Réf. : Cass. civ. 1, 12 mai 2011, n° 10-15.667, FS-P+B+I (N° Lexbase : A1191HRK)
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par Sophie Deville, Maître de Conférences en droit privé, Institut de droit privé EA 1920, Université Toulouse 1 Capitole
le 07 Juillet 2011
Un pourvoi est formé par les ayants-droit du défunt qui reprochent à la cour d'appel, à titre principal, d'avoir méconnu l'article L. 121-9, alinéa 1er, du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3354ADL) issu de la loi n° 57-298 du 11 mars 1957, mais directement applicable aux époux mariés avant la date d'entrée en vigueur du texte (11 mars 1958). Ce dernier prévoit que "sous tous les régimes matrimoniaux et à peine de nullité de toutes clauses contraires portées au contrat de mariage, le droit de divulguer l'oeuvre, de fixer les conditions de son exploitation et d'en défendre l'intégrité reste propre à l'époux auteur ou à celui des époux à qui de tels droits ont été transmis". La mise en oeuvre des dispositions légales supposant uniquement que les oeuvres conçues n'aient pas été divulguées avant le 11 mars 1958, les magistrats auraient dû rechercher si cette divulgation avait eu lieu pour conclure à la nature propre ou commune des droits de propriété littéraire et artistique sur l'oeuvre. Par suite, et toujours selon les arguments du pourvoi, la qualification des supports des oeuvres d'art étant indéfectiblement liée à celle des droits sur la création, la Cour ne pouvait conclure à leur caractère commun sans avoir auparavant traité des prérogatives morale et pécuniaires sur l'oeuvre. On l'aura compris, le litige se concentre en son entier sur la détermination de la nature des toiles, support des oeuvres du peintre dont l'ex-mari avait hérité en même temps que des droits d'exploitation. La solution retenue aura des incidences importantes, étant entendu que les créations scripturales entretiennent des relations très étroites avec la matière dans laquelle elles se matérialisent, et lui confèrent souvent une valeur considérable.
Le raisonnement initié par le pourvoi ne convainc pas la Cour de cassation qui adhère à l'argumentation des juges d'appel. Elle refuse, avec ces derniers, tout lien d'interdépendance entre les droits de propriété littéraire et artistique et le support matériel abritant les oeuvres, de sorte que la nature des premiers est sans effets sur le second. Dès lors, et en l'absence de dispositions particulières visant le support, il convient d'appliquer les règles du statut matrimonial des époux, à savoir l'article 1401 du Code civil. Ce dernier prévoit l'entrée en communauté de tous les biens meubles perçus à titre gratuit pendant le mariage. A cet égard, la divulgation de l'oeuvre est un élément totalement indifférent à la qualification. Si, à notre sens, le rappel du principe d'indépendance des droits est à l'abri de toute critique (I), ainsi d'ailleurs que la mise en oeuvre des règles matrimoniales, la qualification sur le fondement de l'article 1401 du Code civil, qui se situe dans le droit fil de la jurisprudence de la Cour, peut susciter certaines réserves (II).
