Réf. : Cass. com., 24 mai 2011, n° 10-24.869, F-P+B (N° Lexbase : A8716HSM)
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N6802BSQ
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par Jean-Baptiste Lenhof, Maître de conférences à l'ENS - Cachan Antenne de Bretagne, Membre du centre de droit financier de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)
le 07 Juillet 2011
I - Le rejet de la réparation en nature retenue par la cour d'appel
Le censure, dans l'espèce considérée (A), des modalités de la réparation décidée par la cour d'appel repose sur deux attendus distincts (B) qui peuvent, selon que l'on estime que leur logique est liée ou, au contraire, totalement distincte, donner lieu à une interprétation différente.
A - La transgression du pacte
En 1992, le capital de la société anonyme Traitement des Résidus Urbains (TRU) est divisé en trois blocs : deux blocs de 44,69 % du capital détenus par la Compagnie Générale des Eaux (CGE) et la Lyonnaise des Eaux ainsi qu'un un bloc minoritaire de 10,62 % dont les titres sont détenus, essentiellement, par M. O., à hauteur de 7,19 % (les actions O.).
Le 27 août 1992, les sociétés Lyonnaise des Eaux et CGE promettent à M. O. de lui racheter, par parts égales entre elles, à première demande de sa part ou de ses ayants droit, la totalité de ses actions TRU. Le 23 juillet 1999, cet engagement est réitéré par les sociétés SITA, venue aux droits de la Lyonnaise des Eaux, et CGEA, venue aux droits de la CGE. La réitération de cet engagement stipule que sauf accord express préalable, chacune d'entre elles s'interdit : "d'acquérir seule, directement ou indirectement, les actions TRU objets de la promesse consentie à [M. O.]", sous peine de nullité de la cession et d'éventuels dommages-intérêts.
A la suite de différentes opérations, l'un des blocs de 44,69 % du capital en vient à être détenu par la société Véolia Propreté (Véolia). Cette dernière augmente progressivement sa participation dans TRU (devenue, entre temps, Esterra), en acquérant 1 008 actions auprès de minoritaires, puis 3 090 actions auprès de M. O., et ce, entre le entre le 22 juin 2007 et le 8 avril 2009. Elle obtient, à l'issue de ces acquisitions, 54,21 % du capital d'Esterra.
Le 18 décembre 2000, la société SITA cède à la société SITA France, sa filiale, toutes ses actions de la société Esterra (2), sauf une. SITA France assigne ensuite Véolia, à l'occasion de la découverte des cessions d'actions litigieuses, demandant la cession forcée, à son profit, de la moitié des 4 098 actions acquises par cette dernière pour violation des engagements pris dans l'avenant du 23 juillet 1999. La cour d'appel de Versailles ayant condamné Véolia à céder les 2 049 actions demandées, cette dernière forme un pourvoi en cassation.
Nous n'évoquerons, que pour mémoire, les premier et deuxième moyens de ce pourvoi -qui portaient sur des questions de recevabilité- car ils ne participent pas du problème juridique posé. En tout état de cause, la réponse de la Cour de cassation n'appelle pas de remarques particulières en tant qu'elle confirme les décisions des premiers juges. Il est d'ailleurs, à ce titre, possible de se reporter aux propos de Messieurs Cavalié et Hontebeyrie dans ces colonnes (3).
B - Une cassation, décomposée en deux attendus
Le premier motif de cassation repose, en revanche sur le troisième moyen, soutenu par Véolia, et fondé, dans sa première branche, sur une interprétation stricte du pacte. La société y prétendait que la cour d'appel avait violé l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC), car l'avenant du 23 juillet 1999 ne nécessitait aucune interprétation en tant qu'il établissait clairement la stipulation suivante : "les parties réitèrent l'engagement d'acheter à parts égales entre elles les actions TRU détenues par [M. O.] ou ses ayants droit et objets de la promesse du 27 août 1992".
