Réf. : Cass. crim., 7 janvier 2020, n° 18-85.620, F-P+B+I (N° Lexbase : A5578Z9H)
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par June Perot
le 22 Janvier 2020
► A l’occasion d’une affaire de diffamation publique impliquant l’hebdomadaire Le Canard enchaîné, la Chambre criminelle a été amenée à se prononcer sur l’appréciation par les juges du fond, de la bonne foi de l’auteur de propos imputant aux parties civiles d’avoir recruté des mercenaires, préparé un coup d’Etat, organisé une insurrection violente, corrompu le pouvoir en place et déstabilisé le régime guinéen par des moyens illégaux, pour favoriser un parti fictif et protéger leurs intérêts miniers ; elle censure l’arrêt d’appel qui a rejeté l’exception de nullité de la citation soulevée par les prévenus pour plusieurs raisons ;
En premier lieu, il appartenait à la cour d’appel d’analyser précisément les pièces de l’offre de preuve et les déclarations des témoins entendus à ce titre, également invoquées par le prévenu au soutien de l’exception de bonne foi, afin d’énoncer les faits et circonstances lui permettant de juger si les propos reposaient ou non sur une base factuelle, sans écarter les documents présentés comme des notes blanches au seul motif que le prévenu ne révélait pas par quelles sources il les avait obtenus ;
La cour d’appel ne pouvait, en deuxième lieu, refuser au prévenu le bénéfice de la bonne foi aux motifs d’un défaut de prudence dans l’expression et d’une animosité personnelle de l’auteur de l’article, alors qu’elle devait apprécier ces critères d’autant moins strictement que, d’une part, elle constatait, en application de l’article 10 de la CESDH (N° Lexbase : L4743AQQ), tel qu’interprété par la Cour européenne, que les propos s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général, d’autre part, il résulte de ce qui précède que son appréciation sur la suffisance de leur base factuelle n’était pas complète ;
Enfin, elle ne pouvait déduire l’animosité personnelle du journaliste de sa seule analyse selon laquelle les propos seraient privés de base factuelle et exprimés sans prudence, alors qu’une telle animosité envers la partie civile ne peut se déduire seulement de la gravité des accusations et du ton sur lequel elles sont formulées, mais n’est susceptible de faire obstacle à la bonne foi de l’auteur des propos que si elle est préexistante à ceux-ci et qu’elle résulte de circonstances qui ne sont pas connues des lecteurs.
Tel est le sens d'un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation rendu le 7 janvier 2020 (Cass. crim., 7 janvier 2020, n° 18-85.620, F-P+B+I N° Lexbase : A5578Z9H).
Résumé des faits. Le directeur de la publication de l’hebdomadaire et la société éditrice du journal ont été cités, pour le premier en qualité de prévenu et la seconde en qualité de civilement responsable, devant le tribunal correctionnel, à la suite d’une publication d’un article intitulé «Des notes de la CIA et de la DGSE annoncent un coup d’Etat à Conakry» et sous-titré «Les troubles pourraient être déclenchés dès la semaine prochaine», article qu’ils estimaient intégralement diffamatoire à leur égard.
L’arrêt qui, confirmant la décision des premiers juges, déclarait nulle la citation a été annulé par la Cour de cassation, qui a renvoyé la cause et les parties devant la cour d’appel de Versailles (Cass. crim., 14 mars 2017, n° 15-86.929, FS-P+B N° Lexbase : A2579UCI). La Cour a en effet rappelé que, selon l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 (N° Lexbase : L7589AIW), la citation doit préciser et qualifier le fait incriminé, indiquer le texte de loi applicable à la poursuite et qu'il n'appartient pas aux juges de subordonner la régularité de cet acte à d'autres conditions, dès lors qu'il ne peut exister d'incertitude sur l'objet de la poursuite.
En cause d’appel. La cour d’appel de renvoi, après avoir rejeté l’exception de nullité de la citation, retient que les propos poursuivis imputent aux parties civiles d’avoir recruté des mercenaires, préparé un coup d’État, organisé une insurrection violente, corrompu le pouvoir en place et déstabilisé le régime guinéen par des moyens illégaux, pour favoriser un parti fictif et protéger leurs intérêts miniers. Elle déclare en conséquence le directeur de la publication coupable du délit de diffamation publique envers un particulier et le condamne à 2 000 euros d’amende. Elle déclare également la société éditrice civilement responsable et la condamne à verser aux parties civiles la somme de 20 000 euros chacune.