I. Le rappel du principe d'indépendance des droits d'auteur et de la propriété corporelle
L'argumentation des héritiers de l'ayant-droit du peintre, destinée à défendre la qualification des tableaux en biens propres, reposait toute entière sur une idée centrale : l'interdépendance des droits sur l'oeuvre et du support dans lequel la création est contenue. Le postulat selon lequel les devenirs des droits de propriété littéraire et artistique et de la matière doivent être associés est un moyen commode qui permet de déduire de la nature, propre ou commune, de l'un, celle de l'autre. C'est à ce stade qu'intervient l'article L. 121-9 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3354ADL), qui énonce, en son premier alinéa, le caractère propre des droits de divulgation et d'exploitation, ainsi que de la défense de l'intégrité de l'oeuvre. Ceci étant, la mise en oeuvre de ce texte est rendue complexe par l'existence d'une difficulté de droit transitoire ; en effet, l'article est issu de la loi du 11 mars 1957, dont la date d'entrée en vigueur a été fixée au 11 mars 1958. Or, par interprétation a contrario de l'alinéa 3, l'alinéa 1er serait immédiatement applicable aux époux mariés avant cette date, sans pour autant que lui soit accordé un effet rétroactif (2). La dernière précision a imposé de distinguer le cas des oeuvres divulguées avant le 11 mars 1958, le monopole d'exploitation restant alors soumis au droit antérieur, de celles divulguées après cette date, qui bénéficient des dispositions nouvelles (3). En l'espèce, les époux s'étaient mariés en 1955 ; la recherche de la divulgation des oeuvres par l'auteur lui-même avant son décès, voire par son héritier, était donc nécessaire à la détermination de la nature des droits d'exploitation, aux termes de l'article 121-9 du Code de la propriété intellectuelle, mais également à celle des toiles en raison du lien d'interdépendance avancé par le pourvoi. Dès lors, en ne s'intéressant pas à la divulgation éventuelle des oeuvres litigieuses, il était impossible, pour les juges, de statuer sur la qualification propre ou commune des tableaux, directement tributaire de la détermination du statut des droits d'auteur dépendant de l'article 121-9, alinéa 1er, du Code de la propriété intellectuelle.
Le postulat de l'interdépendance est intéressant parce qu'il vise une catégorie particulière de créations, à savoir les oeuvres d'art, ou scripturales. Or, il est acquis que ces dernières entretiennent des liens très étroits avec la matière qui les abrite. La valeur pécuniaire des toiles constitue une preuve remarquable de ces relations, et à ce titre, l'auteur du pourvoi ne manque pas d'indiquer que la vente des tableaux figure parmi les principaux actes d'exploitation de l'oeuvre. Il est vrai qu'à la différence des autres types de créations, telles les compositions musicales par exemple, le droit de reproduction sur la création scripturale n'a que peu d'intérêt, l'oeuvre s'extériorisant dans un support matériel unique. La cession de la matière est à son égard tout à fait importante, d'autant qu'il existe un droit de suite qui permet à l'auteur, puis à ses héritiers, d'être associé aux produits de chaque cession du support matériel de l'oeuvre (C. prop. intell., art. L. 122-8 N° Lexbase : L2843HPY). En bref, les arguments du pourvoi n'étaient pas dénués de pertinence au regard de la catégorie d'oeuvres sur laquelle se concentrait le litige.
Pour autant, les Hauts magistrats n'ont pas, à bon droit, adhéré à la proposition. Ils lui ont préféré le principe, classique en la matière, d'indépendance des droits. Pour bien en saisir la teneur, quelques précisions s'imposent quant à la notion d'oeuvre et aux droits que la création artistique est susceptible de générer. L'oeuvre constitue l'objet immatériel que tend à protéger l'ensemble de la réglementation de la propriété littéraire et artistique (4). C'est naturellement par le biais de la personne qu'est l'auteur en tout premier lieu, puis ses héritiers ou ayants-droit par la suite, que la protection offerte par la loi est rendue opérationnelle. L'oeuvre n'est pas définie par le Code de la propriété intellectuelle qui opère par énumération, non exhaustive, à l'article L. 122-2 (N° Lexbase : L3356ADN) (5). Elle est, tout au plus, par référence aux catégories juridiques classiques, un meuble incorporel par détermination de la loi (C. civ., art. 529 N° Lexbase : L3103ABK).
