La lettre juridique n°453 du 15 septembre 2011 : Procédure pénale

[Jurisprudence] Terrorisme et droit à un procès équitable

Réf. : Cass. crim., 15 juin 2011, n° 09-87.135, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A6181HT4)

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N7637BSN

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par Romain Ollard, Maître de conférences à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

le 22 Septembre 2011

La nécessaire efficacité de la lutte contre le terrorisme ne saurait justifier une violation systématique des droits de l'Homme, notamment des droits de la défense. La législation relative au terrorisme -au plan tant substantiel que processuel- doit dès lors reposer sur un subtil équilibre entre efficacité de la législation anti-terroriste, ce qui justifie l'édiction de règles dérogatoires au droit commun, et respect du droit à un procès équitable. Dans cet arrêt du 15 juin 2011, la Cour de cassation avait précisément à se prononcer sur la question du respect du droit à un procès équitable devant une cour d'assises spéciale compétente pour juger de la culpabilité des accusés d'un crime terroriste, et notamment sur la question de la motivation des arrêts d'assises, question d'autant plus intéressante que, intervenant peu après l'arrêt "Taxquet" rendu par la Cour européenne des droits de l'Homme (1), elle pourrait rebondir avec la récente création des tribunaux correctionnels dans leur forme citoyenne composés, selon la technique de l'échevinage, à la fois de magistrats professionnels et de citoyens. Un individu fut renvoyé devant la cour d'assises de Paris, spécialement composée, des chefs de complicité d'assassinats, de tentatives d'assassinats, de destructions et de dégradations de biens appartenant à autrui par l'effet d'une substance explosive ayant entraîné des préjudices physiques pour autrui, toutes ces infractions étant en relation, à titre principal ou connexe, avec une entreprise terroriste. Condamné à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d'une période de sûreté de vingt-deux ans et à une peine d'interdiction définitive du territoire français, l'accusé forma un pourvoi en cassation faisant valoir un grand nombre de griefs -pas moins de dix- qui, tous, étaient fondés sur la violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR).

On sait que des règles spéciales sont édictées en matière de terrorisme, marquées par leur grande sévérité dans le but de renforcer l'efficacité de la lutte contre ce type de criminalité (2). Ainsi, outre les infractions spécifiquement terroristes (3), le droit de la garde à vue subit-il d'importantes entorses, atténuées il est vrai par la récente réforme de la matière. La loi nouvelle prend en effet acte de la méthode imposée par la Cour européenne à propos du régime des gardes à vue dérogatoires (4), qui décide qu'une "restriction systématique" du droit pour le gardé à vue d'être assisté par un avocat fondé, non sur des "des raisons impérieuses résultant des circonstances de l'espèce" mais sur des catégories abstraites d'infractions identifiées d'après leur gravité, "suffit à conclure à un manquement aux exigences de l'article 6 de la Convention" (5). Conformément à ces préceptes, la loi nouvelle prévoit donc que le procureur de la République ne peut autoriser le report de la présence de l'avocat lors des auditions qu'à titre exceptionnel, "si cette mesure apparaît indispensable pour des raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l'enquête" (6). De même, c'est une cour d'assises spéciale, exclusivement composée de magistrats professionnels, qui est compétente pour juger de la culpabilité, en première instance comme en appel des accusés d'un crime terroriste (7). Destinée à prévenir d'éventuelles pressions sur les jurés, cette composition spéciale vise également à renforcer la sévérité, ainsi qu'en témoignent les règles de vote concernant les décisions défavorables à l'accusé (8).

Pour autant, cette nécessaire efficacité de la lutte contre le terrorisme ne saurait justifier une violation systématique des droits de l'Homme. Ainsi, la Cour européenne a-t-elle pu décider que l'article 3 de la Convention (N° Lexbase : L4764AQI), qui prohibe les traitements inhumains et dégradants, ne souffre nulle dérogation ou restriction même en cas de danger public menaçant la vie de la nation, comme le terrorisme (9). Cette nécessaire efficacité ne saurait davantage justifier, plus spécifiquement, une violation des droits de la défense, comme en témoigne l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 15 juin 2011. Il faut noter qu'en l'espèce la Haute juridiction prend un soin tout particulier à répondre de manière détaillée à l'ensemble des moyens soulevés par le pourvoi. Cette application de la Haute juridiction peut s'expliquer non seulement par la volonté de se montrer particulièrement vigilante quant au respect des droits de la défense dans une matière aussi sensible que celle du terrorisme, mais encore, sur un plan juridique, par la volonté de ne pas exposer cette procédure à une condamnation de la Cour européenne qui sera, sans nul doute, saisie dans cette affaire. L'invocation en l'espèce de cette foule de griefs est, en effet, destinée à permettre une saisine future de la Cour de Strasbourg qui décide que tous les griefs invoqués devant elle doivent au préalable avoir été soulevés devant les juridictions nationales, faute de quoi la requête individuelle est jugée irrecevable à défaut d'épuisement des voies de recours internes.

