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par Elizabeth Menesguen, Ancien Bâtonnier du Barreau du Val-de-Marne
le 07 Octobre 2010
Jean-Michel Darrois : Avec enthousiasme et humilité. Enthousiasme, car pour la première fois depuis très longtemps était ouverte une véritable réflexion sur l'avenir des professions du droit, au premier rang desquelles celle d'avocat. Humilité aussi, car j'avais conscience de l'étendue du champ de réflexion et des obstacles que nous allions rencontrer. C'est la raison pour laquelle j'ai souhaité que la commission soit constituée de professionnels très différents (parlementaires, universitaires, chefs d'entreprise...) afin d'avoir la vision la plus objective et la plus complète du sujet qui nous réunissait.
Le Billet de l'Ordre : Il a pourtant semblé acquis à la Commission que la grande profession du droit que le chef de l'Etat appelait de ses voeux ne se ferait pas. Quels furent donc les obstacles rencontrés ?
Jean-Michel Darrois : Si la commission a fait le choix de ne pas proposer une grande profession du droit, c'est seulement parce que nous avons acquis la conviction que ce projet n'était pas susceptible d'apporter une véritable amélioration du service rendu au justiciable. Chaque profession a un savoir-faire très pointu, une culture, une déontologie, qui justifient qu'on ne les fonde pas en un seul et même corps. En revanche, nous sommes très attachés au rapprochement entre ces professions : la communauté de juristes que nous appelons de nos voeux est une condition essentielle de l'avenir de notre modèle juridique.
Le Billet de l'Ordre : On s'orienterait donc vers une grande profession d'avocat bien que là encore rien ne soit sûr : certes la fusion de la profession d'avoué avec la profession d'avocat est acquise mais dans le même temps le rapprochement entre les Conseils en propriété industrielle et les avocats qu'on croyait adopté, semble remis en question par la Chancellerie. Voilà qui augure mal de l'avenir...
Jean-Michel Darrois : L'un des constats de notre travail, peut être le plus difficile à entendre pour les avocats, est celui de la grande inorganisation de notre profession. Nous n'avons pas de dessein commun, nous n'avons pas de réel projet d'avenir. Et pourtant, on exagère beaucoup les différences qui existent entre les avocats : quelle que soit notre spécialité, notre mode d'exercice, nous avons des valeurs communes, un attachement commun à la liberté, à la défense.
Je considère que du fait de notre inorganisation nous sommes pour partie responsables de l'abandon du projet de fusion CPI - avocats. Espérons que cette expérience et les conclusions de notre rapport contribuent à nous rassembler.
Le Billet de l'Ordre : A défaut d'une grande profession du droit, la Commission a proposé "l'inter-professionnalité" qui suscite bien des craintes. On vous sait attaché à cette idée, nous en diriez-vous davantage ?
Jean-Michel Darrois : Je suis convaincu que nous devons favoriser le regroupement de différents professionnels du droit au sein d'une même structure. C'est l'avenir. Notaires, avocats huissiers, ont beaucoup en commun, et je ne comprends pas que l'on ne puisse pas aujourd'hui offrir au justiciable un guichet unique. Il n'y a rien à craindre de ce projet : d'abord, parce qu'il est fondé sur l'initiative de chacun. Ensuite parce qu'il respecte la déontologie de chacun. C'est un projet dont les futurs avocats, notaires ou huissiers vont s'emparer. Ils n'ont que faire des discussions qui ont opposé les uns et les autres. Ils veulent innover, travailler avec des amis rencontrés sur les bancs de l'université pour couvrir la totalité de la chaîne judiciaire.
Le Billet de l'Ordre : Parlons voulez-vous d'un sujet qui fâche, celui de "l'avocat en entreprise". A l'occasion de votre second passage à Créteil, vous aviez exprimé votre réticence pour l'intégration des juristes d'entreprise mais dit votre intérêt pour l'avocat en entreprise. Certains, et ils sont nombreux, considèrent que l'avocat y perdrait ce qui fait son essence même : son indépendance. Que leur répondez-vous ?