La doctrine s'est concentrée sur une délimitation des contours de la notion. Elle serait le fruit d'une activité humaine intellectuelle consciente par laquelle le sujet à la volonté de modifier la réalité et d'enrichir le patrimoine culturel (6). Mais la loi conditionne l'accès à la qualification au respect de certains caractères ; c'est ainsi que l'oeuvre doit s'exprimer dans une forme et révéler son originalité (7). Toute autre considération est en principe indifférente, aux termes de l'article L. 112-1 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3333ADS). La forme est nécessaire à la destinée de la création puisqu'elle révèle son existence par l'usage d'un procédé la rendant perceptible à autrui. L'oeuvre doit s'exprimer à travers une forme tangible pour les sens d'une personne humaine. A ce titre, le support matériel constitue un mode envisageable de formalisation, et il occupe une place prépondérante pour certaines catégories de créations (oeuvres d'art, ouvrages architecturaux, croquis, sculptures et gravures...), à la différence d'autres dont la matérialisation passe par des procédés distincts (oeuvres musicales, fragrances, créations culinaires originales...). Lorsqu'il existe, le support matériel doit susciter une attention toute particulière, car il préside à la naissance d'une pluralité d'objets de droits. En effet, la formalisation provoque la naissance de deux entités, l'oeuvre, qui demeure un bien immatériel, et la matière, bien corporel qui peut aussi bien être de nature mobilière qu'immobilière. L'avènement d'une oeuvre est concomitant de celui de droits sur la création, prérogatives comportant une dimension pécuniaire et morale, dont le Code de la propriété intellectuelle organise le régime.
On le voit, la situation à laquelle donne lieu l'extériorisation dans un support matériel est quelque peu complexe, d'autant que la création, dès qu'elle existe, se voit protégée par les droits de propriété littéraire et artistique. En matière d'oeuvres d'art, l'artiste devient dans le même temps titulaire des droits sur sa création et de prérogatives de propriétaire sur le tableau qui abrite son oeuvre. La pluralité d'objets -oeuvre et matière- donne naissance à une pluralité de droits. Inévitablement, se pose à ce stade la question du devenir de ces droits, de leurs relations. On sait que les enfants du défunt revendiquaient, dans le pourvoi, une interdépendance des droits. Une telle argumentation allait à l'encontre d'un principe qui dispose d'assises confortables en la matière, la règle d'indépendance, que la Cour de cassation n'hésite pas à rappeler pour neutraliser le moyen.
L'indépendance de la propriété corporelle du support et des droits d'auteur est le fruit d'une évolution. A l'origine, la difficulté à conceptualiser la notion d'oeuvre avait pu conduire à une confusion avec le support matériel. Puis, au XIXème siècle, des litiges se sont concentrés sur le point de savoir si la cession des supports emportait celle des droits pécuniaires, de reproduction notamment. Malgré l'opposition de certains auteurs (8), la jurisprudence optait pour l'affirmative, dans le silence du contrat (9). Si la dualité était perçue, les deux entités suivaient la même destinée. C'est finalement le législateur qui a mis fin à la difficulté en consacrant de manière progressive un principe d'indépendance ; la loi du 9 avril 1910 l'a d'abord admis pour le droit de reproduction, et la règle a été généralisée par la loi du 11 mars 1957, à l'article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3330ADP). Le texte énonce clairement : "La propriété définie par l'article L. 111-1 (N° Lexbase : L2838HPS) est indépendante de la propriété de l'objet matériel". La jurisprudence en fait désormais une application rigoureuse.
Les incidences de la règle ne sont pas négligeables en pratique. Il convient, d'abord, d'admettre que le transfert des droits de propriété littéraire qui protègent l'oeuvre, essentiellement le monopole d'exploitation (10), n'emporte pas transfert du support matériel au bénéficiaire de l'acte, et vice versa. L'auteur ou ses ayants-droit peuvent en ce sens vendre, donner, léguer le support matériel et ils demeureront titulaires des droits d'auteur (11). A contrario, la cession des droits d'exploitation n'emporte pas celle du support qui abrite la création (12). De même, est-il loisible à l'auteur de céder des droits de nature différente sur les deux objets ; il peut tout à fait consentir un usufruit sur le monopole et procéder à la vente de la pleine propriété du support. L'indépendance vise tous les actes juridiques, quelle que soit leur nature.