Toutefois, seuls seront ici étudiés les griefs les plus pertinents qui, tous fondés sur la violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, c'est-à-dire sur le droit à un procès équitable, tiennent à l'obligation de motivation des arrêts d'assises (I), à la présomption d'innocence, à l'impartialité et à l'indépendance des magistrats (II) et enfin à la violation de la règle non bis in idem (III).

I - Obligation de motivation des arrêts de cour d'assises et droit à un procès équitable

L'un des moyens au pourvoi faisait valoir que les questions posées à la cour d'assises doivent être rédigées en énonçant, fut-ce de façon résumée, les faits figurant dans le dispositif de l'acte d'accusation faute de quoi l'arrêt de condamnation ne saurait être considéré comme suffisamment motivé. C'était là poser la question du défaut de motivation des arrêts de cour d'assises et de sa compatibilité avec le droit à un procès équitable. L'argument est rejeté par la Cour de cassation au motif que "sont reprises dans l'arrêt de condamnation les réponses qu'en leur intime conviction, les magistrats composant la cour d'assises d'appel spécialement composée, statuant dans la continuité des débats, à vote secret et à la majorité, ont données aux questions sur la culpabilité posées conformément aux dispositifs des décisions de renvoi et soumises à la discussion des parties". En conséquence, et "dès lors qu'ont été assurés l'information préalable sur les charges fondant la mise en accusation, le libre exercice des droits de la défense ainsi que le caractère public et contradictoire des débats, il a été satisfait aux exigences conventionnelles".

Pour n'être pas nouvelle (10), la solution n'en mérite pas moins d'être remarquée en ce qu'elle est la première à se prononcer sur la question de la motivation des arrêts d'assises postérieurement à l'important arrêt "Taxquet" du 16 novembre 2010 (11), rendu par la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l'Homme.

Avant cet arrêt en Grande chambre, la Belgique avait au préalable été condamnée par la Cour européenne dans un premier arrêt "Taxquet" du 13 janvier 2009 (12) pour violation du droit à un procès équitable. La Cour avait en effet estimé que les "réponses laconiques à des questions formulées de manière vague et générale ont pu donner au requérant l'impression d'une justice arbitraire et peu transparente. Sans au moins résumer les principales raisons pour lesquelles la cour d'assises s'est déclarée convaincue de la culpabilité du requérant, celui-ci n'était pas à même de comprendre -et donc d'accepter- la décision de la juridiction". Une telle exigence de motivation des arrêts de cour d'assises avait pu être interprétée comme sonnant le glas des arrêts d'assises fondés sur la seule intime conviction des jurés. Toutefois, à la suite d'une demande du gouvernement belge, la Grande chambre de la Cour fut saisie conformément à l'article 43 de la Convention (N° Lexbase : L4779AQ3), demande à laquelle se sont joints les gouvernements français, britannique et irlandais, ce qui permet de mesurer l'importance de la question dans nombre d'Etats signataires de la Convention.

