La lettre juridique n°739 du 19 avril 2018 : Construction

[Jurisprudence] Un vrai piège pour les maîtres d’ouvrage : l’interruption des délais de prescription en cas de souscription d’une police unique DO et RCD

Réf. : Cass. civ. 3, 29 mars 2018, n° 17-15.042, FS-P+B+I (N° Lexbase : A0513XIT)

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par Juliette Mel, Avocat associé, Docteur en droit, Chargée d'enseignements à l'UPEC, Responsable de la Commission Marchés de Travaux de l'Ordre des avocats de Paris

le 18 Avril 2018

«Nul n’est censé ignorer la loi» pourrait-on répondre, non sans malice, à ces maîtres d’ouvrage qui risquent de se trouver fort démunis pour ne pas avoir relevé (ou compris ?), que même si leur police a été ouverte sous un numéro unique, lorsque deux garanties, radicalement distinctes, dans leur objet et régime, ont été souscrites, à savoir l’assurance dommages-ouvrage (DO) et l’assurance de responsabilité décennale (RCD), l’interruption du délai de prescription pour l’une des garanties ne vaut pas pour l’autre. Autrement dit, l’interruption de la prescription vis-à-vis d’un assureur au titre du volet dommage-ouvrage ne vaut pas interruption au titre du volet décennal. Bien compréhensible pour le professionnel avisé mais sévère pour l’accédant à la propriété bien souvent profane, tel est le principe rappelé par la troisième chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt, promis aux honneurs du bulletin et diffusé sur son site internet (P+B+I), rendu le 29 mars 2018.

Dans cette espèce, la société M., aux droits de laquelle vient la société G., a, dans le cadre d’un contrat de construction de maison individuelle, édifié une maison d’habitation. Elle a, à cet effet, souscrit auprès de la société A., deux polices, une assurance dommages-ouvrage et une assurance de responsabilité décennale des constructeurs, sous le même numéro de police. La réception est intervenue le 10 octobre 1996. Le 5 mai 2001, les accédants à la propriété vendent cette maison. De graves désordres, consistant notamment en des affaissements du dallage et des fissurations surviennent. Les nouveaux propriétaires déclarent le sinistre à leur assureur dommages-ouvrage puis, en raison d’un désaccord sur les modalités de la réparation, assignent en référé expertise. L’expert désigné valide, aux termes de son rapport, des travaux de consolidation des fondations et du dallage par injections de résine, pour un coût de 67 204,24 euros TTC. Mais, à la suite d’une inspection des réseaux de canalisation sous dallage qui s’avéraient non étanches, les travaux de reprise ont été bloqués. Une nouvelle expertise est ordonnée et, en 2014, le second expert en conclut qu’en raison de l’importance et de l’évolution des désordres, il est impossible d’envisager de réparer l’existant et qu’il y a lieu de démolir pour reconstruire un pavillon identique.

 

Les propriétaires saisissent les juges du fond et obtiennent, par jugement du tribunal de grande instance de Nantes, la condamnation de l’assureur, sans préciser en quelle qualité, à leur verser notamment la somme de 218 971,21 euros TTC correspondante aux coûts de démolition/reconstruction de la maison.

La compagnie interjette appel en soutenant, au principal, qu’elle n’a pas, en sa qualité d’assureur décennal, été citée en justice dans le délai de dix ans à compter de la réception des travaux. Elle expose que les assignations aux fins d’expertise lui auraient été délivrées en qualité d’assureur dommages-ouvrage si bien que ces assignations n’auraient pas été de nature à interrompre, également, l’action à l’encontre de l’assureur décennal. La cour d’appel de Rennes, au titre d’un arrêt rendu le 19 janvier 2017 (CA Rennes, 19 janvier 2017, n° 15/03096 N° Lexbase : A3287S9M), considère que l’action exercée par les propriétaires à l’encontre de la compagnie en sa qualité d’assureur décennal est irrecevable comme prescrite. Seules les garanties souscrites auprès de l’assureur dommages-ouvrage sont mobilisables, ce qui, en l’espèce, ne change, a priori, pas grand-chose puisque ce dernier est condamné à payer le coût des travaux de démolition/reconstruction d’un montant de 218 971,21 euros TTC.

 

Il est alors possible de se demander ce qui a bien pu motiver, après de si longues années de procédure, les propriétaires à former un pourvoi en cassation. Peut-être ne souhaitaient-ils pas engager les travaux de reprise (DO) mais seulement percevoir des dommages et intérêts (possible avec la RCD) ? Peut-être est-ce que tous leurs préjudices ne sont pas indemnisables au titre de la DO ? L’arrêt ne permet pas de le dire.

 

Le moyen du pourvoi est composé de deux branches. Il est, d’une part, prétendu qu’en présence de deux polices d’assurances souscrites le même jour, sous un numéro identique, l’action intentée sur le fondement de l’une des polices interrompt nécessairement le délai de prescription de l’action fondée sur l’autre police. Il est, d’autre part, articulé que lorsque deux polices sont unies par un lien d’interdépendance, l’interruption de la prescription de l’action exercée à l’encontre de l’assureur, sur le fondement de l’une des polices, s’étend à l’autre. Le pourvoi est rejeté. La Haute juridiction considère que la cour d’appel, «qui a exactement déduit que l’assignation de l’assureur en sa seule qualité d’assureur dommages-ouvrage n’ayant pas interrompu le délai de prescription de l’action engagée pour le même maître d’ouvrage contre la même société, prise en qualité d’assureur de responsabilité décennale, cette action était prescrite, a légalement justifié sa décision».