Au vu de la force du principe, de sa généralité et de l'écho qu'il trouve en jurisprudence, le rejet de l'argument du pourvoi était inévitable. Si, de l'indépendance des droits d'auteur et des prérogatives sur le support doit être déduite celle des aliénations, il convient de conclure à l'impossibilité d'appliquer aux toiles la qualification matrimoniale des droits sur l'oeuvre, proposée par l'article L. 121-9 du Code de la propriété intellectuelle. La nature juridique des tableaux au regard du régime des époux doit, de ce fait, être recherchée sur un autre terrain.
La solution retenue par les juges sur ce point apparaît tout à fait justifiée, bien que puisse être déploré le raisonnement tenu pour y parvenir. En effet, la cour d'appel, suivie en cela par la Haute juridiction, opère en se fondant sur une disposition testamentaire par laquelle l'ex-époux aurait légué à sa fille le droit moral et les prérogatives pécuniaires sur l'oeuvre qu'il détenait, pour en déduire que les tableaux eux-mêmes, non visés par l'acte, devaient suivre un sort différent car ils obéiraient à une qualification distincte. A notre sens, la référence à l'objet de la libéralité n'était pas nécessaire, et l'énoncé de l'article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle aurait à lui seul suffi à justifier un traitement indépendant du monopole d'exploitation et des toiles. Ce, d'autant que la détermination de la nature de propre ou d'acquêt préexiste nécessairement à l'ouverture de la succession, laquelle consomme une dissolution de la communauté.
Quoi qu'il en soit, sur le fond, l'éviction du postulat d'interdépendance proposé par le pourvoi était indiscutable, quand bien même le support et les droits sur l'oeuvre seraient étroitement liés en matière d'oeuvres d'art. Il semble utile de rappeler que la règle d'indépendance a pour but de protéger l'auteur ou ses ayants-droit en lui offrant une plus grande liberté, latitude quant à sa création. Il n'est pas souhaitable d'associer, comme une même entité, la matière et le monopole parce que cela contraindrait l'artiste à céder l'ensemble sans conserver aucune prérogative sur l'oeuvre immatérielle. L'intérêt de la règle est tout à fait considérable, quel que soit le type de création de l'esprit. Il est vrai que l'issue du litige et la qualification d'acquêt proposée par la Cour de cassation peuvent sembler inéquitables car elles créent une inégalité de traitement entre les auteurs d'oeuvres d'art, qui se matérialisent dans un support unique de valeur considérable, et les autres pour lesquels l'essentiel des profits est généré par l'exploitation, les supports n'ayant en la matière qu'une faible valeur (exemplaires de romans, CD reproduits en grand nombre). Mais il faut bien comprendre que l'issue n'est en rien conditionnée par le principe de l'article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle : les deux entités, droits sur l'oeuvre et support, peuvent tout à fait avoir la même nature au regard du régime matrimonial, malgré leur indépendance. En bref, c'était bien davantage sur le choix d'appliquer l'ancien article 1401 du Code civil qu'il fallait concentrer la discussion.
II. L'application du régime matrimonial des époux à la qualification des tableaux
Le respect des dispositions de l'article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle interdit, comme le soulignent les juges, d'avoir recours à l'article L. 121-9 du même code pour déterminer la nature, propre ou commune, des tableaux litigieux. Il est impossible de se fonder, par déduction, sur la qualification conférée aux droits d'exploitation de l'oeuvre. Le réflexe naturel du juriste est alors de rechercher, dans le Code de la propriété intellectuelle, un texte traitant du support des créations et de leur sort au cas de mariage de l'auteur, voire de son ayant-droit. Or, l'entreprise se révèle rapidement vaine ; si le législateur a pris soin de traiter le sort délicat des droits d'auteur ainsi que des produits pécuniaires nés de son exploitation, le support n'est à aucun moment abordé sous l'angle de son statut matrimonial (13).