Dans son arrêt, la Grande chambre commença par rappeler solennellement qu'il ne saurait être question de remettre en cause l'institution du jury populaire. Ainsi, prenant acte des particularités de la procédure devant la cour d'assises, la Cour admet d'emblée que la Convention ne requiert pas nécessairement que le verdict soit motivé, dès lors toutefois que certaines garanties, destinées à compenser le défaut de motivation, sont présentes. Ces garanties tiennent pour l'essentiel à la précision de l'acte d'accusation, à l'existence de voie de recours, au rôle assuré par le président de la cour d'assises et enfin au nombre et à la précision des questions posées au jury, lesquelles doivent être de nature à former "une trame apte à servir de fondement au verdict ou à compenser adéquatement l'absence de motivation". Dans l'espèce considérée, la Cour concluait toutefois que ces garanties étaient insuffisantes dès lors que l'acte d'accusation n'était pas assez précis quant à l'implication de l'accusé, que les questions posées étaient laconiques et ne se référaient à aucune circonstance concrète qui auraient permis à l'accusé de comprendre le verdict, éléments d'autant plus importants que le jury ne tranche pas sur les éléments du dossier mais sur les seuls débats à l'audience. En définitive, c'est donc la précision des questions qui constitue l'élément décisif permettant de compenser le défaut de motivation des arrêts d'assises. Ainsi peut s'expliquer l'absence de condamnation de la France dans l'affaire "Papon" dans laquelle pas moins de 768 questions avaient été posées au jury qui se référaient tant aux faits concrets de l'espèce qu'aux articles du Code pénal dont il était fait application (13).

Cet arrêt, fort attendu, est extrêmement important car, comportant des exigences moindres que le premier arrêt "Taxquet", il ne remet pas fondamentalement en cause l'institution du jury populaire et la procédure devant la cour d'assises. En effet, alors que l'arrêt de 2009 exigeait une motivation directe du verdict, supposant "au moins un résumé des principales raisons pour lesquelles la cour d'assises s'est déclarée convaincue de la culpabilité du requérant", la Grande chambre se contente pour sa part d'une simple motivation indirecte résultant de la précision de l'acte d'accusation et des questions posées au jury. Selon la Cour européenne, cette motivation, même indirecte, poursuit un triple objectif. Tout d'abord, le public, et en premier lieu l'accusé, doivent être en mesure de comprendre le verdict et les raisons de la condamnation, ce qui non seulement constitue une garantie contre l'arbitraire mais instaure encore la confiance de l'opinion publique dans une justice objective et transparente (14). On peut toutefois rester circonspect quant à cette justification dès lors que l'on perçoit mal comment l'accusé pourrait comprendre les raisons du verdict au vu des seules réponses exprimées par un "oui" ou un "non", quand bien même ces questions seraient précises, nombreuses et concrètes. Ensuite, la motivation démontre aux parties qu'elles ont été entendues, ce qui contribue à une meilleure acceptation de la décision. Enfin, la motivation oblige les juges à fonder leur raisonnement sur des arguments juridiques, ce qui constitue, là encore, une garantie contre l'arbitraire. Ainsi conçue, l'obligation de motivation apparaît essentiellement comme une question de légitimité et de confiance en la justice.

Le droit interne semble, quant à lui, retenir une toute autre conception de l'exigence de motivation. En effet, le Conseil constitutionnel a été saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité qui soutenait que les articles 349 (N° Lexbase : L3749AZU), 350 (N° Lexbase : L4370AZU), 353 (N° Lexbase : L3752AZY) et 357 (N° Lexbase : L3756AZ7) du Code de procédure étaient contraires à la Constitution en ce qu'ils ne permettent pas de motiver et d'expliquer les raisons de la décision de déclaration de culpabilité autrement que par des réponses affirmatives à des questions posées de manière abstraite. Dans une décision du 1er avril 2011 (15), le Conseil constitutionnel décida, certes, que l'obligation de motivation constitue une garantie légale contre l'arbitraire du procès pénal mais n'en admet pas moins que l'absence de motivation peut être justifiée "à la condition que soient instituées par la loi des garanties propres à exclure l'arbitraire". Or, le Conseil estime que ces garanties sont suffisantes en droit français, dès lors, d'une part, que les jurés ne forgent leur intime conviction que sur les seuls éléments de preuve contradictoirement débattus et, d'autre part, que les questions posées sont claires, précises et individualisées.

Le Conseil constitutionnel place donc le débat sur le terrain des droits de la défense en considérant que le défaut de motivation des arrêts d'assises n'est admissible qu'à la condition que les preuves aient été l'objet d'un débat contradictoire. Cette impression se renforce s'il est observé que le Conseil ne reconnaît l'obligation de motivation des décisions pénales que pour les seuls jugements et arrêts de condamnation, de sorte que ce sont les droits de la défense, et non l'exigence de transparence de la justice, qui fondent l'obligation de motivation (16). Or, la Chambre criminelle adopte une conception strictement identique dans son arrêt du 15 juin 2011 puisqu'elle décide que les exigences tenant au droit à un procès équitable sont satisfaites "dès lors qu'ont été assurés l'information préalable sur les charges fondant la mise en accusation, le libre exercice des droits de la défense ainsi que le caractère public et contradictoire des débats".