Cette décision permet de revenir sur l’absence d’indivisibilité des garanties DO et RCD, distinctes bien que souscrites de façon simultanée dans une même police (I) et, surtout, de poser de façon plus claire la nécessité d’interrompre spécifiquement, pour chaque garantie invoquée, le délai de prescription (II). Il n’est donc plus désormais possible d’invoquer, sans autre précision, une police et son numéro pour prétendre à une interruption de la prescription pour l’ensemble des garanties qui y sont souscrites.

 

I - L’absence d’indivisibilité des garanties distinctes souscrites dans une police unique sous un  numéro unique

 

Il existe, dans ce genre d’affaires, une part d’ambiguïté qui peut troubler les acteurs concernés. Le constructeur de maison individuelle est tenu d’une double obligation de s’assurer. En qualité de constructeur, relevant, quant à sa responsabilité, des articles 1792 (N° Lexbase : L1920ABQ) et suivants du Code civil, il doit souscrire une assurance de responsabilité décennale (C. ass., art. L. 241-1 N° Lexbase : L1827KGR). Il doit également souscrire, pour le compte des accédants à la propriété, maîtres d’ouvrage, une assurance dommages-ouvrage (C. ass., art. L. 242-1 N° Lexbase : L1892IBP). S’il est évident que ces deux assurances sont de nature différente, assurance de responsabilité dans un cas, assurance de chose pour l’autre, la circonstance qu’elles sont souvent souscrites auprès de la même compagnie, et parfois sous le même numéro, peut entretenir un certain flou. L’arrêt commenté en est une illustration mais la jurisprudence avait, par le passé, déjà eu à plusieurs reprises l’occasion de poser le principe de l’absence d’indivisibilité des garanties souscrites.

 

Suivant l’application du même raisonnement, il a en effet été jugé que la reconnaissance de garantie de l’assureur dommages-ouvrage n’équivalait pas à une reconnaissance de responsabilité de l’assureur CNR (CA Toulouse, 17 décembre 2007, n° 06/05793 N° Lexbase : A7762G8Y). Il a également été jugé que la mise en cause de l’assureur dommages-ouvrage en première instance n’autorisait pas à solliciter par voie de conclusions en appel la condamnation de cet assureur, en qualité d’assureur CNR (Cass. civ. 3, 10 octobre 2010, n° 07-16.727, FS-P+B N° Lexbase : A4135GC7). De la même façon, la reconnaissance de garantie de l’assureur dommages-ouvrage ne vaut pas reconnaissance de responsabilité d’un constructeur interruptive du délai décennal, quand bien même l’assureur dommages-ouvrage est l’assureur de responsabilité décennale du constructeur (Cass. civ. 3, 11 mars 2009, n° 08-10.905 , FS-P+B N° Lexbase : A7163EDN ; Cass. civ. 3, 4 juin 2009, n° 08-12.661, FS-P+B N° Lexbase : A6284EH9).

 

Le fait que l’assureur dommages-ouvrage et l’assureur de responsabilité décennale soient le même doit conduire le bénéficiaire à la plus grande vigilance en s’assurant qu’il a bien été attrait en toutes ces qualités à l’origine de la procédure.

 

II - L’interruption des prescriptions des garanties distinctes souscrites dans une police unique sous un numéro unique

 

Il n’y a pas d’interdépendance possible entre une assurance dommages-ouvrage et une assurance responsabilité civile décennale même si ces deux assurances ont été souscrites dans la même police. La Cour de cassation, en l’espèce, confirme le raisonnement d’appel qui, refusant le lien d’interdépendance entre les deux contrats, en déduit que l’assignation de l’assureur en sa seule qualité d’assureur dommages-ouvrage n’a pas interrompu le délai de prescription qui a commencé à courir à compter de la réception à l’encontre de l’assureur de responsabilité décennale. Autrement dit, quand bien même il n’y a qu’une seule police et qu’un seul numéro, l’interruption de la prescription est limitée à la garantie visée dans l’acte interruptif. La solution rappelle celle rendue par la première chambre civile de la Cour de cassation le 21 mars 1995 (Cass. civ. 1, 21 mars 1995, n° 92-13.286 N° Lexbase : A6105AHL). Aux termes de cet arrêt, la Haute juridiction a refusé d’admettre une indivisibilité entre une police garantissant les dommages matériels et une autre couvrant les pertes d’exploitation.

 

Mais la solution ne semblait pourtant pas si claire. Il ressort, en effet, d’un arrêt rendu par la troisième chambre civile le 22 septembre 2004 (Cass. civ. 3, 22 septembre 2004, n° 03-10.923, FS-P+B+I N° Lexbase : A4123DD3) que l’interruption pouvait s’étendre d’une action à une autre dès lors qu’elle tendait à un seul et même but : «si, en principe, l’interruption de la prescription ne peut s’étendre d’une action à une autre, il en est autrement lorsque les deux actions, quoiqu’ayant des causes distinctes, tendent à un seul et même but» pour en déduire que «l’action en responsabilité contractuelle n’était pas prescrite pour avoir été interrompue par l’action engagée initialement sur le fondement de la garantie décennale».

 

La solution commentée met ainsi un terme à cette jurisprudence. Le demandeur est désormais contraint de préciser en quelle qualité il met en cause l’assureur.

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