En effet, le juge d'appel avait estimé que cette stipulation n'était pas claire parce que le préambule dudit avenant prévoyait, lui, que : "les sociétés Sita et CGEA étaient actionnaires 'à parité' à concurrence de 45 % chacune et que le restant des actions, soit 10 %, est détenu par [M. O.], ce qui est [était] inexact puisque ce dernier ne disposait en réalité que de 7,19 % du capital". En raison de cette "incertitude" affirmée par la cour de Versailles, cette dernière s'interrogeait sur l'étendue du périmètre d'interdiction d'acquisition des actions, savoir, en l'espèce, si ce dernier portait sur les 7,19 % détenus par M. O. ou sur les 10 % des minoritaires. Face à l'ambiguïté ainsi constatée, le juge du fait avait pu décider d'interpréter le texte à la lumière de la commune intention des parties.
Sur ce point, la position de la Cour de cassation est, elle, dépourvue d'ambiguïté : elle décide, en effet : "qu'en statuant ainsi, alors que la stipulation litigieuse, claire et précise, ne nécessitait aucune interprétation" la cour d'appel avait violé l'article 1134 du Code civil.
Ceci établi, la Chambre commerciale examine également le quatrième moyen du pourvoi. La société Véolia y soutenait, en l'espèce, que la cour d'appel n'avait pas tiré les conséquences légales de ses constatations en imposant la cession forcée des actions. En effet, elle relevait, dans son arrêt, que "la violation par la société Véolia Propreté de son engagement contractuel autorise la société Sita France à obtenir, sous la forme de réparation en nature, 'le rétablissement de la situation dans laquelle elle se serait trouvée si sa cocontractante avait respecté les stipulations dudit avenant'". Pour réparer, en revanche, elle n'avait pas remis les parties dans la situation antérieure, puisqu'elle avait accru la participation de Sita France dans le capital de la société, en violation, ensemble, du principe de la réparation intégrale du préjudice et de l'article 1143 du Code civil.
Le juge du droit répondra favorablement à ce moyen, à l'appui d'un attendu plus complexe, dans sa formulation, que le précédent. Reprenant les arguments avancés, il établit : "qu'en statuant ainsi, alors que la cession d'actions imposée à la société Véolia à titre de réparation de l'inexécution de son obligation de ne pas faire se traduisait par une majoration de la participation de la société Sita France dans le capital de la société Esterra, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé le principe et le texte susvisés".
A lire attentivement l'arrêt, la rédaction de ce dernier attendu n'est pas si évidente, quant aux solutions que la cour de renvoi devra adopter. Le juge du fond devra-t-il imposer un retour au niveau de participation antérieur aux acquisitions de Véolia ou devra-t-il décider, en application du pacte du partage des actions O. ? Il s'agit là de choisir entre analyse rigoureuse de l'article 1143 et l'application stricte de l'article 1134 du Code civil.
II - La question de l'étendue de la réparation en nature
L'interprétation, éventuelle, de la solution donnée par la Cour de cassation peut reposer sur un raisonnement assez simple. Soit l'attendu sur la réparation n'est que la suite logique de celui qui le précède qui impose l'exécution de la convention (A) ; soit les deux attendus doivent être lus de façon indépendante et le dernier emporte, alors, interprétation littérale des dispositions de l'article 1143 du Code civil (B). La seconde interprétation devra être retenue, selon nous, car plus conforme aux termes choisis par le juge dans son dernier attendu.
A - L'hypothèse d'une réparation en nature par l'application des stipulations du pacte
L'interprétation en faveur de la liaison entre les deux attendus pourrait reposer sur l'argumentation suivante : le pacte étant clair, le périmètre d'interdiction d'acquisition ne portait que sur les actions O.. Par suite, en restituant la moitié des actions irrégulièrement détenues par Véolia (soit 5 % environ) au lieu de la moitié des anciennes actions O. (3, 595 %, c'est-à-dire la moitié de 7,19 %), il n'y a pas eu réparation intégrale du préjudice mais réparation excessive.