Faute de dispositions spéciales, il n'y a pas d'autre choix que de se tourner vers le droit commun des règles matrimoniales. Bien entendu, la question ne se pose réellement qu'en présence de régimes à vocation communautaire, les principes innervant la séparation de biens permettant rapidement de résoudre la difficulté. A vrai dire, le statut des époux pourrait être à lui seul, un guide efficace des qualifications. Certes, l'oeuvre est une entité particulière, mais les principes déterminant la nature des biens sont relativement souples et susceptibles de s'adapter à des hypothèses plus complexes. En ce sens, certains auteurs rappellent qu'outre l'article L. 121-9 du Code de la propriété intellectuelle, les termes de l'article 1404 du Code civil (N° Lexbase : L1535ABH) sont à même de conférer aux droits de propriété littéraire et artistique la nature de biens propres (14). Sont appréhendés comme propres les biens qui ont un caractère personnel et tous les droits exclusivement attachés à la personne. Il semble que les prérogatives issues de la naissance d'une oeuvre de l'esprit, résultat de l'effort intellectuel et créatif de l'auteur, trouvent sans peine à s'intégrer parmi les droits qui entretiennent des relations très étroites avec la personne d'un époux.
Pareillement, il est permis de penser que les textes du Code civil peuvent présider à la détermination de la nature des supports, ici les toiles du Maître. Au surplus, pour défendre cette idée, peut-on ajouter que la matière qui abrite l'oeuvre est un bien qui relève des classifications classiques, à quelques nuances près. C'est donc de la mise en oeuvre du régime matrimonial des époux que doit résulter la qualification des toiles. En l'espèce, les conjoints s'étaient mariés sans contrat en 1955, soit à l'époque où le régime matrimonial légal était encore la communauté de meubles et acquêts. Les juges font, à bon droit, référence à l'ancien article 1401 du Code civil, aujourd'hui posé à l'article 1498 du Code civil (N° Lexbase : L1630ABY), la communauté de meubles et acquêts étant devenue un régime conventionnel avec la loi du 13 juillet 1965.
Les magistrats se fondent sur la règle selon laquelle tombent dans la masse commune l'ensemble des meubles, et notamment ceux qui ont été acquis pendant le mariage par succession ou libéralité, à moins que le disposant n'en ait décidé autrement. Les toiles constituant des biens mobiliers, la soumission à l'article 1401 du Code civil, alinéa 1er, imposait leur nature commune. La Cour va jusqu'à souligner la corporalité des tableaux (peut-être dans le dessein de stigmatiser à nouveau la dualité d'objets création immatérielle - support matériel ?), alors même qu'elle ne précise pas leur caractère mobilier, pourtant acquis.
La Haute juridiction vient par là même confirmer la position déjà tenue dans deux anciennes affaires. Il était là aussi question de déterminer le statut matrimonial de supports d'oeuvres d'art dans des espèces antérieures aux lois du 11 mars 1957 et 13 juillet 1965. La seule différence résidait dans le fait que la situation étudiée était celle des artistes eux-mêmes, non de leur héritier. Dans un premier arrêt du 4 décembre 1956, la Cour de cassation censure la cour de Paris en énonçant que tous les supports matériels abritant une oeuvre doivent tomber en communauté sans considération de leur degré d'achèvement sous la réserve, pour l'auteur, d'exercer son droit moral qui lui permet de modifier la création, l'achever, voire la supprimer (15). La cour d'appel de renvoi résistera néanmoins en opérant une distinction entre l'oeuvre divulguée qui obéit au droit commun et la création non divulguée qui serait "inséparable de la personne de son auteur", et, de ce fait, par nature hors du commerce (16).
Dans la seconde affaire, il est à nouveau question de la nature des tableaux émanant d'un artiste marié sous le régime légal antérieur à la loi de 1965. Les juges du fond reprennent, avec quelques nuances, l'argumentation de la Cour d'Orléans en refusant aux oeuvres non divulguées la qualification d'acquêt au motif qu'elles seraient des choses hors du commerce. La première chambre civile vient une nouvelle fois censurer cette argumentation sur le fondement de l'article 1401 du Code civil (17). Tous les supports, peu importe que les oeuvres aient été divulguées, sont des acquêts dès lors que l'artiste n'a pas manifesté sa volonté de les modifier ou de les détruire. Si les biens tombent en communauté sans distinction, la Cour laisse néanmoins le soin à l'auteur d'exercer son droit moral en procédant à des modifications, voire à la destruction du support. La cour d'appel de renvoi finira par s'incliner en appliquant la solution délivrée (18).