Jean-Michel Darrois : Le projet de la commission évite à l'avocat de perdre son indépendance. Les garanties qui entourent l'intégration de cet avocat à l'entreprise qui l'emploiera écartent cette menace. Mais voyons les choses plus franchement : si l'avocat en entreprise sent son indépendance menacée, qui l'empêchera de la quitter, après avoir d'ailleurs informé son bâtonnier de ces difficultés ? Personne. Je ne vois pas en quoi il sera moins indépendant que l'avocat qui, dans son cabinet et dans son activité quotidienne, dépend également de la confiance que lui accordent ses clients.
Le Billet de l'Ordre : La "gouvernance" de la profession telle qu'envisagée par la Commission fait elle aussi débat : si elle est souhaitée par certains grands Barreaux, des voix s'élèvent pour dire que la création d'Ordres régionaux ou de Cour au détriment des Ordres locaux, outre qu'elle ferait échec au maillage territorial de la profession, nécessaire à l'accès au droit pour tous, aurait pour conséquence l'apparition de "baronnies" génératrice de division de la profession à l'heure où la recherche de son unité est une priorité. Qu'en pensez-vous ?
Jean-Michel Darrois : Je ne vois pas en quoi le morcellement de l'organisation actuelle est une garantie de l'unité des avocats ! Il nous appartient à nous avocats d'élire des représentants qui ne se comporteront pas en barons, pour reprendre votre expression. La création de barreaux régionaux permettra aux avocats de disposer d'une gouvernance rénovée. Nos représentants doivent être les interlocuteurs incontournables des premiers présidents et des procureurs généraux, des présidents des cours administratives d'appel voire des préfets. Notre voix doit être entendue par l'ensemble de ces responsables, et pour y aboutir, nous devons être mieux organisés. Par ailleurs, je considère que si nous voulons gérer l'aide juridictionnelle, si nous voulons apparaître incontestables en matière de discipline, le bon niveau est le niveau régional. Ce qui ne signifie absolument pas que les barreaux locaux seraient supprimés. Il y aurait seulement un transfert de compétences.
Le Billet de l'Ordre : Ne vous paraît-il pas étrange que dans les débats qui animent actuellement la profession, les pistes dégagées par la Commission, s'agissant d'une formation commune à tous les professionnels du droit, soit rarement évoquées. Pourtant ne serait-ce pas par l'acquisition d'une culture commune que pourrait émerger la grande profession du droit ?
Jean-Michel Darrois : Je suis moins pessimiste que vous. Le Président de la République, comme le Garde des Sceaux, ont marqué un très fort intérêt pour cette formation commune, et j'ai le sentiment que sur ce terrain aussi les choses avancent. J'ai souvent entendu que jamais l'acte d'avocat ne verrait le jour. J'ai refusé de me laisser décourager, et j'ai rencontré l'ensemble des responsables, l'ensemble des professionnels qui le souhaitaient pour leur expliquer l'intérêt de cette innovation. Aujourd'hui le projet de loi le créant est en cours d'examen devant le Conseil d'Etat. Je suis persuadé que ce sera la même chose pour la formation commune.
Le Billet de l'Ordre : Le Nouvel Economiste vous présentait il y a quelques mois comme un "anxieux laissant transparaître ses doutes". Les commentaires nourris du rapport qui porte votre nom sont-ils de nature à vous conduire à douter de l'avenir du Barreau de France ?
Jean-Michel Darrois : Au contraire. Les rencontres avec les confrères de province à l'occasion des déplacements en province effectués par la commission, les auditions auxquelles nous avons procédé m'ont à chaque fois permis de ressentir la fierté d'être l'un de ces avocats. Je ne doute pas de l'avenir du barreau français, mais je lui propose d'évoluer, pour affronter en confiance l'avenir. Nous ne pouvons nous comporter comme si la France, son économie, les exigences des justiciables n'avaient pas changé. C'est précisément parce que je suis profondément et sincèrement attaché au barreau français que j'ai pour lui des ambitions élevées.
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