La cause paraît donc désormais entendue tant en droit européen qu'en droit interne : la motivation indirecte, résultant de la précision tant de l'acte d'accusation que des questions posées au jury, suffit à satisfaire à l'exigence du droit à un procès équitable. La position de la Chambre criminelle n'a pour sa part jamais varié puisque, alors même que la motivation des arrêts d'assises était menacée par le premier arrêt "Taxquet", la chambre n'en a pas moins toujours décidé que la procédure était conforme à l'article 6 § 1 de la Convention en posant le principe repris mot pour mot par l'arrêt ici commenté (17).

Plus profondément, la question de la motivation des arrêts d'assises pose en premier lieu celle de sa compatibilité avec le principe de l'intime conviction qui fonde la décision du jury d'assises (18). Si la notion d'intime conviction est difficile à cerner (19), elle peut toutefois être définie, dans une première approche, comme l'impression laissée aux jurés par les éléments du débat, comme l'addition de sentiments diffus leur permettant de parvenir à la décision. Or, ainsi comprise, l'intime conviction semble radicalement incompatible avec l'exigence de motivation. Mais le droit français semble retenir une autre conception du principe de l'intime conviction, compris comme le corollaire du système de preuve morale qui laisse au juge la liberté d'apprécier les éléments de preuve qui lui sont soumis (20), par opposition au système de preuve légale qui prévalait sous l'ancien régime (21). Or, dès l'instant que le juge correctionnel se décide lui aussi d'après son intime conviction et que, pour autant, il n'en est pas moins soumis à une obligation de motivation, il en résulte qu'obligation de motivation et intime conviction ne sont pas nécessairement exclusives l'une de l'autre (22). A fortiori, l'intime conviction n'est-elle pas incompatible avec l'exigence d'une motivation indirecte, jugée suffisante.

La question de la motivation des arrêts d'assises pose encore celle, en second lieu, de la nécessaire professionnalisation des cours d'assises. Dès lors que le jury ne dispose pas de la formation et des compétences nécessaires pour formuler les motifs juridiques de la décision, l'exigence de motivation implique fatalement une certaine professionnalisation de la cour d'assises, en confiant le soin de la motivation au président de la cour. On notera, d'ailleurs, que l'arrêt de la Grande chambre insiste sur le rôle essentiel du président de la cour pour garantir le droit à un procès équitable. Ainsi pourrait se trouver sauvée des foudres de la Cour européenne la récente création des tribunaux correctionnels dans leur forme dite citoyenne (23), dans la mesure où la motivation de la décision relèvera sans nul doute de la tâche des magistrats professionnels, non de celle des citoyens.

II - Présomption d'innocence, indépendance et impartialité du tribunal

L'accusé faisait état dans son pourvoi de la violation des articles 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et préliminaire du Code de procédure pénale en ce que la cour d'assises avait rejeté l'exception d'irrecevabilité des poursuites en raison de l'atteinte irréparable portée à la présomption d'innocence du fait des propos tenus Garde des Sceaux en exercice à l'époque des faits. Celui-ci avait, en effet, nommément désigné l'accusé comme ayant "manifestement joué un rôle central dans un ensemble d'attentats commis en France", propos qui, selon le pourvoi, attribuaient à cet individu une culpabilité certaine relativement à des faits de nature criminelle en violation de la présomption d'innocence.

Mais en l'espèce, et quoi que le pourvoi ait sollicité l'irrecevabilité des poursuites sur ce fondement, l'invocation de la présomption d'innocence n'était pas une fin en soi, mais un simple moyen de prouver le défaut d'indépendance et d'impartialité de la cour d'assises spéciale. Le pourvoi établissait en effet un lien de corrélation entre l'atteinte à la présomption d'innocence, d'une part, et le défaut d'impartialité ou d'indépendance de la juridiction, d'autre part : dès lors que les propos considérés comme attentatoires à la présomption d'innocence ont été tenus par le Garde des Sceaux dont relève directement le ministère public, lequel, ayant participé à l'enquête, est partie intégrante et nécessaire des juridictions répressives, l'impartialité et l'indépendance de la juridiction ne saurait être considérées comme garanties. Reprenant à cet égard la motivation de la cour d'appel, la Chambre criminelle balaye cependant cet argument en décidant que les expressions d'opinion invoquées par le demandeur n'étaient pas de nature à porter atteinte à l'indépendance des magistrats composant la cour ou à remettre en cause leur impartialité.