La présente décision se situe dans le droit fil des précédentes, d'autant que l'espèce relevait également des lois antérieures à 1957 et 1965. Les juges de cassation maintiennent fermement leur position en soulignant que la divulgation est indifférente à la qualification. On remarquera également qu'aucune référence n'est faite à la volonté éventuelle de modifier ou détruire l'oeuvre. Ceci peut sans doute s'expliquer par le fait que l'époux concerné n'est pas l'auteur lui-même mais son ayant-droit, mais il semble possible d'avancer que l'arrêt ne revient pas sur cette faculté que possède l'artiste.
Le choix d'appliquer aux tableaux le principe général de l'article 1401 du Code civil ne peut pas, au plan de la technique juridique, être contesté. L'opportunité de la qualification retenue est davantage discutable. Principalement, sur le terrain de ses effets ; on ne peut nier que la nature commune des supports entrave dans une certaine mesure la liberté de gestion de l'artiste, ici de son héritier. C'est ainsi que le consentement de l'autre époux sera nécessaire pour procéder à une donation au profit d'un musée, par exemple (19). En cas de crise conjugale, il faudra parfois faire appel au juge pour pouvoir disposer du bien (C. civ., art. 217 N° Lexbase : L2386ABY). Au-delà, la nature commune des toiles doit tenter de se concilier avec le monopole d'exploitation qui est lui-même propre par application immédiate de l'article L. 121-9 du Code de la propriété intellectuelle, ce qui peut ne pas être toujours évident. Enfin, le grief essentiel qui peut être reproché à la solution est qu'elle est porteuse d'inégalités entre les auteurs. Les artistes subissent, du fait de l'importance du support de la création, un traitement plus sévère que les autres.
Peut-être, une autre qualification est-elle souhaitable (20). La distinction proposée en son temps par les juges du fond et la nature hors du commerce de l'oeuvre non divulguée ne nous semble pas opportune en raison de sa complexité, mais surtout de la trop forte attraction du droit moral sur le support qu'elle suppose. L'article 1404 du Code civil serait, bien davantage et à notre sens, un fondement à exploiter (21). La notion de bien à caractère personnel permettrait de considérer les tableaux comme des propres par nature, en raison de la relation particulière qui les unit à l'artiste créateur, voire à son ayant-droit qui est en principe tenu de faire respecter la mémoire de l'auteur, laquelle s'exprime dans ses oeuvres. Ce lien serait déterminant dès la qualification, à la différence de la solution actuelle dans laquelle il permet un retrait ou une modification de l'oeuvre qualifiée d'acquêt.
Finalement, le support serait, à côté mais indépendamment du monopole, un propre soumis à la règle de libre gestion (C. civ., art. 225 N° Lexbase : L2396ABD, et art. 1428 N° Lexbase : L1557ABB). Chacune des entités suivant une existence distincte, le titulaire de droits pourrait de la sorte protéger au mieux ses intérêts. Quant à l'éventuelle critique tenant à la nature, propre par subrogation, du prix de vente des toiles (22), elle est, selon nous, contrebalancée par le fait que les produits "classiques" d'exploitation acquis pendant le mariage, notamment ceux issus du droit de représentation, tombent en communauté (C. prop. intell., art. L. 121-9, alinéa 2, qui renvoie au droit commun des régimes matrimoniaux). Pour conclure, c'est sur le terrain des dispositions matrimoniales que les héritiers auraient dû, en l'espèce, se concentrer ; un pourvoi fondé sur une remise en cause du principe d'indépendance des droits n'avait aucune chance d'aboutir.
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