Le principe de la répartition égalitaire des actions entre les deux actionnaires au titre de la réparation prévue par l'article 1143 devrait, ainsi, s'analyser comme issu exclusivement du pacte, thèse contractuelle, s'il en est, de l'analyse des droits des actionnaires, position qui peut aisément ressortir de l'examen de la jurisprudence.
Sur le fond, en effet, le principe de la réparation en matière d'obligation de ne pas faire est posé par l'article 1142 du Code civil qui tend à une exécution par équivalent, c'est-à-dire par le paiement de dommages et intérêts, le débiteur ne pouvant pas être contraint, matériellement, de faire ou ne pas faire quelque chose. Toutefois, ce mécanisme de réparation ne saurait qu'être analysé au regard du principe, autrement plus vivace, de la force obligatoire des contrats. L'article 1142 du Code civil a donc été rapidement interprété comme n'interdisant pas nécessairement au juge d'ordonner une exécution en nature. A l'appui de cette interprétation de l'article 1142, les dispositions de l'article 1143, ont, ici, apporté un soutien considérable à l'analyse doctrinale. Ces dernières établissent, en effet, que "le créancier [de l'obligation inexécutée] a le droit de demander que ce qui aurait été fait par contravention à l'engagement, soit détruit". L'équilibre entre les deux articles serait ainsi le suivant : nul ne peut obliger à faire lorsque l'exécution pourrait constituer une contrainte morale, physique, ou une atteinte à une liberté essentielle du débiteur. En revanche, lorsque la réparation en nature est possible, c'est-à-dire, en référence à l'article 1143, elle doit être ordonnée.
Le juge du droit a ainsi établi en 2007, à l'appui d'un attendu de principe, que "la partie envers laquelle un engagement contractuel n'a point été exécuté a la faculté de forcer l'autre à l'exécution de la convention lorsque celle-ci est possible" (Cass. civ. 1, 16 janvier 2007, n° 06-13.983, F-P+B N° Lexbase : A6303DTM, Bull. civ. I, n° 19). Cette solution, au demeurant, avait déjà été dégagée par la cour d'appel de Paris à l'occasion de la condamnation à l'exécution forcée d'un pacte d'actionnaire (CA Paris, 25ème ch., sect. A, 21 décembre 2001, n° 2001/09384 N° Lexbase : A6171DHZ). Le juge d'appel, dans cette affaire, avait pu décider que l'exécution forcée était possible, lorsque "aucune impossibilité matérielle, juridique, ni morale, ne lui fait obstacle". Il s'agissait, ici, comme dans le cas de l'arrêt commenté, du transfert d'actions, ordonné par le juge, en réparation d'un préjudice résultant du non-respect d'un pacte d'actionnaires, ledit transfert constituant la mesure d'exécution forcée du pacte.
Ainsi éclairée, la solution donnée par la Cour de cassation dans l'arrêt du 24 mai 2011 ne serait que la confirmation d'une partie de la solution dégagée par la cour d'appel de Paris : d'une part, l'exécution forcée était possible dans la limite du pacte (c'est-à-dire, en l'espèce, la cession forcée de 3,595 % des actions irrégulièrement cédées) mais l'arrêt devait être cassé en tant qu'il accordait la restitution sur 5 % des titres litigieux. Un argument de forme pourrait, au surplus, venir en soutien à cette interprétation : en faisant figurer au visa du dernier attendu la mention "ensemble" pour lier l'article 1143 et le principe de la réparation intégrale du préjudice, la Chambre commerciale aurait entendu souligner 1) que la réparation en nature était possible mais, 2) que le juge d'appel avait excédé la réparation intégrale du préjudice en attribuant davantage de titres à Sita France que n'en imposait la réparation de l'entier dommage.