La solution paraît a priori logique. Selon la Cour européenne des droits de l'Homme, l'exigence d'impartialité s'apprécie objectivement et implique que le justiciable puisse nourrir des doutes objectivement justifiés sur l'impartialité du juge, de nature à ébranler la confiance légitime que tout tribunal doit inspirer au justiciable (24). Il s'agit alors de rechercher si le tribunal offre des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime (25). Or, en l'espèce, aucun doute objectif ne semblait pouvoir être émis à l'encontre des magistrats du siège. Tout d'abord, il n'était nullement démontré que le juge avait un parti pris en son for intérieur, qu'il avait favorisé ou défavorisé l'accusé, au regard de ses convictions ou de son comportement personnels -impartialité subjective-. Ensuite, un défaut d'impartialité objective ou fonctionnelle, qui "consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l'impartialité de ce dernier" (26), telle une atteinte au principe de séparation des fonctions de poursuite et de jugement, ne pouvait davantage être relevé. Enfin, aucun défaut d'indépendance des magistrats du siège, définie comme l'absence de liens entre le juge et les parties, et le pouvoir législatif ou exécutif (27), n'était susceptible d'être démontré dès lors que le statut des magistrats professionnels -qui composaient en l'espèce la cour d'assises spéciale- est précisément conçu pour garantir leur indépendance, notamment à l'égard du pouvoir exécutif.

Toutefois, malgré l'apparente logique de la décision, il faut noter que la Cour de cassation ne répond pas véritablement à la question soulevée par le pourvoi en ce qu'elle se prononce sur l'indépendance et l'impartialité des magistrats du siège, là où le pourvoi mettait en cause, plus largement, l'indépendance de la juridiction dans son ensemble, ministère public inclus : "il ne suffit pas pour que l'impartialité et l'indépendance de la juridiction soient garanties que les magistrats du siège, compte tenu de leur statut, ne puissent pas personnellement être suspectés de manque d'impartialité et d'indépendance" (nous soulignons). Il s'agissait là en réalité pour le pourvoi de mettre en cause le rôle du ministère public au sein de la cour d'assises, en se faisant l'écho de la jurisprudence de la Cour européenne qui a jugé, dans les fameux arrêts "Medvedyev" et "Moulin" (28), que le procureur de la République n'est pas une autorité judiciaire au sens de l'article 5 § 1 et 3 (N° Lexbase : L4786AQC) de la Convention dès lors qu'il lui manque non seulement l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif (29), mais encore l'impartialité du fait des prérogatives de poursuites qui lui sont conférées (30). La Cour de cassation botte ainsi en touche car, s'il est certain que les principes d'impartialité et d'indépendance des tribunaux s'appliquent tant aux magistrats de jugement qu'à ceux chargés de l'instruction (31), la question du défaut d'indépendance et d'impartialité du ministère public, qui rejaillirait mécaniquement sur la juridiction de jugement dans son ensemble, n'a semble-t-il jamais été posée. En poussant le raisonnement du pourvoi, la seule présence du ministère public, partie intégrante et nécessaire des juridictions répressives, ferait ainsi en soi échec à l'exigence d'indépendance et d'impartialité de la juridiction, même en l'absence d'atteinte à la présomption d'innocence.

Une telle analyse serait toutefois excessive. Sans doute, le fait de confier le contrôle de la garde à vue au ministère public, système reconduit par la réforme de la garde à vue, peut-il être contesté au regard de la jurisprudence européenne (32). Sans doute encore le transfert au ministère public des pouvoirs d'enquête traditionnellement attribués au juge d'instruction, un temps annoncé, serait-il encore plus contestable (33). Mais, l'indépendance et l'impartialité de la juridiction de jugement ne saurait être remise en cause du seul fait de l'intervention du ministère public dans l'enquête, dès lors que celui-ci, simple autorité de poursuite et d'accusation, ne participe pas à la fonction de juger.

