° 10-16.857) et entre les mains d'une banque (second arrêt, pourvoi n° 10-16.858). Dans les deux cas, l'époux s'est défendu en demandant, notamment, un délai de grâce, sur le fondement de l'article 1244-1 Code civil. Dans les deux cas, la cour d'appel de Lyon a répondu que le caractère mixte de la prestation compensatoire, à la fois alimentaire et indemnitaire, faisait obstacle à l'octroi de délais de paiement sur le fondement de ce texte. Et dans les deux cas, la Cour de cassation l'a approuvée sur ce point.
La solution n'est pas nouvelle (9) et se justifie parfaitement. Les dettes d'aliments ne peuvent pas faire l'objet de délais de grâce + la prestation compensatoire est une dette d'aliments = la prestation compensatoire ne peut pas faire l'objet de délais de grâce. Le fait qu'elle ait, aussi, un caractère indemnitaire ne suffit pas à remettre en cause une telle conclusion.
En pratique, plusieurs possibilités sont offertes au débiteur d'une prestation compensatoire qui risque de rencontrer ou qui rencontre des difficultés de paiement.
Lorsque la prestation est fixée en capital, celui-ci peut, d'abord, lors de la procédure de divorce, demander que le juge en étale le paiement dans la limite de huit années, sous forme de versements périodiques indexés, selon les règles applicables aux pensions alimentaires (C. civ., art. 275, al. 1er N° Lexbase : L2841DZA). Ensuite, après le prononcé du divorce, le débiteur peut demander la révision des modalités de paiement en cas de changement important de sa situation. A titre exceptionnel, le juge peut alors, par décision spéciale et motivée, autoriser le versement du capital sur une durée totale supérieure à huit ans (alinéa 2).
Lorsqu'elle est fixée sous forme de rente, la prestation compensatoire peut être révisée, suspendue ou supprimée en cas de changement important dans les ressources ou les besoins de l'une ou l'autre des parties. La révision ne peut avoir pour effet de porter la rente à un montant supérieur à celui fixé initialement par le juge (C. civ., art. 276 N° Lexbase : L2843DZC).
En l'espèce, la prestation avait été fixée en capital et l'époux n'avait pas, lors la procédure de divorce, sollicité l'échelonnement du paiement de la prestation compensatoire. Il lui restait donc, à présent, la possibilité d'invoquer un changement important de sa situation. Peut-être l'occasion d'un troisième arrêt...
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