Sur l’offre de preuve. L’arrêt retient que ni les documents produits, soit plusieurs textes, certains en langue anglaise, non traduits, et deux notes dites blanches, qui ne peuvent être rattachées à un quelconque service secret, français ou américain, ni les déclarations des témoins, compte tenu de leur teneur, ne démontrent d’aucune façon l’organisation ni même la participation des parties civiles au coup d’État visant le régime guinéen, et en déduit que la preuve de la vérité des faits diffamatoires n’est pas rapportée.
Preuve de la bonne foi. Pour refuser au prévenu le bénéfice de la bonne foi, les juges énoncent que le sujet de l’article, à savoir la situation à Conakry, était d’actualité, compte tenu de la proximité des élections dans ce pays, de sorte que l’information pouvait paraître légitime, mais que font défaut la prudence nécessaire dans l’expression comme l’absence d’animosité envers les parties civiles, le journaliste s’étant borné à reprendre à son compte, sans aucun recul, la teneur comme les conclusions des deux notes confidentielles précitées, dont l’origine reste ignorée, et qu’il a jeté un doute sur leur réalité, en taisant les investigations qu’il a affirmé avoir entreprises pour les accréditer, de sorte que la base factuelle nécessaire est insuffisante.
Un pourvoi a été formé par le directeur de la publication et la société éditrice de l’hebdomadaire.
Cassation partielle. La Chambre criminelle considère qu’en se déterminant ainsi la cour d’appel n’a pas justifié sa décision. Elle prend soin de détailler les trois motifs (susvisés dans cette brève) qui l’ont conduite à prononcer la cassation de l’arrêt. Elle précise que quoique les motifs ci-dessus ne concernent que la bonne foi, l’arrêt cassé prononçant, dans son dispositif, une décision globale sur la culpabilité, celle-ci est intégralement remise en cause, ainsi que les décisions qui en sont la conséquence, sur la peine et les intérêts civils.
La démonstration de la vérité du fait diffamatoire suppose de suivre la procédure particulière des articles 55 et 56 de la loi du 29 juillet 1881, qui régissent respectivement les conditions de l’offre et de la contre-offre de preuve de la vérité, imposant un certain nombre de mentions obligatoires afin d’assurer l’information de chacune des parties. Ainsi si l’article 55 de la loi du 29 juillet 1881 met en place un «fait justificatif pour le prévenu, ce n'est qu'autant que ce dernier en a, lui-même, établi la preuve devant les juges, dans les conditions et suivant les formes déterminées» (Cass. crim., 22 octobre 2013, n° 12-85.971 N° Lexbase : A2193KPW).
Rappelons que la loi n° 2010-1 du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes (N° Lexbase : L1938IGU) énonce que «Tout journaliste entendu comme témoin sur des informations recueillies dans l'exercice de son activité est libre de ne pas en révéler l'origine» (C. proc. pén., art. 437, al. 2 N° Lexbase : L3445IGP). Sur ce point, on peut utilement renvoyer à l’étude du Professeur Raschel sur «Les justifications en droit de la presse», Les règles procédurales (N° Lexbase : E6402Z8M), Ouvrage «Droit de la presse» (N° Lexbase : E6402Z8M) (dir. E. Raschel).
La cour d’appel ne pouvait donc écarter les notes blanches présentées dans ce cadre, au seul motif que le prévenu ne révélait pas par quelles sources il les avait obtenus.
Fait justificatif propre au délit de diffamation, la preuve de la bonne foi suppose la réunion de quatre critères cumulatifs : la légitimité du but poursuivi ; l’absence d'animosité personnelle ; la prudence dans l'expression ; le sérieux de l'enquête. L'absence de l'un de ces éléments conduit le juge à exclure le prévenu du bénéfice de ce fait justificatif (Cass. crim., 27 février 2001, n° 00-82.557 N° Lexbase : A9896C3W). La pratique judiciaire révèle cependant que toutes ces conditions ne sont pas systématiquement recherchées (cf. l’Ouvrage «Droit de la presse» (dir. E. Raschel), La bonne foi du diffamateur N° Lexbase : E6400Z8K).
En l’espèce, la Haute juridiction, invoquant l’article 10 de la CESDH, insiste sur le niveau d’appréciation qui doit être fait par les juges du fond de la prudence dans l’expression et l’absence d’animosité personnelle : «[la cour d’appel] devait apprécier ces critères d’autant moins strictement […]». Elle précise que cette absence d’animosité ne saurait se déduire «seulement de la gravité des accusations et du ton sur lequel elles sont formulées». Pour faire obstacle à la bonne foi de l’auteur des propos litigieux, elle doit être préexistante à ceux-ci.
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