Il reste toutefois que les atteintes à la présomption d'innocence commises par le pouvoir exécutif sont parfois bien réelles. Insusceptibles d'être sanctionnées par l'exception d'irrecevabilité des poursuites, comme le rappelle ici la Haute juridiction, il reste alors la voie civile, ouverte par l'article 9-1 du Code civil (N° Lexbase : L3305ABZ), qui pose en principe que chacun a droit au respect de la présomption d'innocence, et qui permet tant la réparation du dommage subi que le prononcé de toutes mesures destinées à la cessation de l'illicite.

III - La règle non bis in idem

L'accusé faisait valoir dans son pourvoi la violation de la règle non bis in idem, garantie par les articles 4 du Protocole n° 7 de la Convention européenne des droits de l'Homme, 50 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et qui interdit qu'une même faute soit l'objet d'une double poursuite et d'une double condamnation. Or, selon le pourvoi, ce principe aurait été méconnu en l'espèce dans la mesure où, antérieurement à la présente condamnation par la cour d'assises spéciale sur le fondement de la complicité d'assassinats, de tentatives d'assassinats, de destructions et de dégradations de biens appartenant à autrui par l'effet d'une substance explosive ayant causés divers dommages pour autrui, l'accusé avait déjà été poursuivi et condamné en 2006 sur le fondement du délit d'association de malfaiteurs, réprimé par l'article 450-1 du Code pénal (N° Lexbase : L1964AMP).

Le pourvoi est toutefois rejeté par la Cour de cassation au motif que "l'association de malfaiteurs constitue un délit distinct tant des crimes préparés ou commis par ses membres que des infractions caractérisées par certains faits qui la concrétisent". En d'autres termes, les faits sur le fondement desquels l'accusé était renvoyé devant la cour d'assises étaient différents de ceux ayant justifié la condamnation antérieure au titre de l'association de malfaiteurs, de sorte que la double poursuite invoquée ne tombait pas sous le coup de la prohibition de la règle qui veut qu'un même fait autrement qualifié ne puisse donner lieu à une double déclaration de culpabilité. La solution paraît pleinement justifiée dès lors que les deux qualifications, d'association de malfaiteurs et de complicité des infractions sur le fondement desquelles l'accusé était renvoyé devant la cour d'assises, apparaissent comme des qualifications alternatives qui se distinguent par leurs éléments constitutifs, de sorte qu'il n'existe pas de situation de concours entre elles.

Les deux qualifications se distinguent, d'abord, par l'acte matériel qui les constitue. En effet, alors que la cour d'assises était saisie, en l'espèce, de complicité par fourniture de moyens ayant facilité des atteintes délibérées à la vie humaine ou à l'intégrité physique de l'individu, la condamnation antérieure avait statué quant à elle sur la participation à un "groupement formé [...] en vue de la préparation" de crimes ou délits punis d'au moins cinq ans d'emprisonnement, c'est-à-dire sur des éléments de fait de nature à caractériser l'implication de l'accusé au sein d'un tel groupement. Les deux qualifications entraient d'autant moins en concours en l'espèce que, comme le précise la cour d'assises, les actes de complicité étaient dirigés en l'espèce vers la réalisation d'objectifs précisément déterminés, là où le groupement constitutif de l'association de malfaiteurs avait un objet indéterminé "dont le but consistait à organiser, développer et pérenniser un mouvement déterminé à imposer sa cause". Cette analyse se traduit d'ailleurs logiquement au plan de l'élément moral des deux qualifications : tandis que la répression de la complicité suppose une volonté de s'associer à une infraction déterminée, l'association de malfaiteurs suppose simplement que l'agent ait eu la volonté de participer au groupement, en ayant connaissance de ses buts délictueux (34).

Ensuite et surtout, les deux qualifications de complicité et d'association de malfaiteurs se distinguent quant à leur résultat. En effet, il suffit, pour que l'association de malfaiteurs soit constituée, que le groupement formé ait été concrétisé par un ou plusieurs actes préparatoires, de sorte que l'infraction est punissable avant même la mise en exécution du projet (35). A l'inverse, la répression de la complicité suppose un fait principal punissable, c'est-à-dire une infraction consommée ou au moins tentée, si bien que la complicité non suivie d'effet -situation parfois qualifiée improprement de tentative de complicité- n'est pas punissable. En conséquence, l'association de malfaiteurs est une infraction formelle, autonome à l'égard des infractions commises par les membres du groupement (36), ce que vient opportunément rappeler la Chambre criminelle en l'espèce : "l'association de malfaiteurs constitue un délit distinct des crimes préparés ou commis par ses membres".