B - L'hypothèse d'une réparation en nature par la remise des choses en l'état
L'argument textuel est, toutefois, à double tranchant puisque la structure de l'arrêt vient contredire cette première interprétation. En effet, l'analyse précédente suppose la simple interdépendance des deux derniers attendus, l'un imposant l'application stricte des termes du pacte, l'autre les conséquences de cette application. Or, le juge du droit a choisi de distinguer, par la rédaction de deux attendus séparés, le traitement des points de droit soulevés. Il convient, donc, de s'interroger sur la réalité du lien entre les deux séries d'arguments puisque la possibilité, offerte à la Cour, de répondre dans un seul attendu aux deux branches des troisième et quatrième moyens, n'a pas été utilisée.
Dans le cadre d'une interprétation penchant pour l'indépendance des deux attendus, l'analyse stricte des termes de l'article 1143 et de ses principales applications jurisprudentielles pourrait laisser entendre que la réparation en nature ne laisse, en matière d'inexécution de l'obligation de ne pas faire, qu'une seule possibilité : la remise en l'état antérieur. Cet article, lorsqu'il envisage la matérialité de la réparation permet, que "ce qui aurait été fait par contravention à l'engagement soit détruit ; et il peut se faire autoriser à détruire aux dépens du débiteur" (nous soulignons). Le libellé, de la sorte, renvoie, stricto sensu, à l'anéantissement d'un ouvrage, solution que retient systématiquement la jurisprudence pour la violation des obligations non aedificandi, en matière de lotissement, (par ex. : Cass. civ. 3, 10 mai 2011, n° 10-18.663, F-D N° Lexbase : A1103HRB) ou de non respect des règles d'urbanisme (par ex. : Cass. civ. 3, 7 juin 1979, n° 78-10427, publié N° Lexbase : A4705CGD, Bull. civ. III, n° 124).
En ce sens, il convient de souligner que la réparation en nature, en relation avec les principes dégagés ci-dessus par la jurisprudence n'est aucunement remise en question. Ce n'est que la mise en oeuvre de cette réparation qui suscite des interrogations. Peut-on, en pratique, conclure que l'égalité prévue dans le protocole, doit être restaurée en attribuant la moitié des actions O., ou que la participation égalitaire dans le capital impose le retour à la situation antérieure ?
La lecture du dernier attendu ne nous offre qu'un faible éclairage sur ce point. En établissant, simplement, pour censurer la cour d'appel, que "la cession d'actions imposée [...] se traduisait par une majoration de la participation de la société Sita France", le juge du droit nous indiquerait -c'est du moins le sens que nous retiendrons- que l'augmentation de la participation est, en tant que telle, un motif de cassation, même au cas où elle résulterait de l'application de la convention.
Ceci étant posé, les conséquences potentielles de la seconde interprétation risquent d'avoir des effets funestes dans l'espèce considérée. Si, comme nous le pensons, le retour au statu quo ante devra être la solution de l'affaire, il faudra que Véolia cède à un tiers ses actions O. ou, pis encore, que la cession soit frappée de nullité, si l'on en croit les stipulations de l'avenant au protocole du 23 juillet 1999 qui prévoyait que "tout manquement à cette interdiction serait sanctionné à titre principal par la nullité de la cession ainsi réalisée". Cette conclusion ne plaiderait, alors, pas nécessairement pour l'hypothèse du renforcement du pacte d'actionnaire, dont les stipulations auraient été autrement mieux respectées si les actions O. avaient dû être partagées.
(1) Sur cet arrêt, cf. Quand la cour d'appel de Versailles renforce l'efficacité des pactes d'actionnaires - Questions à Maître Bruno Cavalié, Avocat associé, Cabinet Racine, et Antoine Hontebeyrie, Avocat associé, Cabinet Racine, Professeur agrégé des facultés de droit, Lexbase Hebdo n° 414 du 28 octobre 2010 - édition privée (N° Lexbase : N4362BQM)
(2) SITA est ensuite absorbée par la société Suez Environnement (Suez).
(3) Interview préc., note 1.
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