(1) CEDH, 16 novembre 2010, Req. 926/05 (N° Lexbase : A0241GHE).
(2) V. J. Alix, Terrorisme et droit pénal, Dalloz, 2010, n° 457 et s..
(3) C. pén., art. 421-1 et s. (N° Lexbase : L7514IPY). V. R. Ollard, F. Rousseau, Droit pénal spécial, Bréal, 2011, p. 388 et s..
(4) En matière de délinquance et de criminalité organisées, de terrorisme et de trafic de stupéfiants, l'intervention de l'avocat au cours de la garde à vue était, antérieurement à la réforme, systématiquement repoussée à l'issue de la 48ème heure, parfois même de la 72ème heure (v. C. proc. pén., art. 63-4, al. 7 N° Lexbase : L9746IPN).
(5) CEDH, 27 novembre 2008, Req. 36391/02 (N° Lexbase : A3220EPX), JCP éd. G, 2009, 104, n° 7, obs. Lecloux, § 35 ; CEDH, 13 octobre 2009, Req. 7377/03 (N° Lexbase : A3221EPY), JCP éd. G, 2009, Somm. 382, § 33.
(6) C. proc. pén., art. 63-4-2 (N° Lexbase : L9631IPE).
(7) C. proc. pén., art. 706-25, renvoyant, pour la composition de cette cour, à l'article 698-6 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L4070AZR).
(8) Alors que, selon les règles de droit commun, les décisions défavorables à l'accusé doivent être adoptées à la majorité qualifiée des deux tiers (C. proc. pén., art. 296 N° Lexbase : L3690AZP et art. 359 N° Lexbase : L3758AZ9), la majorité simple suffit à leur adoption en matière terroriste (C. proc. pén., art. 698-6 N° Lexbase : L4070AZR).
(9) CEDH, 9 juillet 2009, Req. 39364/05 (N° Lexbase : A6445EIK).
(10) V. déjà Cass. crim. 14 octobre 2009, n° 08-86.480, FP-P+F (N° Lexbase : A9993ELP) JCP éd. G, 2009, II, 456, note H. Matsopoulou ; Cass. crim., 20 janvier 2010, n° 08-88.301 (N° Lexbase : A7784ERQ), Procédures, 2010, comm. 219, note A.-S. Chavent-Leclère.
(11) CEDH, 16 novembre 2010, Req. 926/05, préc..
(12) CEDH, 2ème sect., 13 janvier 2009, n° 926/05 (N° Lexbase : A9609ELH).
(13) CEDH 15 novembre 2001, Req. 54210/00, Papon c/ France (N° Lexbase : A5688HMM).
(14) § 90.
(15) Cons. const., décision n° 2011-113/115 QPC du 1er avril 2011 (N° Lexbase : A1897HM9).
(16) En ce sens, v. également A. Jacobs, V. Malabat, Procès équitable et procès d'assises, note sous Taxquet c/ Belgique, 16 novembre 2010, RT dr. h. 2011, p. 695, n° 10.
(17) Cass. crim., 14 octobre 2009, JCP 2009, II, 456, note H. Matsopoulou ; Cass. crim. 20 janvier 2010 (4 arrêts), Procédures 2010, comm. 219, note A.-S. Chavent-Leclère.
(18) V. J.-P. Marguénaud, D. Roets, Tempête européenne sur la Cour d'assises, RSC, 2009, p. 659.
(19) J.-F. Renucci, Intime conviction, motivation des décisions de justice et droit à un procès équitable, D., 2009, p. 1059.
(20) C. pr. pén., art. 427 (N° Lexbase : L3263DGX, en matière correctionnelle) et art 353 (en matière criminelle).
(21) En ce sens, C. Guéry, Peut-on motiver l'intime conviction ?, JCP éd. G, 2011, Etude 28, p. 53 ; A. Jacobs, V. Malabat, op. cit., n° 25.
(22) En ce sens, v. également H. Matsopoulou, Faut-il motiver les arrêts de la cour d'assises ?, JCP éd. G, 2009, n° 256, p. 23.
(23) Loi n° 2011-939 du 10 août 2011, art. 5 (N° Lexbase : L9731IQH), qui prévoit que, pour certaines infractions limitativement énumérées, le tribunal correctionnel sera composé, outre de trois magistrats professionnels, de deux citoyens assesseurs.
Au titre des dispositions transitoires, l'article 54 II de la loi prévoit que ces dispositions ne seront applicables à titre expérimental qu'à compter du 1er janvier 2012 dans au moins deux cours d'appel et jusqu'au 1er janvier 2014 dans au plus dix cours d'appel, déterminées par un arrêté du Garde des Sceaux.
(24) CEDH, 29 avril 1988, n° 10328/83, § 66 (N° Lexbase : A5343HX8).
(25) CEDH, 1er octobre 1982, Req. 8692/79 (N° Lexbase : A5322AZ7).
(26) CEDH, 24 mai 1989, Req. 11/1987/134/188, Série A, n° 154 (N° Lexbase : A8363AWN).
(27) CEDH, 3 mars 2005, Brudnika c/ Pologne.
(28) CEDH, Grande ch., 29 mars 2010, n° 3394/03, Medvedyev et a. c/ France (N° Lexbase : A2353EUP), § 124. Adde, CEDH, 10 juillet 2008, 5ème sect., Medvedyev c/ France (N° Lexbase : A5462D98), D., 2009, J. 600, note J.-F. Renucci ; CEDH, 23 novembre 2010, Req. 37104/06, Moulin c/ France (N° Lexbase : A7244GKI), § 58. V. toutefois, en sens contraire, Cons. const., 30 juillet 2010, n° 2010-14/22 QPC (N° Lexbase : A4551E7P).
(29) Au regard de sa soumission hiérarchique au pouvoir exécutif (ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, art. 5 N° Lexbase : L4832AG3 ; C. pr. pén., art. 30 N° Lexbase : L0948DYR) et des conditions de sa nomination (loi organique n° 93-952 du 27 juillet 1993 N° Lexbase : L8554IEK).
(30) Sur la question, v. J.-R. Renucci, D., 2009, p. 600.
(31) CEDH 22 octobre 1984, n° 8790/79, Série A, n° 84 (N° Lexbase : A5344HX9) ; CEDH 10 juin 1996, Req. 20/1995/526/612, Pullar c. Royaume-Uni, § 32 (N° Lexbase : A8413AWI).
(32) V. nos obs. sous Ass. plén., 15 avril 2011, 4 arrêts, n° 10-17.049, P+B+R+I (N° Lexbase : A5043HN4) ; n° 10-30.242, P+B+R+I (N° Lexbase : A5044HN7) ; n° 10-30.313, P+B+R+I (N° Lexbase : A5050HND) et n° 10-30.316, P+B+R+I (N° Lexbase : A5045HN8), Le droit à un procès équitable justifie la mise à mort immédiate et sans délai du régime de la garde à vue, Lexbase Hebdo n° 437 du 28 avril 2011 - édition privée (N° Lexbase : N0626BSY).
(33) V. nos obs., Projet de réforme de la procédure pénale : présentation du rapport définitif du comité de réflexion sur la justice pénale, Lexbase Hebdo n° 367 du 15 octobre 2009 - édition privée (N° Lexbase : N0886BMR).
(34) Cass. crim., 11 juin 1970, n° 70-90.400 (N° Lexbase : A0476CH4), Bull. crim., n° 199 ; Cass. crim., 29 octobre 1975, n° 75-91.596 (N° Lexbase : A4890CKC), RSC, 1976, p. 417, obs. A. Vitu.
(35) Cass. crim., 11 juin 1995, Gaz. Pal., 1995, 2, Somm. 573 ; Cass. crim., 26 mai 1999, n° 97-86.128 (N° Lexbase : A0846CKK), Bull. crim. n° 103.
(36) Cass. crim., 8 février 1979, n° 77-92.300 (N° Lexbase : A5700CG9), Bull. crim. n° 58 ; Cass. crim., 22 janvier 1986, n° 85-92.620 (N° Lexbase : A3602AAN), Bull. crim. n° 29.

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